Le premier et le dernier Amour [1]. Notes d’un retour de Russie

À Marc Ferro, historien et ami de la Russie

J’ai longtemps hésité à matérialiser quelques impressions de retour de Russie. Il y avait d’abord le sentiment qu’on ne convainc bien et qu’on ne s’adresse bien avec succès qu’à ceux qui sont déjà convaincus. Il y avait aussi celui que la mode du récit de retour de Russie est égotiste et un peu prétentieuse : sur quelle Russie écrit-on ? celle que l’on a rencontrée tout au plus et inévitablement de la manière dont on s’est soi-même projeté… Il y avait enfin le sentiment que, si le mouvement de mieux faire connaître un pays pour rétablir de bons sentiments à son égard est une motivation louable et défendable, la Russie n’est pas essentiellement mésaimée parce qu’elle serait méconnue.

Pourtant de nombreux hauts et bas dans les relations internationales vs. la Russie me tançaient : en avril 2018, les frappes d’une coalition occidentale contre la Syrie, mettant de facto en joue les dispositifs de défense anti-aérienne au sol, d’origine russes, le bras de fer prenait, n’eut-ce été la prudence militaire russe, des allures de crise des missiles sur Cuba en 1962. En décembre 2019, les tensions, sous forme de frotti-frotta, se déplacent en Mer Noire lorsqu’un navire de renseignement français s’approche des rivages de la Crimée. À chaque fois, le discours anti-russe atteint un sommet. Chaque épisode est pour Moscou un nouveau test de sa capacité à différencier la rodomontade militaire de ce qui pourrait bien être les prémisses d’une étreinte létale, combinée et planifiée. Chaque épisode a ceci d’alarmant qu’il renvoie aux figures des incidents qui ont toujours précédé une déflagration plus vaste, généralisée et durable.

Oui, ces gros titres, ces manchettes de journaux, ces fureurs calculées, m’ont incité à concentrer mon attention sur un trait, à la réflexion, central et saillant de l’esprit et du comportement russes : la Patrie. Je prends à témoin quelques poètes. La Russie a toujours placé la poésie très haut. À défaut de pouvoir parcourir soi-même ce grand pays dans l’espace et le temps, les écrivains nous parlent avec justesse.

I/ UNE MÉMOIRE EN ALERTE

Je sais par avance où me conduiront mes pas lors du premier jour de mon retour à Moscou. Je passerai le grand pont de pierre (Bolshoi Kamennyy Most), tournerai à droite vers le jardin d’Alexandre (Aleksandrovsky Sad) et serai peut-être doublé par une relève allant prendre sa faction au poste dit « numéro 1 » du pays qui, à la hauteur de l’Arsenal, est la garde d’honneur devant la tombe du soldat inconnu. Beaucoup d’enfants, d’appareils photo et d’émotions. On lit sur la pierre en porphyre rouge le nom des villes-héros de la grande guerre patriotique : Léningrad, Stalingrad, Odessa, Sébastopol, Minsk, Kiev, Novorossiisk, Kertch, Brest-Litovsk, Toula. Penser à cette phrase du maréchal Rokossovski : « Un peuple qui n’honore pas ses héros n’est pas un peuple digne et capable d’inspirer le respect ».

Oui, j’avais été surpris lors de mon séjour par la multiplicité des commémorations et des journées dédiées, voulues pour honorer les forces armées de la Russie, pour honorer chacune d’entre elles, et pour magnifier leur rôle spécifique dans la tâche de la défense de la Patrie. Je ne résiste pas à donner un aperçu, peut-être incomplet, de ces journées dédiées ; il est significatif :

