Chantal Delsol, bien connue de nos lecteurs, a de publié Le crépuscule de l’universel, essai remarquable dont elle nous parle ici. Entretien.
La Nef – Comment expliquez-vous que la culture occidentale soit la seule à avoir eu une prétention universelle ?
Chantal Delsol – Cela vient du monothéisme juif et chrétien, et plus fondamentalement de l’apparition de l’idée de vérité. Les autres cultures étaient fondées sur des mythes, qui sont idiosyncrasiques, c’est-à-dire valables seulement pour la culture qui les abrite. Les cultures précédentes avaient des dieux multiples, attachés à des villes ou à des régions précises. La croyance en un Dieu unique et réel – considéré comme une vérité et non comme un récit ou mythe – engage l’idée d’universel. Une vérité est pour tout le monde, ou n’existe pas. