Catastrophes, Providence et châtiments

Cette réflexion écrite après le drame d’Haïti et de la tempête Xynthia en Vendée en 2010 peut aussi bien s’appliquer à la pandémie du Covid-19.

Des fidèles massacrés par un tyran, l’écroulement d’une tour sur des passants, nos actualités sur grand écran plat font aussi bien que l’Évangile du jour, voire mieux, plus spectaculaire. Mais où est Dieu dans le sang, les cendres, les larmes ? Non seulement il semble ne pas nous secourir, mais il reste exigeant jusqu’à la cruauté : figuiers sans fruit, coupez-les ! Dieu demande-t-il trop, en plus de ne pas aider ? Dieu ne fait-il que punir, au moindre fléchissement ?

Cet évangile offre un résumé complexe sur l’action de la Providence. On est loin, de toute évidence, d’un Dieu se faisant le S.A.M.U. de nos petits bobos. Celui-ci laisse faire, punit, sanctionne. De deux choses l’une : ou bien la Providence n’est qu’un leurre, ou bien il faut réfléchir de plus près à la façon dont Dieu gouverne et rétribue et, finalement, aime.

Considérons tout d’abord les deux faits divers rapportés à Jésus : le massacre des Galiléens en train d’offrir un sacrifice et la chute de la tour de Siloé. La question qui se pose est la suivante : Dieu punit-il nos péchés au fur et à mesure sur terre ? A-t-on le droit de dire pour chaque malheur qui nous tombe sur la tête – et surtout sur la tête du voisin ! – « C’est bien fait ! » ? Les catastrophes naturelles et les tueries humaines sont-elles l’expression d’un châtiment divin ? Jésus répond non. Ces victimes n’étaient pas plus pécheresses que n’importe qui. En d’autres termes : catastrophes et tueries relèvent-elles de la rétribution, une sorte de sanction de nos mauvaises actions, une loi du talion entre ciel et terre ? Comme le dit, hélas trop souvent, la phrase populaire : « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter ça ? », mérite, rétribution, tout semble renvoyer à une punition terrestre des fautes humaines.

Or c’est ici qu’il faut se souvenir de la parole que Dieu prononça après le déluge : « Jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait » (Genèse 8, 21). Or Dieu est fidèle à sa parole. Les catastrophes ne sont donc pas un châtiment divin immédiatement proportionné aux péchés de la semaine écoulée. Cela signifie trois choses.

La première est que la phrase « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter ça ? » est toujours fausse, toujours. Curieusement, si elle réfère au Dieu chrétien, elle est en fait l’expression d’une théologie païenne, très ancienne, où les dieux sanctionnaient les hommes sur terre, immédiatement, de leurs fautes personnelles. Il n’est que trop évident que sur terre les méchants prospèrent et les bons souffrent. Où serait la punition proportionnée, sinon arbitraire et injuste ?

La deuxième est que tous, nous mourrons, tous. À supposer que Dieu nous ait un jour protégé contre telle maladie, il ne nous affranchira pas de la mort. Car la mort est bien la marque d’un péché, mais pas de nos péchés personnels, mais du péché originel. La mort n’est donc pas fonction d’une défaillance de mérite personnel. En revanche, la mort comme le péché originel lui-même qui en est la cause nous rappellent que les désordres humains appellent une peine divine, dans la mesure où la souffrance humaine dans son ensemble est la lointaine conséquence du péché originel qui nous atteint nativement.

La troisième est que Dieu est bel et bien provident, il nous conduit et nous protège, oui, mais pas selon des critères seulement humains. Il ne protège pas comme un agent de sécurité qui empêche les malheurs d’arriver. Pour tout ce qui regarde notre salut, Dieu fait tout pour nous inspirer, nous soutenir, nous transformer. C’est sa grâce, elle nous sauve, elle s’arc-boute pour nous mener vers la vie éternelle. En revanche, pour ce qui regarde notre quotidien, et surtout si ce quotidien n’est pas relié au salut, il laisse agir l’autonomie des créatures, celle de la nature, celle des libertés. Il laisse agir, non qu’il abandonne car au contraire il soutient, mais il soutient l’action propre des créatures, sans la remplacer. Si vous réparez votre toiture mais que, par paresse, vous préférez abréger ce travail pour regarder le match, une tuile tombera sur la tête de la voisine. Tant pis, tant mieux, à vous d’en juger : mais ce sera de votre faute, pas celle de Dieu !

