Dom Dysmas de Lassus, prieur du monastère la Grande Chartreuse publie un ouvrage pour dénoncer des abus inacceptables commis par certains fondateurs et proposer une vision équilibrée de la vie communautaire.
La question des abus spirituels et des dérives sectaires dans l’Église est une réalité douloureuse et révoltante. Aussi, il est très heureux que les plus hautes instances s’emparent du sujet dans un esprit de justice et de vérité. D’autant que la question prête souvent à la confusion, au déni et au manichéisme. Comme le rappelait le philosophe Pierre Dalet, le mot secte recouvre deux acceptions. La première, « secta » en latin, désigne une manière de vivre, une école de pensée, une communauté suivant l’enseignement d’un maître. La seconde, issue cette fois du verbe « secare », couper, revêt à partir du XVIe siècle une connotation péjorative pour désigner les Églises qui se séparèrent de Rome pendant la Réforme.
L’Église reconnaît aujourd’hui un groupe sectaire à un « faisceau de critères » (sœur Chantal-Marie Sorlin) : « culte de la personnalité », « coupure avec l’exterieure », « manipulations » et « incohérences de vie ». Lorsque l’abus spirituel d’un fondateur devient structurel et collectif au sein d’une communauté, on parle alors de dérive sectaire. Mais toute la difficulté tient au glissement apparemment invisible et indolore, qui fait qu’en suivant un maître (un fondateur, une personnalité charismatique, laïc ou ecclésiastique), toute une communauté s’est progressivement éloignée des Évangiles tout en cultivant une façade chrétienne, faisant de nombreuses victimes, souvent marquées à vie. Les bourreaux citent les mots du Christ, mais agissent avec le cœur de Judas.
Ces cas, graves et parfois spectaculaires, ont pu toucher toutes les sensibilités. C’est pourquoi, à la suite de « l’appel de Lourdes » adressé en 2013 aux évêques de France par des victimes d’abus, la Conférence des évêques de France a créé en 2015 une « Cellule » spécialement dédiée à la question (1), sous l’égide de Mgr Alain Planet.
Un ouvrage salutaire et constructif
C’est dans ce contexte que la Conférence des Religieux de France a publié en 2018 une étude (Vie religieuse et liberté), fruit de plusieurs années de recherche et d’enquête, à laquelle ont participé plusieurs spécialistes, dont le prieur de la Grande Chartreuse (2). Aussi, l’on peut considérer que l’ouvrage de Dom Dysmas, écrit à plusieurs mains (notamment avec Dom François You et le Père Pavel Syssoev, op), en est l’aboutissement. Il s’inscrit aussi dans un paysage éditorial disparate, fait d’études malheureusement inégales et de témoignages rarement bien reçus (3).
Mgr Carballo, secrétaire de la Congrégation pour la Vie consacrée, rappelle dans sa préface que « lorsqu’un membre du corps est malade, c’est tout le corps qui est mal en point » ; l’auteur ajoute que cette corruption est d’autant plus dommageable qu’elle touche ce qu’il y a de meilleur : la vie intime, spirituelle, des consacrés. Et c’est « la tristesse poignante » éprouvée devant la douleur des victimes qui a « déclenché l’écriture » de son ouvrage et poussé le chartreux à quitter le silence et l’anonymat auxquels l’invitaient ses vœux. N’est-ce pas en effet toute la « crédibilité de la vie religieuse » qui est en jeu, lorsqu’« une école d’amour et de sainteté » devient « un esclavage psychique et spirituel » ?
Citant notamment les travaux de la médecin et psychothérapeute Isabelle Chartier-Siben, le religieux montre que l’abus spirituel détourne toutes les vertus au profit de la libido dominandi de l’abuseur. L’obéissance devient servilité, l’humilité, une perte de confiance en soi, et le don de soi, une négation qui peut aller jusqu’au « meurtre psychique ». L’ouvrage, clair, exhaustif et pédagogue, permet de se saisir très facilement des outils de discernement précieux pour lutter dès la racine contre les abus (notamment par le sens des règles et des limites). Et après un éloge de la vie religieuse « authentique », l’auteur conclut sur une prière qu’il est bon de méditer : « Donne-nous le courage de ne jamais accepter l’inacceptable. »
Yrieix Denis
Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Cerf, 2020, 448 pages, 24 €.
(1) Entre octobre 2018 et février 2019, plus de mille signalements lui ont été adressés. Parmi eux, 86 ont été « retenus » : 30 concernaient des communautés, anciennes et nouvelles, 7 concernaient des prêtres.
(2) Dom Dysmas de Lassus élu prieur de la Grande Chartreuse en 2014, s’est fait connaître du grand public par sa contribution à La Force du Silence du cardinal Robert Sarah et de Nicolas Diat en 2016.
(3) On pourra citer : Laurent Lemoine, Désabuser, Salvator, 2019 ; Dinechin & Léger, Abus spirituels et dérives sectaires dans l’Église, Médiaspaul, 2019 ; Col. Dérives sectaires au sein de l’Église, Mols, 2017 ; Sophie Ducrée, Récit d’un abus spirituel et sexuel, Tallandier, 2019.
© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020