  • le 9 mai est la journée de la Victoire (Dien Pobiedi), journée qui, depuis 1995, donne occasion à un défilé militaire, vers et sur la Place Rouge de Moscou ; la journée est célébrée dans toutes les grandes villes de la fédération.
  • le 21 mai est la journée de la Flotte russe du Pacifique. Ce jour-là en 1731, l’impératrice Anne 1ère édicta à Moscou un décret instituant une flottille militaire basée à Okhotsk (Extrême-Orient russe)
  • Le 22 juin est la journée du Souvenir et du deuil, c’est un 22 juin 1941 que les troupes du IIIe Reich déclenchèrent l’opération Barbarossa sur toute l’étendue du front occidental de Koenigsberg à Chisinau, première vingt-quatre heures d’une guerre dont on n’imagine et ne se représente plus assez l’horreur et qui dura 1418 jours et fit quelque 27 millions de morts selon les historiens soviétiques,
  • le 10 juillet est une Journée de la Gloire militaire voulue par Pierre le Grand après sa victoire sur Charles XII, le fougueux et talentueux roi de Suède, invaincu jusqu’à la bataille de la Poltava (1709),
  • le dernier dimanche de juillet est traditionnellement le jour de la Marine ; en 2017, le 29 juillet, des parades de navires militaires eurent lieu à Pétersbourg et sur la baie de Kronstadt, mais aussi dans les villes de Severomorsk, de Vladivostok, de Sébastopol, de Baltiisk et d’Astrakhan,
  • le 12 août est la fête des pilotes militaires, la journée fut instituée par le tsar Nicolas II (alors un 30 juillet du calendrier julien) pour célébrer la formation de la première unité d’aviation.
  • le 8 septembre est une autre journée de la Gloire militaire commémorant la bataille de Borodino que les Russes considèrent comme un coup d’arrêt à l’avancée napoléonienne, en raison des pertes françaises supérieures (50 000 contre 44 000) et compte tenu du départ précipité de Moscou des troupes françaises à la mi-octobre suivante,
  • le 14 septembre est depuis un arrêté du Ministère de la défense du 16 juillet 1946, la journée du tankiste russe, un corps qui fut particulièrement sollicité (Koursk, Prorokhova) et où les pertes étaient substantielles ; cette arme, la cavalerie, est toujours chère aux Russes pour son image de contributrice à la défense du pays, c’est un jour férié en Russie,
  • le 24 octobre est la journée des forces spéciales, les Spetsnaz,
  • le 28 octobre est la journée de l’aviation militaire russe, c’est un 28 octobre 1948, à Serpoukhov, dans la région de Moscou, que fut formée la première escadrille d’hélicoptères,
  • le 7 novembre 2019 fut célébrée dans la capitale une parade militaire en costumes d’époque, c’est le 7 novembre (jour qui alors célébrait la Révolution bolchevique de 1917) 1941 que Staline ordonna que les 30.000 soldats soviétiques participant à la parade sur la place Rouge partissent directement au front à l’issue du défilé, les troupes nazies étaient à 40 kilomètres de la capitale ; elles avaient, dans leur avancée, tout dévasté, brûlé, sur leur passage,
  • le 19 novembre est la journée de l’artillerie et des forces balistiques : c’est un 19 novembre 1942 que fut lancée la contre-offensive contre les flancs des armées allemandes encerclant Stalingrad, 3.000 canons et orgues de Staline débutèrent leur pilonnage préparatoire à 5 h 00 du matin,
  • le 27 novembre est la journée de l’infanterie de Marine ; bien qu’instaurée récemment (1995), cette journée commémore le décret de l’empereur Pierre Ier visant la création d’un régiment de fusiliers marins,
  • le 24 décembre est le jour célébrant la prise de la forteresse turque d’Ismael par des forces russes sous le commandement d’Alexandre Souvorov (24 décembre 1790),
  • le 27 janvier est la date anniversaire de la levée totale du blocus de Leningrad, le 27 janvier 1944, après 872 jours de siège, c’est une autre (grande) journée de la gloire militaire de la Russie,
  • le 23 février, journée du défenseur de la Patrie, date de 1922. À l’époque, on célébrait « le Jour de l’Armée rouge des ouvriers et paysans et de la Marine » ; la journée est fériée depuis 2002 et le 23 février a tendance à devenir aussi la « fête des hommes » en écho au 8 mars, journée des femmes.

