Bill Gates © Wikipedia

L’oligarchie à la manœuvre

La Nef a récemment (1) donné la parole à Gregor Puppinck au sujet des conflits d’intérêts au sein de la Cour européenne des droits de l’homme que relève un très détaillé rapport du Centre européen pour le Droit et la Justice (ECLJ). Rapport et articles, très factuels, sont à lire absolument pour prendre conscience ou améliorer notre connaissance de l’influence politique colossale qu’exercent quelques milliardaires et les organisations qu’ils financent, sous couvert souvent de philanthropie. Le cas des Open Society Foundations et de son fondateur et financeur George Soros sont largement couverts dans ledit rapport. Mais l’exemple de Bill Gates et de la Fondation Bill et Melinda Gates qu’il a créée, finance et dirige avec son épouse mérite aussi d’être cité. Le couple, dont la fortune personnelle s’élève à plus de 100 milliards de dollars, y a consacré depuis sa création en 2000 plus de 30 milliards de dollars (26,5 milliards d’euros), finançant plus de 1400 programmes dans plus de 130 pays. Parmi ces bénéficiaires, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ; les États membres les plus riches de cette organisation onusienne « ont peu à peu choisi de privilégier des financements volontaires qui peuvent être fléchés sur les programmes de leur choix, au détriment des contributions fixes dont l’OMS dispose à sa guise. Alors que dans les années 1970 les contributions fixes des États pesaient 80 % du budget, elles ne représentent plus aujourd’hui qu’environ 20 % du total. Symbole de cette “privatisation” : la place prise par la Fondation Bill et Melinda Gates qui, avec plus de 300 millions de dollars versés en 2017, est devenue le deuxième financeur de l’agence après les États-Unis. Très directif dans le choix de ses programmes, l’ancien magnat de l’informatique promeut une culture du résultat qui dérange. Une boutade a fini par circuler à son sujet : “Qu’on lui donne le prix Nobel et qu’il nous fiche la paix !” »

Le privé fixe ses objectifs
Ainsi donc, sur la base en quelque sorte du « qui paie commande », la Fondation Gates et à travers elle le couple Gates, tentent de fixer unilatéralement des objectifs de santé publique. Une telle tendance, avérée dans ce domaine, est à craindre vis-à-vis d’autres bénéficiaires des fonds. Non que de tels avis unilatéraux soient par nature mauvais, voire intéressés quant à de possibles « retours sur investissements », mais il demeure que sur la forme ils interviennent bien souvent dans ce qui relève de choix politiques, avec ce qu’ils supposent certes de faiblesses mais aussi d’une forme de responsabilité absente pour de telles fondations. Le Programme des Nations Unies pour le développement souligne lui-même que « les fondations se considèrent comme des partenaires de développement à part entière, plutôt que comme des donateurs, et s’attendent à pouvoir participer de près à des activités telles que les discussions sur les politiques, le plaidoyer et l’analyse des problèmes. Elles influencent les politiques de développement international ». Pourtant il n’y a, dans nos sociétés démocratiques, pas d’alternative : soit la souveraineté, avec le binôme délégation du titulaire/responsabilité du bénéficiaire, existe déjà et « appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice » ; soit elle n’existe pas ou plus, étant alors transférée ailleurs et à d’autres, plus ou moins lointains, plus ou moins connus, plus ou moins responsables… Mais nous aurions alors changé de régime.

Redevenir maîtres de nos destins
Les épreuves liées au Covid-19 ont amené des décisions politiques que l’on croyait définitivement rangées au rayon des souvenirs historiques et que beaucoup réservaient à quelques nostalgiques du rôle des États. L’Union européenne, par exemple, a dû renoncer en quelques jours à plusieurs de ses principaux totems, en acceptant le rétablissement de frontières extérieures et intérieures, en activant la clause dérogatoire générale du cadre budgétaire de l’UE renvoyant ainsi la règle des 3 %, si l’on ose dire, « aux calendes grecques », en actant l’inexistence de la mythique « solidarité européenne », et plus encore de l’« union sans cesse plus étroite », révélée par la diversité des réactions nationales mais surtout par la priorité donnée par chaque État à ses propres ressortissants, légitime et même naturelle, mais inacceptable et mortifère vu de Bruxelles.
Ainsi donc, face à tous ces « autres » – Union européenne certes mais plus largement Etats-puissance, organisations internationales ou non-gouvernementales, multinationales, fondations d’oligarques… qui se sont saisis de pouvoirs que nombre d’États et de peuples ont progressivement abandonnés –, l’occasion est dramatique mais peut-être unique de redevenir, délibérément et intelligemment, maîtres de nos destins collectifs.

Jérôme Soibinet

(1) Cf. La Nef n°324-325 Avril-Mai 2020.

Jérôme Soibinet est chargé de cours en droit de l’Union européenne à l’ICES et chercheur associé à l’Institut Thomas More, il est co-auteur du rapport Principes, institutions, compétences. Recentrer l’Union européenne de l’Institut Thomas More.

© LA NEF n°327 Juillet-Août 2020