Oui, Dieu se fait Provident, il reste attentif, il est aux petits soins, mais en vue du salut, car cela nous dépasse. Pour le reste, il nous a donné l’autonomie, la dignité de l’autonomie. Il promeut la liberté. Nous l’exerçons, nous sommes responsables de nos actes, nous en payons le prix. Tel grand écrivain menait une vie de bâton de chaise, vie irrégulière, mauvaise alimentation, toutes choses déconseillées par son médecin. Ordonnances, conseils avisés, rien n’y faisait. Il tomba gravement malade et fut obligé de se soigner, trop tard. Commentaire du biographe : on obéit rarement à la sagesse, mais on obéit toujours à la souffrance. Les choses ont des lois, les nôtres, ou celles de la grâce ou celles de la nature. Il faut respecter la grâce autant que la nature et assumer ses responsabilités, sans faire de Dieu le coupable de nos bêtises, trop facile !

C’est bien, dira-t-on, le Seigneur ne rétribue pas comme un tyran. Il rapporte tout à l’éternité. Il nous attend. Il prend le temps, il respecte nos retards. Il nous conduit, selon notre rythme plus que selon le sien. Cependant, il semble aussi traversé d’impatiences. Le voici maintenant maître de la vigne : vigne stérile, pas de fruits, coupez-la ! Pourtant, là aussi, il diffère sa sanction. Trois ans ont passé, oui, mais encore une année ! Une année de grâce peut tout sauver ; une année de grâce octroyée par le Seigneur. Viendra un temps où il triera et coupera, mais pas tout de suite. Oui, le Seigneur est plus patient qu’il n’en a l’air.

En fait, l’année de grâce est notre vie entière. Jusqu’au dernier moment, tout est possible, rien n’est perdu. Attention : notre vie entière nous est donnée, mais pas plus. Il n’y aura pas de deuxième essai. La réincarnation est une absurdité, et notre choix définitif, supposé prononcé après la mort, seulement après la mort, reviendrait à nier la vie de chacun : ce n’est pas sérieux. Nous entrerons dans l’éternité déjà fixée par notre propre choix, ce oui ou ce non rendu à Dieu. Là, nous serons jugés en fonction de notre réponse.

Revenons au dialogue prononcé sur les coteaux : c’est en effet un dialogue entre le propriétaire et le vigneron. Le propriétaire semble vouloir en finir vite, c’est le vigneron qui plaide le délai de grâce. Quel vigneron ?

En un premier sens, le vigneron, c’est le Christ ; et le fumier qui vivifie, c’est la grâce. Très intéressante, cette image : le fumier semble méprisable, il se mêle à la terre mais c’est lui qui donne la vie. La grâce est le fumier du Seigneur.

En un second sens, le vigneron, c’est le prêtre, le prêtre qui passe sa vie à bêcher et à fumer (à fumer la terre, bien sûr !).

C’est ici que nous contemplons les dispositions de la Providence divine. Dieu veut nous sauver, il ne veut pas nous coincer, il ne veut pas notre perte. Il l’a montré en envoyant son Fils, c’est-à-dire lui-même, son intermédiaire, celui qui gracie, qui porte sur la Croix les catastrophes, les meurtres, le péché !

Il le montre aussi en faisant de tout chrétien un autre Christ, en le transformant par la grâce et en le rendant capable d’exercer pour ses frères une médiation de vigneron.

Il le montre enfin en suscitant des prêtres, configurés spécialement au Christ-Prêtre, qui répandent sur tous la grâce du Christ. Ainsi l’a-t-il voulu. Est donc toujours nécessaire d’employer du personnel, pour bécher et pour fumer.

 Devra-t-on supporter d’entendre : pas de prêtres, plus de fumier, plus de bêchage, on coupe ?

Père Thierry-Dominique Humbrecht
Dominicain de la province de Toulouse

© LA NEF n°214 Avril 2010, mis en ligne le 9 avril 2020