Cet inventaire, fait en amateur et que je livre avec empathie, mérite quelques remises en perspectives. Un premier commentaire est que les Armées, les nôtres aussi certainement, aiment à commémorer de hauts faits d’armes : l’armée de terre française et Saint-Cyr ont ainsi fait du 2 décembre (jour d’Austerlitz) leur « 2S » ; l’infanterie de marine fête Bazeilles chaque 31 août et 1er septembre. Nos armées ont donné une longue liste de héros (De Duguesclin à d’Étienne d’Orves) qui ont fait notre Histoire de France. En Russie, les armées se sont plus spécialement faites autour du « Centre » qui est à l’origine le Tsar. C’est Pierre le Grand qui crée une armée russe à proprement parler[2]. Dès l’origine l’armée, accessible aux paysans et à des sujets d’extraction modeste, peut permettre à certains officiers méritants d’accéder à la noblesse. C’est chose claire depuis l’oukase de 1714, et la table des rangs de 1722, qui accorde le 11ème rang dans la noblesse dès le grade de sous-lieutenant, le montre bien. Bien sûr, au fil des années et une fois les corps constitués, le système se resserre. Ainsi, après le manifeste de 1845 (Alexandre 1er), il faut avoir atteint le grade de colonel pour occuper une noblesse transmissible. Le service est exigeant : on s’engage à vie, la retraite n’est accordée que sur demande ; dans certains cas de mérite ou pour les veuves, l’engagement est tempéré par la possibilité de retrait vers la terre par la concession pour quelques années de quelques déciatines ou leur rente. Dans ce système, le Tsar est le dispensateur : l’avancement, l’éloignement – comme Lermontov en fait l’expérience -, la progression dans les différentes classes des ordres de chevalerie, c’est Lui. L’Armée a toute l’attention du Tsar. Nicolas 1er demande à l’architecte Konstantin Andréievitch Thon, de créer au Kremlin, qu’il réaménage entre 1837 et 1851, une salle d’apparat pour chaque ordre de Noblesse (Saint Georges, Saint Alexandre Nevsky, Saint Vladimir, Saint André). Ces salles sont visibles et accessibles au public. Le fait que ces Ordres soient tangibles, vivants – l’ordre de Saint Georges a été rétabli par Boris Eltsine en 1994 – est indéniable. C’est le ruban de Saint Georges que le citoyen-moscovite affiche derrière son pare-brise de voiture au printemps 2014 en hommage aux faits d’armes réalisés en Ukraine de l’Est.

En 2012, à Tomsk, un jeune journaliste Sergueï Lapenkov, attristé par le souvenir de son grand-père infirme de la grande guerre patriotique qui vient de disparaître, prend à la lettre l’idée que lui souffle un ami d’un défilé le jour de la Victoire où les jeunes générations porteraient les portraits des aïeux disparus à la guerre. Les autorités de Tomsk laissent faire. Elles grincent, dit-on, à Kemerovo ou Perm. Mais l’initiative se répand comme une traînée de poudre. En 2015, un demi-million de Moscovites défilent, Vladimir Poutine en est avec le portrait de son père. Ils sont 300 000 à Petersbourg. Quatre ans après, en 2016, le régiment immortel défile à New York, Édimbourg, Paris et dans une centaine de villes hors de Russie. Ceux qui défilent sont aussi ouzbeks, arméniens, français, etc. Quelque chose est derrière cette vague, qui fait tousser en Europe, car peu imaginable à l’Ouest, englué dans son matérialisme, une force de même nature que la résistance que les Russes ont opposée à l’oppresseur durant les 4 années de la grande guerre patriotique, une force similaire à celle qui faisait survivre les assiégés à Leningrad, quelque chose aussi qui vient de la foi orthodoxe qui manifeste de manière ostentatoire sa croyance en la résurrection des morts en célébrant juste après Pâques, durant la semaine de Thomas, la fête de la Radonitsa (joie, réjouissance) lorsque les croyants vont au cimetière dialoguer avec les défunts et partager avec eux des plats près de leur sépulture[3].

Apprenons des Russes :

Qu’on le veuille ou non, l’initiative du Régiment éternel nous donne une leçon, une leçon de force : imagine-t-on ici une manifestation spontanée qui unirait les citoyens avec le président ? une leçon citoyenne et de foi ; une leçon militante enfin, car les Russes, ostracisés hier et aujourd’hui[4], savent que le passé n’est pas mort quant aux leçons qu’il a laissées et quant aux démons qui l’ont parcouru et ne demandent qu’à revenir ; une Russe vivant à Lyon s’exprime ainsi lors d’un de ces défilés : « C’est un appel en faveur de l’union de toutes les forces du monde pour qu’il n’y ait plus jamais de guerre sur notre planète. C’est le but principal de l’action. Nous portons les portraits de nos grands-pères, pères, arrière-grands-pères comme des icônes. Le Régiment immortel, ce sont des cœurs immortels ! Et nous voulons passer ce relais à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour qu’ils n’aient jamais à prendre les armes et à participer à la troisième guerre mondiale »[5].

Je sais que nous avons, ici, nos minutes de silence et notre « devoir de mémoire », précisément je voudrais citer Vladimir Jankélévitch qui a beaucoup réfléchi et écrit sur ce sujet : « Le passé ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l’avenir (…) Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu’on l’aide, qu’on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent sans cesse du néant ou du moins retardent le non-être auquel il est voué »[6].

