Le corps est étendu dans son tombeau à hauteur du regard. Ce corps est celui d’un homme en pleine force de l’âge. La cage thoracique, irradiée par une lumière venue de la gauche, est proéminente. Le ventre, creusé par le souffle ultime. La tête, étrangement en retrait du corps, repose sur un coussin de pierre. Un fond noir sans perspective aucune occupe le tiers de la toile.
Sur le flanc, la chair est ouverte par une large plaie rouge. Des deux bords, griffés par le coup de lance, des gouttes de sang et d’eau tombent à la verticale, comme de cristal. Le bras droit est le long du corps : sur le dos de la main, un large trou. L’index est légèrement détaché dans un geste d’une douce autorité. À l’extrémité du corps, un autre trou, dans le pied. En bas, à la gauche du tableau, dans l’axe de la tête, contre la pierre tombale, la couronne d’épines fait un rappel au front ceint de gouttelettes de sang. De l’autre côté du corps, la main gauche, aux doigts écartés, repose sur le bassin. Sur le visage, la mort est dessinée avec une douceur extraordinaire. N’étaient les couleurs brun doré du visage, jamais l’oxymore « douce passion » n’aurait mieux convenu. Ecce Homo : voici l’Homme. Le Christ a les yeux fermés. Non sur un rêve ni sur la mort. Dans les Enfers où il est descendu, le Christ a veillé, pour ramener à la vie le nouvel Adam.
La pâte est généreuse autant que celle d’un Rembrandt ou d’un Van Gogh. Les couleurs s’opposent avec force : l’or et le brun, le rouge et le noir. Delacroix ne sera pas plus violent. Le noir prend le corps de la tête aux pieds sans rencontrer de limite. Quelle trouvaille de ne pas avoir limité le corps dans l’espace ! Mais c’est, bien sûr, l’opposition entre le noir et la lumière qui frappe immédiatement le spectateur. On pense au tableau célèbre du foudroiement de Saint Paul peint par le Caravage. Les plis du linceul, eux, sont travaillés comme un drapé de pierre. Ce linceul n’enveloppe pas le corps du Christ : il est rejeté. Le corps repose donc, donné à voir. Au-dessus du tableau, est suspendue La Grande Cène du Seigneur datant de 1652.
Contre la pierre tombale, en bas, à gauche, il y a une couronne d’épines. Achetée à grand prix par saint Louis « la » couronne d’épines, relique conservée dans la Sainte Chapelle, consacre la France terre très chrétienne, toujours et à jamais, en rappelant aussi que la royauté du Christ abolit toute prétention absolue à ce qui n’est pas royauté du cœur. Le tableau est peint pendant la Fronde. Or, sur un cachet de l’Abbaye de Port-Royal, est représentée une couronne d’épines. Comme une adresse au pouvoir royal ? Excédant le champ du tableau, comme le note Louis Marin, cette couronne relie la pierre au linceul. En détruisant l’illusion de la profondeur, cette couronne actualise donc ce qui est peint : nous ne sommes pas devant une fable, nous sommes, hic et nunc, partie prenante d’une histoire attestée par l’Écriture. Cet emblème royal parlait tout naturellement au chrétien de l’époque. Il parle à tout spectateur cultivé. Il nous parle, à nous, aujourd’hui, tout particulièrement. Ce matin [vendredi Saint] la télévision a retransmis la prière de l’archevêque de Paris, à Notre-Dame, devant la Couronne d’épines qui a échappé à l’incendie. Moment de grâce auquel ont concouru le violon de Renaud Capuçon, la voix fervente de Philippe Torreton ainsi que celle de Judith Chemla.
Sur la tranche de la pierre tombale sont gravés les versets, en latin, de l’Épître aux Romains. « Nous tous qui avons été baptisés en Christ c’est dans sa mort que nous avons été baptisés. » Vraie « légende » que ces mots, au sens propre de l’adjectif verbal latin : « ce qu’on doit lire ». Dans cette histoire sainte, nous sommes tous « embarqués » dit Pascal dont Philippe de Champaigne est contemporain. Nous devrions donc faire, nous aussi, de ce tableau, une contemplation « performative ».
