Nous avons le privilège de vous offrir les fortes réflexions de Pierre Manent, l’un des plus éminents penseurs français contemporains, sur le confinement vécu par les chrétiens et sur ce qu’est l’Église qui a un statut particulier que la laïcité ne peut appréhender. Nous l’en remercions chaleureusement.
Les catholiques, comme l’ensemble des Français, ont été surpris, étourdis, sidérés, par la pandémie et par le confinement qui lui répondait. Comme la plupart des Français, ils ont obéi aux règles sanitaires, à la fois par peur du virus et par devoir d’obéissance au gouvernement légitime. Ils ont accepté sans mot dire d’être privés des sacrements, y compris pendant la Semaine Sainte. Les jours passant, en même temps que la routine s’installait, l’état d’exception paraissait de moins en moins acceptable. À la privation douloureuse de la vie ecclésiale, s’ajoutait le sentiment pénible que les institutions publiques étaient parfaitement indifférentes aux besoins religieux des citoyens, qu’à aucun moment de la prise de décision le gouvernement n’avait accordé une minute de réflexion, une once de considération, à cette composante de la vie commune. Des prêtres, des associations, quelques évêques même, commencèrent à faire part de leur malaise, avec une émotion qui trouva un écho dans l’opinion générale. Pour la première fois depuis longtemps, une plainte catholique rencontrait une certaine sympathie dans les médias. Soudain le Conseil d’État somma le gouvernement de rétablir rapidement les conditions d’exercice de la liberté religieuse. C’était plus que l’institution ecclésiale elle-même n’avait osé demander. Cette divine surprise fit paradoxalement mesurer aux catholiques combien ils étaient demeurés passifs devant la situation qui leur était faite, et combien faiblement ils avaient défendu leur bien propre et fait valoir leur droit.
On ne peut qu’être frappé en effet par la timidité de la plupart des arguments avancés qui se ramenaient à ceci : nous aussi ! Nous aussi nous avons des droits, nous aussi nous participons à la vie commune, nous aussi nous sommes au service de nos concitoyens. Ces arguments sont évidemment valides car ils correspondent à notre situation constitutionnelle, spécialement au principe de laïcité qui suppose que l’institution publique, indifférente à ce qui est propre à chaque religion, s’attache seulement à garantir les droits égaux de toutes. En la circonstance, pourtant, l’on ne pouvait pas faire entièrement abstraction du contenu propre de la religion considérée. Les autorités politiques raisonnaient implicitement ainsi : les travailleurs s’adaptent à la situation par le télé-travail, les croyants par des télé-assemblées, où est le problème ? Elles ne percevaient pas en quoi consiste cette assemblée, réelle et non virtuelle, dont les catholiques désiraient le rétablissement. Nous devions faire comprendre la raison d’être et le sens non pas d’une assemblée religieuse parmi d’autres, mais de cette assemblée religieuse, l’assemblée catholique.
La religion est-elle une opinion ?
L’obstacle inséparablement politique et logique consiste en ceci que, pour résoudre le problème posé par la division des confessions chrétiennes à la suite de la Réforme, on résolut de concevoir les religions comme autant d’opinions diverses entre lesquelles l’État se devait d’être neutre : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (1). Cette assimilation, politiquement ou juridiquement nécessaire, a un coût considérable. Non seulement elle tend à effacer les différences qualitatives entre les religions (et d’ailleurs aussi entre, d’un côté, les religions et, de l’autre, toutes les autres associations fondées sur des « opinions »), mais, ce faisant, elle tend à dés-instruire les sociétaires : les non-croyants savent de moins en moins à quoi peut bien ressembler une religion, et les croyants eux-mêmes ont une vue de plus en plus pâle et pauvre de leur religion. Le risque est grand pour les catholiques dont la religion est la plus complexe et la plus articulée, et la moins susceptible d’être ramenée à une opinion ou un ensemble d’opinions.