J’ai souvent été frappé et meurtri qu’on sache ostensiblement peu de choses chez nous – y compris au sein de la jeune génération du corps diplomatique, à moins qu’elle ne l’affecte – sur la guerre à l’Est. Le Français connaît la bataille de Stalingrad par des superproductions américaines, le drapeau rouge hissé sur le toit du Reichstag accompagnant en général des articles sur la naissance du bloc communiste. Rien n’est su sur la bataille de Moscou et moins encore sur le blocus de Leningrad. L’immense drame du peuple russe est ignoré.

Si nous parlons froidement de seconde guerre mondiale et que les Russes parlent de Grande guerre patriotique, ce n’est pas par hasard : 27 millions de Russes y sont morts, c’est sans commune mesure avec aucun pays belligérant. Rien qu’en pertes militaires, la Russie a plus du double de l’Allemagne. De l’aveu du ministère de la défense russe en 2015[7], l’URSS aurait connu 12 millions de morts tués au champ de bataille ou capturés sans être revenus ou disparus et 14,6 millions de civils décédés dans les zones d’occupation ou transférés de force en Allemagne ou morts de famines, de maladies. Ce chiffre extrêmement élevé peut intriguer, cependant il faut bien percevoir que la guerre faite par les armées nazies fut une guerre d’extermination[8], de haine, une guerre à mort, sans application des conventions de Genève, avec pour objectif du côté allemand l’anéantissement de la population slave et donc pratiquant la terreur à l’égard des civils et leur extermination. Ce sont des milliers d’Oradour-sur-Glane qui ont été commis à l’Est, certains à très grande échelle (Minsk = 100 000 civils). On peut se reporter, si l’on souhaite prendre un exemple, aux maigres chroniques qui relatent l’opération dite « Cottbus » qui causa, à elle seule, quelque 20 000 morts. Déclenchée à la demande de la Wehrmacht (commandement centre, Von Klüge) et censée être une « action anti-partisans », elle fit surtout des victimes en représailles systématiques parmi les paysans, les civils, femmes, enfants, indistinctement. On pourrait citer sur le même modèle l’opération Bamberg (3423 victimes répertoriées). Sur le territoire de l’actuelle Biélorussie, il y eut, selon un historien spécialisé, 55 opérations anti-partisans[9]. Il y eut des unités SS spécialisées dans cette terreur (Brigade SS Dirlewanger et d’autres encore), mais la Wehrmacht, quoi que fut le mode de défense de ses chefs après-guerre, participa massivement aux massacres. La politique criminelle menée contre les prisonniers de guerre soviétiques mériterait à elle seule des livres entiers ; de l’aveu du « United States Holocaust Mémorial Museum », parmi les prisonniers de guerre soviétiques, estimés à 5,4 millions, 60 % périrent (gazés les premiers comme en 1941 à Auschwitz, ailleurs fusillés, torturés ou victimes d’expérimentation médicale), quand ce taux s’établit à 2 % pour les prisonniers de guerre français. C’est dire la haine du Russe.

Un autre exemple de l’immensité du désastre peut être donné avec le siège de Leningrad. La ville comptait 2,5 millions d’habitants dont 400 000 enfants avant le siège. Hitler donna l’ordre de l’assiéger, puis « de la dynamiter et de la raser de la surface de la terre ». La ville tint bon mais ne comptait plus que 600 000 habitants à la fin de la guerre. Leningrad fut la première ville à recevoir en 1945 le titre de ville-héros. Les exploits de la population durant le siège, souvent décisionnels, sont peu connus à l’Ouest. Harrison Salisbury, historien américain, disait en 1962 dans le New York Times : « Même en Union soviétique, l’épopée de Leningrad a relativement peu attiré l’attention en comparaison de Stalingrad et de la bataille de Moscou, et à l’Ouest, sur 50 personnes qui frémirent devant le courage des Londoniens pendant la bataille d’Angleterre, il n’y en a pas un qui soit au courant de ce qu’enduraient les gens de Leningrad »[10]. En réalité, même si Leningrad est une ville-héros, le déficit d’histoire du siège tient aussi à la jalousie qu’entretenait Staline envers la ville du Nord[11]. D. Chostakovitch lui-même, auteur de la 7ème symphonie, ne rectifiera-t-il pas un jour : « Je ne suis pas opposé à ce qu’on appelle (ma symphonie) Leningrad. Mais il n’y est pas question du siège de Leningrad. Il y est question du Leningrad que Staline a détruit et Hitler n’a plus eu qu’à l’achever ».

