Bûcher d'une sorcière © Wikipedia.

L’Église et la chasse aux sorcières

La chasse aux sorcières est un phénomène horrible qui a conduit de nombreuses femmes au bûcher. Dans l’opinion publique, cette image de la femme ainsi violentée est souvent associée à l’Église. La littérature, le cinéma, la bande dessinée ne manquent pas d’exemples pour conforter, en effet, l’idée que ce phénomène est dû à l’Inquisition médiévale menée par l’Église au plus profond d’un sombre Moyen Âge. C’est le cas, par exemple du film Le Nom de la Rose (1986), inspiré de l’œuvre (1980) d’Umberto Eco. Des ouvrages prétendument historiques comme l’Histoire de l’Inquisition de Lamothe-Langon (1829) et La Sorcière (1862) de Jules Michelet sont à l’origine de ce lieu commun. Cependant, tout cela est inexact. Ce n’est pas au Moyen Âge. Ce n’est pas l’Inquisition. Ce n’est pas l’Église. Non seulement, l’Église n’a pas été l’actrice de cet acharnement contre des femmes, mais, bien au contraire, elle est intervenue comme nous allons le voir pour s’y opposer.

Quelle époque ?

D’abord, ce n’est pas un phénomène du Moyen Âge. Pendant plus de 1000 ans, il n’existe ni chasses ni bûchers pour les sorcières. Le premier cas signalé en France est celui de Jeanne de Brigue condamnée par le Parlement de Paris en 1391. Le cas de Jeanne d’Arc en 1431 reste un cas isolé. Elle est d’ailleurs accusée un peu de tout, pas spécialement de sorcellerie. Les vraies causes de son procès sont d’abord politiques et l’évêque Cauchon est au service des Anglais et des Bourguignons. De fait, l’obsession sanguinaire de la chasse aux sorcières est un phénomène moderne. Il apparaît vers la fin du XVème siècle pour se poursuivre pendant deux siècles environ. Il coïncide avec ce qu’on appelle la Renaissance et l’avènement de la Raison et des Lumières. Il y a deux grandes vagues : 1470-1520 et 1560-1650. L’épisode de Salem en Nouvelle Angleterre où vingt sorcières furent brûlées eut lieu en 1692. En France, les condamnations à mort pour fait de sorcellerie seront stoppées par un édit du roi Louis XIV en 1672. Le dernier bûcher signalé en Europe est daté de 1782 dans la Suisse réformée.

Malheureusement, ce thème reste d’une grande actualité aujourd’hui dans de nombreux pays d’Amérique latine, d’Asie du Sud-Est et d’Afrique. Selon l’article Wikipédia-Allemagne : Persécution des sorcières, depuis 1960, plus de personnes ont vraisemblablement été exécutées ou lynchées pour sorcellerie que pendant toute la période des persécutions en Europe. En Tanzanie, par exemple, entre 10 000 et 15 000 personnes auraient été tuées.

Quelle ampleur ?

En l’absence d’études sérieuses, les chiffres les plus extravagants ont été affirmés. Jusqu’à 9 millions selon Voigt (1786), Rosenberg (1930), Hans Küng (1985). Des auteurs comparent avec l’Holocauste. Dan Brown, dans le Da Vinci Code (2003), parle de 5 millions de femmes sur le bûcher en les attribuant à l’Église. Les études récentes des historiens s’accordent néanmoins pour estimer les condamnations entre 20 000 et 40 000. Behringer parle de 3 millions de personnes jugées dont 40 000 condamnées soit 1,5 %. Il a été également établi que ce drame ne concernait pas que des femmes puisqu’on compte 20 % d’hommes. Le foyer principal, toujours selon Behringer, a été de loin l’Allemagne avec près de 75 % des victimes.

Durant le Moyen Âge, l’Église combat la peur de la sorcellerie et la chasse aux sorcières. 

La peur de la sorcellerie et la pratique de brûler les sorcières existaient avant le christianisme. C’est un héritage du paganisme. Le droit romain, par exemple, disposait que le sorcier devait être brûlé vif. Sylla (-138-78) a fait promulguer une loi qui punissait de mort ceux qui faisaient usage de la sorcellerie.

Face à cela, l’Église est intervenue pour faire reculer ces croyances et a pris des mesures pour protéger les femmes qui en étaient victimes. Pendant tout le Moyen Âge, l’enseignement de l’Église qui fait autorité sur ce phénomène est le Canon episcopi du concile d’Arles (314). Ce document a fait disparaître peu à peu avec tolérance, scepticisme et même ironie un grand nombre de superstitions ténébreuses, y compris celles concernant les sorcières, dont les populations européennes avaient hérité de l’Antiquité païenne (1).

Voici quelques faits illustrant l’action de l’Église :

– En 415, le peuple chrétien d’Alexandrie, encore habité par des croyances anciennes, lynche la philosophe Hypatie pour sorcellerie présumée. Les évêques indignés réagissent et parlent d’une « grande honte » inconciliable avec la foi (2).

