On disait jadis que Dieu éprouvait les justes et punissait les pécheurs. Ce langage est devenu inaudible. Dieu qui est bon et miséricordieux ne peut punir en ce monde (peine temporelle) ni même dans l’autre (peine éternelle). À la rigueur, on dira qu’il permet le mal, qu’il ne l’empêche pas, mais de nulle manière il ne peut le vouloir. Autrement dit, Dieu, cause première, laisse se dérouler et interférer les causes secondes bonnes ou mauvaises. Ni le malheur, ni la maladie ou l’échec ne sont des sanctions divines. Dieu est en dehors de tout ça. On se scandalisera volontiers, on sanctionnera celui qui oserait l’affirmer, on l’accusera d’esprit archaïque, que sais-je encore.
Et pourtant la Bible est pleine de sanctions divines. La Révélation ne nous dit-elle pas que la souffrance et la mort sont la sanction, la peine, le châtiment du péché originel[1]. Les malheurs qui accablent les hommes, l’hostilité de la nature sont la conséquence du premier péché, et l’effet de la « volonté punitive » (on dit « vindicative ») de Dieu.
On précisera que tout mal subi par une créature n’est pas le résultat immédiat d’un péché personnel. Ce que le Christ a nettement indiqué : « Ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a tuées dans sa chute, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne voulez pas vous repentir, vous périrez tous de même » (Lc 13, 4-5). Dans le même sens, l’Église a condamné la proposition suivante de Baius : « Toutes les afflictions des justes sont à tous égards des punitions pour leurs péchés ; c’est pourquoi Job et les martyrs qui ont souffert, ont souffert à cause de leurs péchés[2]. »
Lorsque Dieu a privé Adam, à cause de son péché, de l’état de la justice originelle dans lequel il était établi, et que cette privation a affecté sa descendance, les maux qui en ont découlé, la souffrance et la mort, sont dites peines voulues indirectement comme conséquence du châtiment. Dieu ne peut vouloir que le bien, et ici le bien de l’ordre de la justice. En voulant la juste peine, per accidens, Dieu veut d’abord le bien de la justice.
Néanmoins, et quoi qu’il en soit de la peine du péché des origines, il est certain que tous les malheurs dans l’histoire individuelle et collective de l’humanité ne sont pas, purement et simplement, des châtiments infligés par Dieu. Il est exact que toute peine en ce monde n’est pas un châtiment de Dieu et ne correspond pas à une faute commise, cependant on ne saurait affirmer non plus qu’elle ne l’est jamais. Jésus ne dit-il pas au paralytique de la piscine de Bethesda qu’il faut se garder du péché, car il pourrait se faire que telle affliction soit la conséquence d’un péché : « Tâche de ne plus pécher, de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire ! » (Jn 5, 14). Cette réponse donne déjà à entendre que l’infirmité dont cet homme avait souffert était le résultat de quelque péché. Et encore, ailleurs, à propos de Galiléens massacrés par Pilate, Jésus déclare : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière » (Lc 13, 5). Jésus nie que ces victimes aient, plus que d’autres, mérité un châtiment, mais il établit un lien moral entre une calamité du même ordre que la leur et l’éventuelle impénitence de ses auditeurs, et il ne se contente pas simplement d’avertir des conséquences négatives que leur conduite devait naturellement entraîner. Jésus établit un lien de causalité entre la ruine prévue de Jérusalem et le fait que la ville sainte n’a pas connu le jour où Dieu l’a visitée (Lc 19, 41-44). Les Actes montrent Ananie et Saphire successivement foudroyés par les remontrances de Pierre qui leur reproche leur fraude (Ac 5, 5-10).
On dit même dans la Bible que Dieu « éprouve » les justes, qu’il « envoie » des souffrances aux pécheurs pour les inciter à se convertir, les avertir qu’ils font fausse route, les amener à réfléchir[3]. La souffrance est à la fois un remède, un secours et une correction, un avertissement salutaire. La sanction divine comporte aussi un caractère médicinal. Il reste que dans la vie, la nôtre, il y a des épreuves incompréhensibles, et parfois un déséquilibre patent entre la souffrance des justes et la prospérité des méchants, dont le livre de Job et le psaume 71 (73) témoignent.