L’incroyable résilience du peuple russe

Je n’aime guère ce terme de résilience, car cette manière de qualifier les choses me paraît trop occidentale et normative. Choc contre choc. Armée contre Armée. Mais les racines profondes de la capacité à résister des Russes sont plus profondes, plus entières. J’aime par-dessus tout cette incidente d’Astolphe de Custine dans sa lettre dixième[12] : « Il faut être Russe pour vivre en Russie : et pourtant en apparence tout s’y passe comme ailleurs. Il n’y a de différence que dans le fond des choses ».

La résilience russe ne m’apparaît pas être fondamentalement du ressort des écoles de guerre russes mais de quelque chose de plus profond : l’éducation d’une volonté faite depuis des siècles par une nature hostile, contraire et âpre ; l’accoutumance et l’aguerrissement au despotisme national, qui a développé chez le plébéien le sens de la ruse et du camouflage ; peut-être une relation à la terre différente : la terre n’est-elle pas pour le Russe un autre nom de la Liberté quand on sait que, sous le tsarisme, le serf allait, ici et là, jusqu’à donner de l’argent au seigneur démuni pour que ce dernier maintînt sa propriété et ainsi faire en sorte que la terre du maître ne passât pas dans de mauvaises mains et qu’il se trouvât par la suite lui-même expulsé[13]… la Terre en Russie c’est la Liberté quand la liberté nationale ou politique n’est que relative, la terre est l’ultima ratio qu’on ne cède pas ou ne laisse pas occuper, tout au plus peut-on la laisser voir se ravager. Cette apparence d’anéantissement est celle que causa sur Napoléon la vision de l’incendie de Moscou après la fausse victoire de la Moskowa, incendie qui lui fit dire : « l’armée la plus menaçante ne peut mener avec succès une guerre contre toute une nation qui a décidé de gagner ou de mourir »[14].

II/ LE LIEN NOURRICIER DES POÈTES RUSSES AVEC LA MÈRE PATRIE

Que les poètes russes aient chanté la terre Russe, la Mère patrie, dans sa force, son excès, son immensité, on le conçoit aisément, le poète français a chanté aussi sa « douce France », est mort parfois pour elle (Alain Fournier, Charles Péguy, Robert Desnos,…), mais le poète russe, dont la Nature est la mère nourricière, a souvent été contraint à se justifier de sa fidélité à la Patrie.

traître à la Patrie ? ce n’est pas par peur de perdre la datcha du régime à Peredelkino que Pasternak s’abstient d’aller chercher son prix à Stockholm, c’est comme par embarras, parce qu’il sait les charges différentes dans les deux fléaux de la balance d’une décision à prendre, qu’il connaît une autre maison, autrement en péril, celle qui faisait dire à son héros, le Docteur Jivago : « Songez quel temps est le nôtre ! la Russie entière a perdu son toit, et nous, avec tout un peuple, nous nous trouvons à ciel ouvert »[15].

Mandelstam, comme Villon qu’il adorait, a le verbe plus dur contre le régime. Quand Staline interroge au téléphone Pasternak[16] pour sonder l’opinion de celui qui est devenu l’un dans l’autre un quasi-compagnon de route, celui-ci flairant un piège, répond évasivement au sujet de Mandelstam de peur de se compromettre, quoiqu’il estimait ce dernier.

L’un avait-il plus peur pour sa vie que l’autre ? leur destin appartient à la Russie éternelle. Mandelstam n’avait-il pas, comme Essenine, senti la brièveté de la vie courir dans ses veines quand il écrivait : « Petersbourg ! je ne veux pas encore mourir, de mes numéros de téléphone, tu as mes numéros » (in Nouveaux Poèmes, décembre 1930) et c’est bien de la terre russe à l’image d’une femme éperdue qui lui collerait à la peau dont parle le poète quand il écrivait :

« Laisse-moi ô repousse-moi Voronèje
Tu vas me lâcher ou tout ficher en l’air,
Tu me plaqueras, tu sauras me faire revenir,
Voronèje, folie ! lubie ! voran neige ! »[17]

La défense de la Patrie à l’heure du socialisme dans un seul pays

Fin 2012, les archives des deux ministères des affaires étrangères organisaient quai Malaquais à Paris une exposition intitulée « Intelligentsia » ; Elle portait sur les relations entre les intellectuels français et l’élite politique des autorités soviétiques. Plusieurs anciens ambassadeurs de France en Russie se montraient à l’inauguration de l’exposition. Les Archives levaient officiellement un voile sur les entrelacs entre Moscou et nos intellectuels, fascinés par la Révolution russe. Je sentais nos Ambassadeurs gênés, confrontés à cette époque où les relations extérieures communistes avaient dupé et au-delà nos intellectuels pour féconder cependant une époque qui ne s’arrêtera qu’avec Georges Marchais et l’Afghanistan, mais au fond embarrassés aussi de réaliser que cette époque, toute discutable qu’elle ait été, avait constitué un âge d’or révolu : la France n’est-elle pas la plus grande sur la scène internationale quand s’élève la voix de ses penseurs et écrivains ?

