Jean-Pierre Denis © DR

Éloge du prosélytisme

Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus ? La réponse est simple : en oubliant la question. Pour mieux se concentrer sur l’attestation.

Le jardin de Pâques. C’est le matin. Mais nous sommes tristes, accablés par la mort. Notre monde n’est plus chrétien, avons-nous appris. C’est bien ennuyeux. Quelqu’un pourtant a roulé la pierre, plié le linceul. « Femme, pourquoi pleures-tu ? – On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis ! » (Jn 20, 13). Pour nous occuper, depuis que le rideau du Temple s’est déchiré, nous avons débattu des termes, trouvé des concepts. Ou pire : conçu des plans. Mission, apostolat, évangélisation, nouvelle évangélisation, ré-évangélisation, témoignage, première annonce, seconde annonce, renouveau, renaissance, résistance à la déchristianisation, réveil, pari bénédictin, ou même enfouissement, sécularisation, relativisme, ou même identité, héritage, racines… Et pourquoi pas pôle missionnaire, plan pastoral, voire clause de sauvegarde ou liquidation créative ?
Peut-être sommes-nous restés chez nous à pleurer et à regretter la pêche miraculeuse, la multiplication des pains, le mont Thabor. Non, sans doute avons-nous échangé des concepts, refait le match, disséqué le cadavre. Ou nous avons enfoui le trésor. Nous avons entassé des « si seulement » jusqu’à mourir de regret. Comme dans la chanson de Bigflo et Oli, « Dommage » : « Ah il aurait dû y aller, il aurait dû le faire / Crois-moi / On a tous dit : Ah c’est dommage, ah c’est dommage, c’est p’t’être la dernière fois. » Choisissez le mot qui vous convient, la nuance qui vous rassure, l’expression qui vous semble la plus juste. Mais c’est beaucoup plus radical que tous les plans sur la comète, tous les tant pis, tous les flash back aussi. Il y a un jeune homme en blanc, un ange, un jardinier. Il nous parle quand tout est perdu : « Allez dire à ses disciples, et notamment à Pierre, qu’il vous précède en Galilée » (Mc 16, 7). Elles entrèrent dans le tombeau, mais ne trouvèrent pas le corps. « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? » (Lc 24, 5).

PROSÉLYTISME
Pour ma part, j’aime bien le mot prosélytisme. Pourquoi a-t-il si mauvaise presse ? Je ne lis pas le grec, mais il me semble que Proselutos, dans cette langue, désigne la personne nouvellement venue dans le pays. Je note qu’en bas-latin ecclésiastique, le proselytus est un païen qui a embrassé la religion hébraïque – au tournant de notre ère, certains courants juifs favorisaient les conversions. Cette double acception fait du prosélyte celui qui arrive, qui force un peu la frontière, mais pour adopter nos coutumes. J’y retrouve ma propre conversion au christianisme attestataire : peut-être que le monde n’est plus chrétien, et pourtant, de ce monde qui n’est plus chrétien monte, sans que nous osions l’entendre, un immense besoin de christianisme. Je ne sais pas comment on peut être chrétien si l’on ne prête pas l’oreille à cela. En dépit du contre-sens aujourd’hui largement répandu, les prosélytes sont ceux qui viennent à nous pour nous demander ce que nous croyons. « Dénoncer le prosélytisme », c’est donc assigner à chacun une identité définitive, refuser que l’on puisse accéder à autre chose que ce que nous sommes. « Les persécutions ne servent presque jamais qu’à faire des prosélytes », remarquait justement Voltaire, évoquant les Quakers. L’antichristianisme est meilleur évangélisateur que nous ne le serons jamais.

APOLOGÉTIQUE
Le mot apologétique aussi a du charme à mes yeux. J’apprécie qu’étymologiquement une apo-logie évoque une pensée qui introduit un écart, ou qui s’écarte du discours. Là encore, cela va à rebours du sens commun, qui fait de l’apologétique un discours à la fois convenu et négligeant la logique, voire une façon de présenter ses excuses, comme au Canada. En réalité, une apologie cherche à écarter une inculpation, à prendre la défense d’un accusé, comme Platon le fit à propos de Socrate. Si l’antichristianisme fait surgir des prosélytes parmi les païens, il a donc aussi pour vertu de susciter des vocations d’apologètes parmi les baptisés, les uns et les autres pouvant, si la tension monte, s’embrasser dans le martyre, autrement dit le témoignage. Apologétique, prosélyte, le christianisme doit retrouver sa vocation missionnaire, autrement dit parolière et promeneuse, tendance vagabonde. Cela passera, comme toujours, par le témoignage personnel explicite.
Les questions surgissent alors. Comment s’y prendre ? Par quoi commencer ? Faut-il monter sur une caisse et crier au milieu de la rue, comme les hurluberlus de Hyde Park ? Sonner aux portes comme les Mormons ou les Témoins de Jéhovah ? Réseauter sur internet ? Discuter à la cantine ? Comment annoncer sans blesser ? Comment parler sans provoquer ? Comment briser le cercle des timidités et des intimidations ? Comment expliquer ce que soi-même on peine à comprendre ? Comment témoigner de ce que l’on vit si imparfaitement ? La question du qui et du comment nous paralyse. Est-ce que moi, retraité, j’y peux quelque chose ? Est-ce que moi, infirmière à l’hôpital, j’y peux quelque chose ? La religion y est regardée avec de plus en plus de méfiance, on traque tout signe de prosélytisme. Est-ce que moi, grand-père, j’y peux quelque chose ? Mon gendre ne veut pas que ma petite-fille soit baptisée. Pourrais-je, quand elle sera grande, lui parler de Jésus, lui apprendre le Notre Père ? Est-ce que moi, jeune maman débordée, j’y peux quelque chose ? Est-ce que moi, lycéen, étudiant et seul catholique de ma classe, j’y peux quelque chose ? Est-ce que c’est bien mon rôle ? Ma responsabilité ?
On me pose souvent ces questions, ou d’autres qui leur ressemblent fort. Parfois, on me dit que c’est plus facile pour moi, que c’est mon métier, mon talent ou ma chance. Je comprends ces questions, ces craintes, ces préventions. Je les ai éprouvées moi-même et je serais bien prétentieux si j’affirmais que je les ai entièrement surmontées. Pierre lui-même n’a-t-il pas renié le Christ par trois fois ? Tout cela semble au-dessus de nos talents et de notre condition. Journaliste chrétien salarié, je n’aurai pas le culot de demander à d’autres de payer le prix.

UN CHRISTIANISME ATTESTATAIRE
Je plaide néanmoins pour un christianisme attestataire. Attestataire, du latin testis, témoin. Être des témoins. Dire ce que nous avons vu. Le mot est parent d’un autre, plus connu : « testament ». On a compris qu’il s’agissait de « faire notre testament », et que personne ne pouvait nous conseiller pour savoir à qui confier le trésor. La grâce n’est pas un bien patrimonial. En français, le mot attester possède deux sens voisins. Le premier a une connotation un peu juridique. Attester, c’est certifier. Garantir que quelque chose est. « J’atteste que je l’ai vu frapper la vieille dame avant de lui voler son sac à main. » Ou encore : « J’atteste que ce document est authentique. » On engage sa signature, sa responsabilité. On délivre une attestation. On s’engage sur l’honneur. Mais attester, c’est être soi-même une preuve, un témoin. Nous attestons par ce que nous sommes, pas seulement par ce que nous disons. On engage sa personne, pas seulement son crédit. Un christianisme attestataire est à la fois un christianisme qui assure et qui assume. Le qui croit et le qui dit ne sont pas séparables. Le celui-qui-dit et le celui-qui-est ne font qu’un. Sous peine de discrédit du Credo.
On pourrait parler aussi d’un christianisme confessant, d’un catholicisme évangélique… Sans annonce, sans promesse, notre foi est vaine et vaine notre espérance. Ce n’est pas moi qui le dis : vous aurez peut-être reconnu Paul. Chacun de nous est responsable, chacun de nous témoin. Chacun de nous peut répondre. Chacun de nous est missionnaire. Ce n’est pas un métier, une discipline confiée à d’autres, à des professionnels. Chaque chrétien devrait pouvoir dire : « Oui, je crois. » Est-ce trop absolu ? Essayez donc ceci, plus soft et peut-être plus honnête : « Moi aussi, je cherche. » Proposer de faire quelques pas ensemble. Ou ceci, pas très original : « Si tu veux, je prierai pour toi. ». Une de mes amies a entendu cette phrase comme Augustin son fameux « tolle, lege ». Elle est aujourd’hui catholique et sème le feu de la foi. Et ceci encore : « Tu as déjà lu l’Évangile ? » Ou, plus audacieux (on en frissonnerait) : « Tu fais quoi, dimanche matin ? » Ce ne sont pas des phrases très compliquées. Sujet, verbe, à peine davantage. Mots courants. Il est temps.
Mais reprenons, encore une fois, par la racine. Si les mots ont un sens, parler de mission ce n’est pas parler simplement d’un rôle à jouer, d’un jeu à jouer, c’est parler d’un témoignage à donner. Nous ne sommes pas des « chargés de mission » aux fonctions indéfinies mais aux épaules écrasées par le sens du devoir. En fait, nous ne sommes chargés de rien. Au contraire, nous sommes libérés. La mission des chrétiens est de se sentir libres, que le monde soit chrétien ou pas. La mission des chrétiens est de ne rester ni figés comme des pierres, ni enchaînés comme des prisonniers, ni asservis et condamnés comme des gladiateurs. Le mouvement de la mission est le mouvement même de la liberté et de la grâce. Ce qui n’est pas donné est perdu. La foi n’est plus un automatisme, un cadeau reçu au guichet social ou un livret militaire pour le combat. Plus personne ne comprend rien à rien. On fête carnaval dans les écoles après Pâques, quand ce n’est pas le Vendredi Saint. Soit. Je connais plein d’histoires d’inculture générale de ce type, certaines fort drôles. Mais alors, plus que jamais, une chose est sûre : sans notre témoignage, pas de transmission. La mort.

Jean-Pierre Denis
Directeur de La Vie

© LA NEF n°303 Mai 2018, mis en ligne le 9 avril 2020 (extrait du dossier « Etre chrétien dans un monde qui ne l’est plus ? »