– L’Edictus Rothari, code des lois du peuple lombard, christianisé au VIIème siècle, proscrit la mise à mort des sorcières (2).

– Les Germains païens, avant la christianisation, avaient pour habitude de brûler les sorcières ou de manger leur chair pour s’approprier leurs pouvoirs. Cette pratique était si répandue qu’après la victoire de Charlemagne elle dût être interdite sous peine de châtiment (condamnation à mort) par le Concile de Paderborn en 785 (2).

– Les Danois nouvellement christianisés, eux aussi, ne renoncent pas pour autant à persécuter les sorcières selon les coutumes ancestrales. Le pape Grégoire VII est résolument hostile. En 1080, il écrit au roi Harald : « Prends garde de ne pas pécher contre les femmes … condamnées à l’inhumanité en vertu d’une coutume barbare » (2).

– Jean de Salisbury, évêque de Chartres (XIIème) : « Le meilleur remède contre cette maladie (sorcellerie), c’est de s’en tenir fermement à la foi, de ne pas prêter l’oreille à ces mensonges et de ne point arrêter son attention sur d’aussi pitoyables folies » (3).

Pourquoi cette chasse aux sorcières ?

La peur de la sorcellerie remonte à des temps très anciens. Elle est réveillée et amplifiée par les malheurs de l’époque : guerres, notamment civiles, épidémies. Elle correspond à une perte de la foi et à une décroissance de l’influence de l’Église catholique, à l’avènement du protestantisme et à un changement d’époque et de mentalité. Elle est le fait d’une population terrorisée par la peur du diable. On assiste à un phénomène de folie collective.

Quels sont les pouvoirs qui ont mené la persécution contre les sorcières ?

Entre le XVème et le milieu du XVIIème, un changement profond marque l’Europe : l’affirmation des États modernes. La principale responsable des persécutions a été la justice des États et non celle de l’Église (2). Selon Decker, « l’empereur, les princes et les cités prirent en charge les persécutions » (2). Ce sont les tribunaux laïcs de l’État et non les tribunaux catholiques qui recueillent les dénonciations et qui mènent les procès. En France, il s’agit essentiellement de juridictions locales échappant en grande partie à tout contrôle du pouvoir central.

Quels sont les penseurs qui ont encouragé la chasse aux sorcières ?

Ce n’est pas la hiérarchie catholique mais des membres de l’élite intellectuelle laïque de l’époque. On y trouve les penseurs de la Révolution anglaise : Coke (1552-1634), Raleigh (1552-1618), Bacon (1561-1626). En Angleterre, c’est durant la Révolution que la répression des sorcières atteint son apogée avec Hopkins (mort en 1647). Boyle (1627-1691) encourageait leur persécution. Hobbes (1588-1679), dans le Léviathan, assimile catholiques, magiciens et sorcières. Il estimait qu’elles recevaient un juste châtiment. Le champion intellectuel de la chasse aux sorcières est certainement Jean Bodin (1530-1596) qui demandait que les femmes soient brûlées aussi lentement que possible. Il est considéré aujourd’hui comme le penseur politique de l’État moderne et le théoricien de la tolérance religieuse (1). Il est l’auteur d’un manuel judiciaire pour la torture et l’extermination des sorcières : La Démonomanie (1580).

Kramer (1430-1505) et son ouvrage le Malleus Maleficarum (1486)

Le cas de Kramer est particulièrement intéressant. Il montre à quel point, en l’absence d’une connaissance exacte des faits, il est facile d’attribuer à l’Église un rôle inverse de celui qu’elle a eu en vérité.

Kramer était un dominicain allemand qui obtînt de ses supérieurs et du Pape d’être nommé inquisiteur d’une province d’Allemagne. Il utilisa ensuite cette fonction pour mener une chasse personnelle aux sorcières mais se heurta à l’opposition des prêtres et des évêques. Il se retourna alors vers le nouveau pape mal informé de la situation et implora son aide. Innocent VIII (1484-1492) se laissa convaincre de l’existence d’une dangereuse « secte de sorcières » active en Allemagne du Sud et lui accorda une bulle, Summis desiderantes affectibus (1484), qui lui donna le pouvoir d’infliger des peines ecclésiastiques jusqu’à l’excommunication. Malgré cela, Kramer se heurta à l’évêque du lieu Golser et il dut renoncer une nouvelle fois à ses menées répressives. En réaction, Kramer écrivit un livre : le fameux Malleus Maleficarum, le Marteau des sorciers, c’est-à-dire le marteau pour écraser. Il s’agit d’un manuel de 800 pages pour les juges contre les sorciers et les sorcières. Cet ouvrage ne fut pas publié par l’Inquisition comme le laisse entendre Dan Brown dans le Da Vinci Code, mais par Kramer lui-même. Pour donner de l’autorité à son œuvre, celui-ci le fit précéder par la bulle de 1484. Cela pouvait laisser croire que le pape avait donné sa bénédiction, ce qui n’était absolument pas le cas. Très tôt, l’Église le juge d’ailleurs en contradiction avec les conciles et l’interdit en 1490. La tentative de Kramer de porter la sorcellerie au rang de l’hérésie pour la faire relever des compétences de l’Inquisition échoua donc lamentablement. Malgré cette condamnation, le livre remporte un énorme succès grâce à l’imprimerie. Entre 1487 et 1669, il sera réédité 34 fois (2). Cela confirme au passage le mythe tellement répandu de la toute-puissance de l’Église, mythe qui permet d’attribuer à l’Église tous les errements du passé.