Combien il est instructif aujourd’hui de relire les minutes de cette exposition et les échanges croisés (visites, correspondances, etc.) de l’époque. On comprend mieux, sur fond de montée, en Allemagne, c’est-à-dire au centre de l’Europe, de l’hitlérisme, les rôles de part et d’autre : à vrai dire, les intellectuels alors (Henri Barbusse, Romain Rolland, Gide, Malraux, côté français, Maxime Gorki, Ilya Ehrenbourg, Alekseï Tolstoï, Pasternak, côté russe, pour ne citer que quelques-uns) ont, seuls, la voix nécessaire, la voix qui porte pour alerter, exhorter, unir, défendre les valeurs, des valeurs universelles. Comme le dira Jean-Paul Sartre bien plus tard, le socialisme n’est pas forcément une certitude, mais il est déjà une valeur en soi. D’où le jeu de cache-cache du pouvoir soviétique, qui ne montre lors de ces visites d’intellectuels à Moscou que ce qu’il est édifiant de montrer, qui ne fait recevoir par le n°1 du Kremlin que les écrivains compatibles avec le communisme (Rolland mais pas Gide). La mobilisation contre le fascisme qui progresse, est un vrai combat : Comité Amsterdam-Pleyel à partir de 1933, Congrès international des écrivains pour la défense de la culture (1935). La guerre d’Espagne ajoute sa part de souffrances, de chevalerie mais aussi d’intrigues et de lâchetés dans les deux camps. À vrai dire, cette Exposition et ces archives « Intelligentsia » nous apprennent aussi combien, côté russe, les serviteurs du socialisme dans un seul pays, les collaborateurs de l’ogre géorgien « jouent gros » à entrer dans ce jeu d’échanges d’idées et d’influences à l’échelle européenne : côté russe, on peut perdre sa vie, comme ce fut le cas de Mikhaïl Efimovitch Koltsov (alias Karkov dans « Pour qui sonne le glas ») ; côté français, être compagnon de route témoigne d’un engagement, d’esprit chevaleresque aussi, mais n’est pas exempt de coquetterie. Dans tous les cas, la lutte contre le fascisme étant le dénominateur commun, la romance, l’idylle des intellectuels français avec la Russie, dépérira après le pacte Molotov-Ribentropp de 1939. Romain Rolland, figure centrale du comité Amsterdam-Pleyel, nourrira quelques réserves sur Staline après son entrevue avec lui le 28 juin 1935 et à l’issue de son séjour en Russie où, égard insigne, on le fait loger dans la datcha de Maxime Gorki. Staline, de son côté, eut tôt fait de « rayer son nom de la liste des personnes utiles »[18] après qu’il eut quitté l’URSS.

À l’ombre du roman national russe

Quand je l’interroge sur la place centrale du sentiment patriotique en Russie[19], Marc Ferro, familier de la pensée russe, répond en historien et insiste sur la place de ce qu’il appelle le « roman national » russe : son rôle rassembleur, ses vertus pédagogiques. Le Roman national est un discours, une représentation historique simplificatrice, elle vient des autorités mais est aussi la sécrétion de ce dont le peuple a besoin pour survivre en matière de représentation. Incontestablement les figures du Roman national russe comprennent Pierre le Grand, Alexandre Nevski, Catherine II, Stolypine, etc. et dorénavant Staline. Marc Ferro se remémore à l’appui de cette analyse une conférence internationale sur Lénine tenue à Moscou en 1970. Un échange avec des collègues historiens russes montre que Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, sont cités mais Marc Ferro s’aperçoit que ses collègues russes ne connaissent pas les 21 conditions d’adhésion à la III ème internationale (1919-1920), ignorance ou refus ? En somme, vingt ans après la déstalinisation, l’historiographie russe reste univoque, aux antipodes de notre école des Annales qui croit en la convergence des grilles de lecture, persuadée que l’histoire contient différentes facettes, que Gaxotte et Matthiez sont utiles. On retient de Staline qu’il a armé la Nation[20]. En 1991, un sondage sur la centralité et l’importance du Goulag fait apparaître 45 à 50 % d’opinions sensibles donc critiques, ce chiffre descend à 5 % en 2003 : « la terreur stalinienne est effacée comme nous effaçons la terreur rouge de Robespierre » explique Marc Ferro. Quant à Lénine, il n’est pas rejeté en tant que tel, il disparaît plutôt comme une pièce de monnaie qui aurait trop circulé et qui serait moins lisible.