Ajoutons que l’idée qu’un mal temporel puisse être un châtiment divin n’implique pas qu’il soit posé en dehors du cours habituel des choses. La vie est pleine de ces événements de hasard, de fortune, de chance et de désagréments qui ne sont pas en dehors de l’ordre mystérieux de la Providence. Car tout l’ordre des causes s’enracine dans une sagesse qui en dirige le cours et le déploiement. Ne dit-on pas et c’est fort juste que « les voies de Dieu nous sont impénétrables ». L’Écriture dit : « Qui dira qu’une chose arrive sans que le Seigneur l’ait ordonnée[4] ? » On ne peut mettre Dieu en dehors du monde, du cours naturel des choses, de l’histoire, de l’enchaînement des événements, bons ou mauvais. Il ne faut pas concevoir le rapport de Dieu et des causes secondes, nature ou hommes, en parallèle, encore moins en concurrence. Il ne faut pas opposer la sanction immanente d’une action mauvaise, le désordre que cause naturellement dans le cosmos une conduite contraire à l’ordre des fins de la nature, et la sanction qui serait transcendante, proprement divine parce qu’expressément voulue par Dieu, en tant que peine-sanction elles se rapportent à Dieu comme à leur cause première. Certes, Dieu ne veut pas la faute, ni directement ni indirectement, on dira qu’il la permet, mais il veut indirectement, per accidens, le mal de nature (que le lion mange l’antilope c’est dans l’ordre des choses voulues par le créateur), et le mal de peine que celle-ci soit éternelle (la damnation qui a sa cause première dans la créature pécheresse), ou qu’elle soit temporelle, en raison de sa justice. Tout l’ordre naturel des causes et des effets dépend de la causalité divine. Seul l’acte moralement mauvais, le péché échappe, en sa formalité peccamineuse et déficiente, à Dieu cause première universelle du bien moral.
Il reste qu’oser affirmer, au nom des principes que nous venons de rappeler, que telle ou telle maladie ou tel fléau est un châtiment de Dieu demande réflexion. Il ne faut pas parler à la légère et se mettre à sa place, comme si nous connaissions sa volonté, ce qui ressort du bon plaisir de Dieu, qui ne nous est connu que par révélation. A contrario, il ne faut pas dire de manière péremptoire que le mal dont l’homme pâtit n’est jamais une peine, que Dieu ne corrige pas, n’avertit pas, ne nous fait pas signe par des évènements positifs ou négatifs. Le plus délicat et le plus difficile c’est de lire les lignes de ce temps. Dans ce domaine nul n’est interprète qui veut, seuls les prophètes sont à même, et non sans la grâce, de déchiffrer les signes de la volonté divine.
Dieu n’est pas l’agent immédiat ou éloigné des maux qui nous frappent. Ce qu’il y a parfois de déréglé dans la nature ou dans les actions des hommes est le résultat d’une combinaison d’erreurs humaines, causées par un agent humain imprévoyant, imprudent ou malveillant. Un mal peut être la peine d’un péché quand celui qui en est la victime en est aussi la cause ; en ce cas ce mal est en effet la conséquence physique d’un acte moralement désordonné. De ce mal, on dira que Dieu le permet, et même qu’il le veut indirectement, conformément à sa justice qui veut la peine en conséquence du péché. Dieu corrige et avertit, sans aucun doute, et le châtiment est un signal, une provocation à la conversion, une interpellation salutaire. Il a une valeur correctrice et une visée spirituellement médicinale. Il n’empêche que bien des maux subis ici-bas sont souvent sans rapport direct avec les personnes qui en sont les victimes, mais là encore ces maux nous disent quelque chose de la part de Dieu, là encore il convient de pouvoir et de savoir déchiffrer le signe.