Rares sont les représentations du Christ au tombeau. Aucune n’a la force d’incarnation de celle de Philippe de Champaigne. Il suffit de le comparer avec le Christ de l’église parisienne Saint Médard. Comme le dit si bien Michel Brière dans son beau livre Une leçon de ténèbres, nous dominons le Christ de Saint Médard par une vue plongeante : du coup il est renvoyé à un événement passé que l’on regarde. Le Christ de Philippe de Champaigne, « à hauteur d’homme » est plus proche et plus lointain. Proche par le regard, il est mis à distance par l’absence de perspective et rendu énigmatique par les symboles. Ce n’est pas l’émotion que vise le tableau : c’est la « considération » de notre destinée. Le tableau est-il une commande religieuse ou une œuvre personnelle ? Il a accompagné le peintre dans ses différentes demeures. On sait seulement que Philippe de Champaigne a été très éprouvé par la mort de sa femme et de son jeune fils ainsi que par la maladie de sa fille.
Le Christ n’est pas un héros ni une figure symbolique. Son histoire s’inscrit dans l’Histoire et non dans un mythe dont on étudierait les différents états. Il est une personne. Il est Dieu. Statut singulier. Sa résurrection, pour ceux qui croient, est la plus grande révolution copernicienne de tous les temps. Elle a été considérée comme une fable par les gardes et ses contemporains. Elle l’est toujours. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.
Même si le cadre doré (qui n’est pas d’origine) sacralise le tableau, ce tableau n’est pas non plus une icône. Il est au musée du Louvre. Impossible pourtant de ne pas s’arrêter devant ce corps qui est le nôtre. Car le langage pictural plus que tout autre traduit l’invisible rendu visible. Aussi ce tableau répond-il à la belle définition que donne le philosophe Jean-Luc Marion de ce qui « apparaît et déborde tout concept » et qu’il appelle « un phénomène saturé ». Pour faire simple : le divin fait chair et, chose impensable, Dieu mort, en sa chair. En cette semaine sainte, le réel se rappelle à nous de manière terrible. Et si cette Leçon de ténèbres, pour reprendre le titre de l’œuvre de Couperin, nous invitait à une contemplation ? Ce corps au tombeau qui transcende tout réalisme et tout fantasme, ne respire-t-il pas l’amour de celui qui l’a peint et de Celui qui l’a inspiré ?
À San Sepolcro, en Toscane, dans le village natal de Piero della Francesca, est peinte, sur une fresque couvrant tout un mur de la mairie, la Résurrection du Christ. Le Christ est représenté au moment où, sans témoins autres qu’endormis, il se lève du tombeau dont il enjambe la pierre. André Suarès dans le Voyage du Condottiere, décrit les veilleurs endormis avec leurs lances dans leurs bras : « Leur vrai Dieu ressuscite et ils ne le voient pas. Vrais fidèles. Vrais soldats. » Sommeil des fidèles… ou des gardes ? Le Christ de Piero est hiératique, majestueux, hors du temps et pourtant planté dans le temps par cet enjambement vigoureux. Il a le même corps athlétique que celui de Philippe de Champaigne mais son regard est ouvert, halluciné, calme, impressionnant. Il regarde chacun de ceux qui le regardent avec une force qui fait rendre les armes. Avec cette Résurrection de Piero et le Christ sur son linceul de Philippe de Champaigne, nous avons deux manifestations de Dieu, aussi inouïes l’une que l’autre : dans son abandon à la mort et dans son relèvement de la mort. On aime citer une phrase de l’Idiot, détournée souvent de tout sens : « La beauté sauvera le monde. » En vérité, seul le Christ sauve le monde. En cela, cette fresque et ce tableau témoignent par leur singulière beauté, de la transcendance divine et de notre « dialogue avec l’invisible ».
Marie-Hélène Verdier
© LA NEF le 11 avril 2020, exclusivité internet