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Deux cent vingt-huit ans après le traité de Jassy par lequel Catherine II obtint la Crimée de la Turquie, soixante-quinze ans après la Victoire de 1945 sur le nazisme et le fascisme, victoire payée de tant de sacrifices anonymes, et que les autorités et le peuple russe (cf. le régiment éternel) continuent à juste titre à placer au centre de leur fidélité à leur histoire, la Russie reste à l’Ouest mécomprise. Il suffirait pourtant de relire le Don paisible ou le Docteur Jivago pour comprendre que Grigori le Cosaque et Aksinia du Don paisible ou Iouri et Lara du Docteur Jivago sont charriés autant par les hauts et bas de l’histoire de leur patrie qui les entraînent, que par leurs propres sentiments. Leur propre existence est comme roulée inexorablement par ce fleuve qui avance. Sergueï Essenine, un des poètes russes les plus populaires, écrivait déjà en 1920 :

« J’aime la Russie.
J’aime immensément ma Russie[21] »

Les raisons des sentiments que nourrit l’Occident à l’égard de la Russie, qui vont de l’indifférence à l’inimitié, sont au fond connues. Le philosophe italien Diego Fusaro, les résumait ainsi, dans un entretien, en 2015, à La voix de la Russie : « Ce qu’on appelle la mondialisation, c’est un euphémisme pour l’agression du marché mondial. Prenons ce que j’appelle l’idéologie du « medesimo » (idéologie de similitude) dans mes livres. Le capital qui cherche la globalisation, veut voir partout la même chose : les mêmes marchandises, les mêmes principes d’organisation de l’économie, la langue anglaise, le même mode de vie et la même façon de s’exprimer. Le capital de l’époque de la globalisation déteste les différences et cherche à les opprimer afin de créer partout le même ordre, le même système. En ce sens, la Russie de Poutine, résistant à un tel ordre des choses et défendant un monde multipolaire et notamment la multipolarité culturelle, est l’une des cibles principales des acteurs de la mondialisation sous commandement américain ».

J’ai beaucoup cité les écrivains russes dans cet article sur la Patrie russe. Ceux qui connaissent vraiment la Russie et l’apprécient, le comprendront. Dans les vers ci-dessus de Sergueï Essenine, les traducteurs traduisent, délibérément, par « Russie » un mot russe (Rodina) qui signifie « Patrie » et qui est d’ailleurs le nom d’un mouvement politique russe contemporain….Les écrivains russes sont toujours au plus près de la réalité, celle d’une terre russe qui les englobe…

Dans cet état d’esprit, je trouve plaisant de renvoyer à un texte, peu connu, de Pasternak, qu’on trouve dans ses œuvres complètes, à la Pléiade, page 1561, intitulé « Aux amis de l’Est et de l’Ouest / Vœux de Nouvel An », texte que l’auteur du Docteur Jivago écrivit fin 1957 pour livrer quelques sentiments et pressentiments à l’aube de l’année 1958. Ce texte, écrit en toute liberté, au ton à la fois ironique et sévère, montre toute la finesse et l’à-propos politique dont l’écrivain, que certaines critiques dans son pays qualifiaient de « bourgeois », savait faire preuve pour faire comprendre que la Russie saura compter avant tout sur elle-même pour continuer à exister : « Alors ne vaut-il pas mieux échanger pacifiquement nos vœux de bonne année et nous souhaiter les uns aux autres… etc. etc. ? » (…) « Si pourtant le malheur devait éclater, rappelez-vous quels évènements nous ont éduqués et quelle rude école ils ont été pour nous. Il n’est pas d’hommes plus téméraires que nous, plus disposés à l’irréalisable et au fabuleux, et n’importe quel défi belliqueux fera de chacun de nous un héros, ainsi que l’a montré notre récente épreuve » (Moscou, 1957).