L’Église catholique naît à la Pentecôte : les apôtres « furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer […] chacun les entendait parler sa propre langue » (Ac 2, 4-6). Pierre explique immédiatement : « Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité, nous tous en sommes témoins. […] Il a donc reçu du Père l’Esprit Saint promis et il l’a répandu, comme vous le voyez et l’entendez » (Ac 2, 32-33). Le passé est confirmé en même temps que l’avenir est ouvert : l’Église a son fondement et son centre dans la mort et la résurrection du Christ, elle sera guidée par l’action constante de l’Esprit. L’association religieuse apparaît ici indépendante non seulement de toute association humaine préexistante, que ce soit cité, empire, ou peuple, mais même de la lettre d’une Écriture sacrée : sous le règne de l’Esprit, il n’y a plus de langue sacrée, et la lettre de l’Écriture, que l’on peut traduire dans toutes les langues, ne peut être comprise qu’avec l’aide de l’Esprit.
L’Église a la consistance d’une cité
La spécificité, le caractère unique de l’Église catholique et apostolique sont confirmés et précisés par l’événement qui achève et concrétise institutionnellement la Pentecôte, à savoir l’Assemblée de Jérusalem qui dénoue le conflit entre les fidèles qui jugeaient qu’il fallait circoncire les païens et les autres qui rejetaient cette obligation, ce conflit sans la résolution duquel il n’y aurait pas eu « l’Église ». Comme on sait, sous l’impulsion de Pierre, l’Assemblée décide « de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu » (Ac 15, 19). Le plus intéressant pour nous réside dans les termes de la lettre qui va être portée à Antioche, en particulier dans la phrase suivante : « Il a paru bon à l’Esprit Saint et à nous-mêmes de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables… » (Ac 15, 28). Le début de cette phrase, rédigée en langue grecque, décalque la formule des décrets pris par les cités grecques : « Il a paru bon au conseil et au peuple… » On mesure l’extraordinaire audace de cet emprunt. On mesure aussi quels enseignements ce « concile des apôtres », tirant les conséquences de la Pentecôte, comporte pour la manière dont nous devons comprendre « le fait de l’Église ». Ce n’est pas là l’Église calquée sur la forme impériale, puissance orgueilleuse parmi les puissances orgueilleuses, c’est l’Église à peine naissante, sous la direction de Pierre, une association privée de tout ce qui donne force et crédit à une association humaine, c’est cette Église qui déclare son pouvoir et son droit de délibérer et de décider comme délibère et décide la cité humaine. Bref, l’Église a la forme et la consistance d’une cité.
Aujourd’hui les catholiques peuvent bien rejeter l’Église du sabre et du goupillon, ou du trône et de l’autel, ou l’Église des papes fulminant interdits et excommunications, ou encore l’Église « constantinienne », ils ne peuvent pas rejeter l’Église de Pierre et du concile des apôtres. Si l’Église est aujourd’hui autre chose qu’une somme de nostalgies ou que la trace laissée par une « grande chose » dont on ne sait plus bien en quoi elle consistait, seulement qu’elle ne nous concerne plus, c’est parce qu’elle est autre chose qu’une association d’individus exerçant leur droit à avoir des opinions, elle est une sorte de cité, une « forme commandante » dans laquelle est conduite une opération spécifique, une opération qui porte sur l’homme tout entier et qui est proposée à tous les hommes, cette opération que l’Église dans son langage pesant mais clair appelle la « sanctification » et dont la source et l’organe résident dans le sacrifice de la Messe.
Dans l’Église, les catholiques n’exercent pas d’abord une activité sociale utile à leurs concitoyens et aux hommes en général, même s’ils font cela aussi, ils sont engagés dans une opération de haute et grande ambition, qui non seulement a sa finalité et son prix en elle-même – devenir chrétien –, mais qui est la « chose à faire » la plus désirable et la plus urgente pour tout homme soucieux du sens de sa vie.
Les catholiques ne réclament aucun privilège public lorsqu’ils demandent de pouvoir exercer ce que leur religion a de propre ou de spécifique : il faut que les assemblées chrétiennes soient ouvertes pour que puisse se former et se renouveler sans cesse autour de l’autel ce peuple nouveau qui depuis la Pentecôte naît de tous les peuples et parle toutes les langues.
Pierre Manent
(1) Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Art. 10.
© LA NEF n°327 Juillet-Août 2020