L’impact du protestantisme

Les régions protestantes sont particulièrement touchées : États allemands, Danemark, Scandinavie, Bohême. Les fondateurs de la Réforme étaient obsédés par la question du démon et la question du mal. Luther (1483-1546) consacre sa prédication aux sorcières le 06/05/1526 et appelle à cinq reprises à les tuer. Le 25/08/1538, lors de son sermon, il dit : « Vous ne devez pas avoir de pitié pour les sorcières, quant à moi, je les brûlerais toutes ». Calvin (1509-1564) s’est comporté en pyromane et a envoyé de nombreuses femmes au bûcher dans sa ville de Genève. Vers la fin du XVIème siècle, les protestants lançaient de terribles accusations contre la modération du Saint-Office. Cette modération était avancée comme une preuve de la complicité de l’Église de Rome avec les sorcières (1). Selon Decker, dans les régions luthériennes d’Allemagne, la part des femmes poursuivies était plus grande que dans les régions catholiques (2). Malgré cela, au cours des siècles suivants et jusqu’à nos jours, l’Église a été rendue responsable d’une grande partie des crimes et des bûchers installés par les protestants.

L’Église catholique a été l’acteur principal qui a protégé les femmes de la chasse aux sorcières.

Selon Giovanni Romeo, « les autorités de l’Inquisition romaine évitèrent une persécution sanglante contre la sorcellerie » (1). En 1525, le pape Clément VII (1523-1534) intervient en personne pour sauver des femmes et des hommes accusés. Clément VIII (1592-1605) agit aussi pour la libération et la réhabilitation des femmes. Un document officiel du Vatican de 1621, écrit par le dominicain Scaglia, montre que l’Inquisition romaine intervenait en faveur des droits des femmes accusées de sorcellerie, qu’elle élevait la voix contre ces phénomènes d’hystérie collective et qu’elle condamnait en termes nets les pratiques courantes de leurs juges et de leurs bourreaux (2). Après les interventions de Paul V (1605-1621) et de Grégoire XV (1621-1623), il résulta que plus aucune sorcière ne fut condamnée dans la sphère d’influence de l’Inquisition romaine (2). Le pape Urbain VIII (1623-1644) recommande encore en 1637 la plus grande prudence dans la poursuite des sorciers et des sorcières (3).

En Espagne, l’Inquisition usa de son pouvoir et de son influence pour mettre fin à la chasse aux sorcières menée par les foules et par les autorités séculières. Au lieu de brûler les sorcières, les inquisiteurs ont fait pendre certains de ceux qui les avaient condamnées au feu (4). Selon Léa (1825-1909), historien anticatholique, la persécution des sorcières a été « relativement inoffensive » en Espagne, probablement « grâce à la sagesse et à la fermeté de l’Inquisition » (4).

Si l’Italie, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande catholiques ont été très peu touchés par cette folie, il n’en reste pas moins vrai que des prêtres et des évêques catholiques ont été impliqués dans d’autres régions catholiques. A une époque où n’existaient pas les moyens de communication que nous connaissons aujourd’hui les instructions de la lointaine Rome restaient lettre morte dans une grande partie de l’Europe à commencer par l’Allemagne, lieu principal de ce fléau. Il ne faut pas négliger non plus ce fait si peu connu de l’opinion que, l’Église, dans de nombreux royaumes ou empires, était plus ou moins sous la domination du pouvoir temporel et que les charges d’évêque, par exemple, étaient attribuées par ce pouvoir et non par les autorités de l’Église elle-même. Il était facile pour le pouvoir politique de choisir des personnes plus facilement à leur convenance que des personnes profondément religieuses. Néanmoins, d’après Decker, sur la totalité des victimes de la chasse aux sorcières, l’Inquisition catholique reste peu impliquée puisqu’on la retrouve dans moins de 1000 cas dont 200 rien que pour Kramer (2).

Stanislas Grymaszewski
professeur de philosophie

Sources :
(1) Revue 30 Jours n°6 (1990).
(2) Michael Hesemann, Les points noirs de l’histoire de l’Église (2007).
(3) Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge (1977).
(4) Rodney Stark, Faux témoignages (2016).
À signaler également l’ouvrage du danois Gustav Henningsen (1980) sur l’Inquisition.

© LA NEF le 5 mai 2020, exclusivité internet