Henri Léval
Diplomate


[1] cf. le poème bien oublié aujourd’hui de Paul Verlaine : « L’amour de la Patrie est le premier amour / et le dernier amour après l’amour de Dieu / C’est un feu qui s’allume alors que luit le jour / Où notre regard luit comme un céleste feu » (…) recueil de poèmes Bonheur (1891),

[2] « Avec Pierre le Grand, avec la création des armées permanentes, les paysans russes devinrent des soldats… » Henri Delaveau, la littérature et la vie militaire en Russie, in revue des deux Mondes2e période, tome 4, 1856 (p. 775-810).

[3] cf. le Courrier de Russie du 14 mai 2015, « La longue vie du régiment immortel », qui cite les réflexions du politologue Boris Mejouev.

[4] Lire et relire le livre de Natalia Narotchniskaïa « Pourquoi et avec qui nous avons fait la guerre ? » (За что и с кем мы воевали ? ») traduit en français sous le titre : « Que reste-t-il de notre victoire ? / Russie-Occident : le malentendu ». Editions des Syrtes, 2008. L’auteur y rappelle que la guerre à l’Est plonge des racines profondes dans l’histoire occidentale, que les pensées à peine secrètes d’un Lloyd George ou d’un Wilson après Versailles (1919) étaient la neutralisation du « heartland » centre-européen qui militèrent en conséquence inlassablement en faveur de l’affaiblissement de la Russie etc.

[5] cité par Sputnik news le 8 mai 2018cf. https://fr.sputniknews.com/france/201805081036283994-regiment-immortel-france-paris-strasbourg-lyon/

[6] Vladimir Jankelevitch, L’imprescriptible, Seuil, 1971

[7]cf. Russia beyond : https://fr.rbth.com/histoire/83148-pertes-urss-seconde-guerre-mondiale

[8] Sans revenir ici sur les atermoiements de Staline qui ne croyait pas à l’attaque de l’Allemagne, il faut attendre le 3 juillet 1941 pour que le chef du Kremlin emploie des mots forts dans une allocution radiodiffusée : « On ne peut pas considérer la guerre contre l’Allemagne fasciste comme une guerre ordinaire. Elle n’est pas seulement une guerre entre deux armées. C’est une grande guerre de tout le peuple soviétique contre les troupes germano-fascistes » etc. cité in Joukov,  le vainqueur de Hitler. de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri éd. Perrin 2013. page 275. De fait ce fut Joseph Staline qui employa ensuite le terme de « Grande guerre patriotique ».

[9] page 308 in Christian Baechler, Guerre et exterminations à l’Est. Hitler et la conquête de l’espace vital. 1933-1945, Paris, Tallandier, 2012,

[10] cité in http://www.circe.paris-sorbonne.fr/villes/leningrad/aujourdhui.html

[11] cf. « l’affaire de Leningrad », série de procès à la fin des années 1940 contre des personnalités communistes pétersbourgeoises impulsée par la direction moscovite du Parti et Staline.

[12] La Russie en 1839 ,tome 1, page 315, Librairie d’Amyot Editeur, Paris, 1843.

[13] cf. longue relation à cet égard dans Custine, op.cité, page 325.

[14] in https://fr.rbth.com/histo cité ire/80146-napoleon-campagne-russie-faits-etonnants

[15] cité dans  « Boris Pasternak,  Prix Nobel » par Jacques Croisé, Revue des deux Mondes, 1958, page 279.

[16] en juin 1934, alors que Mandelstam vient de se faire arrêter suite à son poème ‘le montagnard du kremlin’, écrit à l’automne 1933 ; relation de cette conversation téléphonique dans le livre de Tzvetan Todorov, Insoumis, paru chez Laffont en 2015.

[17] vers écrits à Voronej en avril 1935, cf. Ossip Mandelstam, Quatorze poèmes et un de circonstance, Alidades Editeur

[18]Staline et les écrivains français, Boris Frezinski, in Intelligentsia novembre 2012, page 176.

[19] entretien avec l’historien le 8 avril 2017

[20] En 2013, Staline reçoit 49% d’opinions favorables, en 2019, « après » l’Ukraine et les sanctions, il n’y a plus, lors d’un sondage Levada sur l’homme d’Etat, que 14 % d’opinions défavorables. cf.https://fr.rbth.com/lifestyle/82772-russie-approbation-staline

[21]. « J’aime immensément ma Russie / Bien qu’en elle la rouille de la tristesse se penche en saule / Elles me sont douceur, la gueule sale des cochons / Et, dans la paix des nuits, la voix sonore des crapauds » / « Я люблю родину/ Я очень люблю родину ! / Хоть есть в ней грусти ивовая ржавь / Приятны мне свиней испачканные морды ».

© LA NEF le 10 avril 2020, exclusivité internet

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