Chateaubriand par Girodet © Wikipedia

Le bourdon de Notre-Dame ou «Le Génie du christianisme»

Né en 1686, il a pour parrain Louis XIV. Il est la plus grosse cloche après celle du Sacré-Coeur. Il est en fa dièse et il a la plus belle sonnerie qui soit au monde. Pour préserver sa pérennité, il faut ménager ses sonneries à la volée. Il résonne donc pour les grandes fêtes religieuses et les grands événements nationaux. Pour Pâques et pour la Pentecôte. Pour les Te Deum, pour la visite des Papes. Il a sonné pour la fin des conflits de la Grande guerre, et pour la Libération. Il a résonné pour la chute du mur de Berlin et l’enterrement du gendarme Beltrame. Pour l’enterrement de Jacques Chirac (sa première sonnerie après l’incendie). Il se trouve dans la tour Sud de Notre-Dame – sauvée, comme la tour Nord. Le nom « bourdon » veut dire, en musique : « grosse cloche au son grave et plein. »

Dans le Génie du Christianisme, Chateaubriand consacre un chapitre aux cloches, à leur pouvoir merveilleux de rassembler le peuple en « forçant les vents et les nuages à se charger des pensées des hommes. » Et l’écrivain de distinguer les cloches des villes et les cloches des champs : le glas de la mort qui fait frémir et peut ébranler l’athée, et les cloches des hameaux qui réveillent les « fantômes dans la vieille chapelle de la forêt » ou qui, comme l’alouette – « l’ange des moissons » – réveillent le laboureur. Il y a les carillons des fêtes et les cloches des calamités. Il y a le tocsin qui résonne dehors tandis que l’horloge frappe tranquillement l’heure écoulée. On n’entend plus guère, dans nos villes et nos campagnes, le son des cloches unissant terre et ciel.

Le Génie du Christianisme – génie signifie, esprit, âme – a eu un immense succès. En écrivant les Pensées, Pascal avait fait œuvre apologétique pour montrer que la religion chrétienne est celle « qui avait le mieux connu l’homme. » Revenu à la foi de son enfance après la mort de sa mère, François-René de Chateaubriand, en écrivant son apologie du christianisme, entre 1795 et 1799, entendait montrer, après les Lumières et la Révolution, que « seul le christianisme explique le progrès dans les lettres et les arts. » En glorifiant l’art gothique, la beauté des ruines, la poésie des fêtes religieuses, le livre donne un souffle romantique à la littérature et un souffle nouveau à la pensée catholique. Il a également une portée politique.

En 1802, Bonaparte, qui entend ramener en France la paix civile, vient de proclamer le Concordat qui redéfinit les relations entre le Saint-Siège et la France. Les destins des deux géants vont alors se croiser. Bonaparte voit tout de suite le génie de Chateaubriand dont le livre sert sa politique. Approuvé le 3 avril 1802, le Concordat est proclamé le 18 avril. Le Génie du christianisme a été publié le 14 avril : Bonaparte l’a eu entre les mains et l’a apprécié à son juste prix. Tout est au mieux. Le 22 avril 1802, Bonaparte s’approche de Chateaubriand, lors d’une cérémonie, à l’Hôtel de Brienne. Chateaubriand rapporte, dans les Mémoires : « Je n’avais pas ouvert la bouche, cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. » Suit une histoire, faite d’admiration et de haine, entre ces deux monstres sacrés de la littérature et de la politique. Chateaubriand dédie la seconde partie du Génie à Bonaparte, espérant un rôle politique reconnu. Las, il est nommé secrétaire d’ambassade à Rome ce qui ne le satisfait pas. Ainsi s’arrête la relation entre ces deux géants qui se ressemblent pourtant, par leur naissance dans des régions jalouses de leur autonomie — la Bretagne et la Corse –, par l’orgueil, par le désir croisé de gloire politique et de lettres, pour ne rien dire d’une maîtresse commune, une jolie Créole, Fortunée Hamelin.

Ce soir du 15 avril, lumineux, baudelairien, on fêtait le jour anniversaire de l’incendie de Notre-Dame qui sidéra le monde entier. J’étais sur le Petit pont Lustiger à écouter le bourdon Emmanuel. Quel bonheur ! Les grands coups lents, profonds, solennels résonnaient comme un cœur plein de bonté. Les applaudissements lui faisaient écho. Et ce bourdon faisait battre de nouveau le cœur de la France. Il résonnait en hommage aux soldats du feu ; aux architectes ; aux Compagnons dont la télévision, dans un documentaire exceptionnel, venait de rendre présents les visages, vraies pierres vivantes. Il prenait en lui les malades et ceux qui se dévouent pour eux. Bientôt le chantier reprendra. Bientôt, nous vaincrons le Coronavirus. Bientôt, la vie renaîtra, forcément. En faisant résonner le bourdon Emmanuel, dans des heures graves pour la France, le président Macron mettait ses pas dans ceux de ses prédécesseurs et de la tradition. Le bourdon Emmanuel, ce sont toutes les cloches qui n’ont pu sonner, en France, le jour de Pâques. Il ne sonne pas la nostalgie mais l’espérance.

Tous les chefs de l’État français ont mesuré l’importance de la religion catholique en terre de France. Que l’on croie au Ciel ou que l’on n’y croie pas, c’est une réalité : l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame l’a montré. Or, c’est bien ce « génie » français qu’il faut retrouver, loin de tout calcul idéologique et mercantile. Certes, il ne faut être ni naïf ni passif. Mais, comme le dit la prière de Péguy, récitée, il y a quelques jours, devant la Couronne d’épines :

« Il faut avoir confiance en Dieu, mon enfant
Il faut avoir espérance en Dieu
Il faut faire confiance… il faut faire crédit à Dieu.
 »

Marie-Hélène Verdier

© LA NEF le 16 avril 2020, exclusivité internet