Tout est dans la main de Dieu, la vie comme la mort, et même le péché dont il n’est absolument pas la cause. C’est pourquoi Job peut dire en toute vérité : « Dieu a donné, Dieu a repris, que le nom de Dieu soit béni » (Jb 1, 21), et nous savons que « toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8, 28), et inversement, que tout contribue au bien de ceux que Dieu aime, même le mal de peine.
C’est dire aussi que s’il convient pour un chrétien de porter en esprit de pénitence les misères et afflictions de la vie, il serait faux de se présumer coupable de chaque malheur subi comme s’il était la conséquence directe d’une faute personnelle. Un malheur, une peine, un échec, une maladie ne font de personne un maudit de Dieu à qui on pourrait dire, ou de qui on pourrait penser, qu’il n’a eu que ce qu’il mérite. Il y a chez certaines personnes une manière de considérer les fléaux qui accablent les hommes (peste, tempête destructrice, tremblement de terre, maladies contagieuses, etc.) comme autant de châtiments divins justement subis, qui est abusive et souvent fausse, présomptueuse. Nous l’avons dit, tout malheur n’est pas peine d’un péché personnel.
Les peines de cette vie, que Dieu les impose ou les permette, n’ont de sens que pour changer notre manière de vivre et nous rapprocher de Dieu. Il arrive que ce qui est apparemment châtiment puisse être le point de départ d’une ascension spirituelle, comme on le voit dans la vie des saints. Le mal qui nous afflige, c’est dans l’abandon à la divine providence que nous l’acceptons comme une peine dont Dieu a la clé ; une peine, un mal que par ailleurs nous combattons, pour lequel nous avons le devoir de nous soigner. L’abandon à la volonté divine dans l’épreuve, la maladie et le mal, n’est ni fatalisme ni résignation maladive, mais confiance en la Providence qui gouverne toutes choses au gré de sa volonté[5].
fr. P.-M. Margelidon, o.p.
Le Père Philippe-Marie Margelidon est Dominicain de la province de Toulouse et rédacteur en chef de la Revue Thomiste.
[1] Cf. CEC, n° 402-406, 1264. Pour la Bible, on se reportera au Vocabulaire de Théologie Biblique (VTB) qui présente le rapport du mal et de la peine-châtiment à Dieu de manière mesurée, dans le contexte de la révélation, voir art. : « Châtiments », « Calamités », « Colère de Dieu », « Vengeance ».
[2] Pie V, Bulle « Ex omnibus afflictionibus » (1er octobre 1567) ; cf. Denziger, no 1972.
[3] Dire que Dieu envoie des épreuves n’est pas faux, mais cela ne signifie pas que Dieu nous veut du mal, qu’il veut nous faire souffrir. Pas plus il ne fait mourir des innocents dans une catastrophe naturelle (tsunami ou tremblement de terre), ou qu’il veut donner la mort, dont la catastrophe serait le moyen ; cf. l’épisode de l’aveugle-né (cf. Lc 13, 4-5 ; Jn 9, 2-3). Si châtiment il y a, disons plutôt épreuve et que Dieu la veut ou la permet, c’est qu’elle a un but salutaire, qu’elle un sens, qu’elle nous dit quelque chose que Dieu veut pour nous. Dieu nous éprouve pour vérifier la qualité de notre foi et de notre amour, pour faire croître en nous le sens de la grâce et de la miséricorde divines, la vérité du fameux « tout est grâce » thérésien repris par Bernanos.
[4] Lm 3, 37-38. Dans le même ordre d’idée Job dit : « Nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ? » (Jb 2, 10). Rien de ce qui arrive n’échappe à l’ordre éternel de la providence divine, ni n’est pas soustrait à sa causalité ou à sa permission.
[5] Pour approfondir cette question, voir notre livre Dieu et le mal, Cinq approches, « Sed contra », Lethielleux, 2020, p. 75-83 ; Id., « De la volonté divine du mal et de sa justice punitive », Revue thomiste (117) 2017, p. 245-272 ; Robert Augé, Dieu veut-il la souffrance des hommes ? « Sed contra », Paris, Lethielleux, 2020, p. 94-99, 228-241, 325-334, 350-374, 836-845.
© LA NEF, le 22 juin 2020, exclusivité internet