«Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus parce que la vie s’en est allée ailleurs. » Jean Raspail, du haut de ses quatre-vingt-quatorze ans, n’est pas mort de vieillesse. Il n’a cessé de sonner de la trompette et de sauter sur son cheval. La vie a coulé dans ses romans qui ont bercé des générations de lecteurs en quête d’idéal, de beauté et d’absolu.
Nous garderons en mémoire sa moustache blanche soignée, son sourcil broussailleux, son élégance aristocratique et la malice de son regard. Né le 5 juillet 1925, l’écrivain récompensé par le Grand Prix de l’Académie française pour Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie a fréquenté dans sa jeunesse Saint-Jean-de-Passy et l’institution Sainte-Marie-de-Monceau. Ennuyé par les études, Jean Raspail voyage aux confins de la terre, à la rencontre de civilisations perdues. Celle des Alakalufs nous vaudra le magnifique roman Qui se souvient des hommes, récompensé par de nombreux prix et traduit en dix langues. Cette passion pour les peuples disparus donne la clef de voûte de son œuvre romanesque, qui prendra son envol en 1973 avec la parution du Camp des Saints.
En 1976, Jean Raspail fait sienne l’utopie magnifique d’Antoine de Tounens. Le royaume de Patagonie, dont ce modeste Périgourdin s’était proclamé roi en 1860, devient sa patrie mythique. Selon les mots de Michel Déon, c’est avec tendresse, ironie, fierté et mélancolie qu’il y établit « son exil intérieur ». Grâce au romancier, voilà Antoine de Tounens ressuscité et légitimé : Jean Raspail se déclare Vice-Consul de Patagonie et lui rallie la fidélité fantaisiste et inconditionnelle de milliers de sujets à travers le monde.
« C’est bien plus beau lorsque c’est inutile », écrivait Edmond Rostand. L’auteur de Sire et du Jeu du roi a bien des airs de Cyrano. Jean Raspail se fait le chantre des causes perdues. Il s’y engouffre corps et âme, il y met l’énergie du désespoir et la ferveur d’un adolescent. Il se trompe volontairement d’époque, revendique une éternelle inadaptation au monde moderne. Ses combats ne sont pas politiques, ils sont romanesques. Civilisation occidentale, monarchie, peuples disparus, tradition catholique, tout survit dans la littérature et y acquiert un supplément d’âme. Son œuvre, profondément pessimiste, peint une société uniformément grise malgré la prétendue diversité. L’incontournable Camp des Saints, vendu à plus de cent trente mille exemplaires, raconte bien avant Soumission l’invasion migratoire de notre pays. Le camp des Saints est une parabole, la parabole de l’Occident vide, de nos nations de « tout petits bourgeois » incapables de résister aux hordes du Tiers-Monde. « La France a cédé » peut-on lire à la fin du roman. « La masse, la voici. […] Cela s’entend, cinq milliards d’êtres humains, debout sur toute la terre ! Tandis qu’avec Marcel et Josiane, sept cents millions de Blancs ferment les yeux et se bouchent les oreilles. » Le constat est sans appel. Il trouve cette année un écho tout particulier. Le lecteur s’échappe néanmoins en riant sous cape car la littérature, elle, n’est pas une cause perdue : Jean Raspail est le romancier de la transmission. Par lui continue à vivre et à se transmettre un monde presque oublié au milieu d’une actualité privée d’espérance.
Souvent interrogé sur ses amitiés littéraires, Raspail écrivait : « je ne sais pas si les Hussards m’auraient accepté parmi eux. » Maintenant que tout est accompli, gageons que Laurent, Nimier, Déon et Blondin sauront lui faire une place à côté d’eux pour l’éternité. Celui qui est resté injustement sur les marches de l’Académie française tout au long de sa carrière est enfin Immortel.
Marie de Dieuleveult
© LA NEF n°327 Juillet-Août 2020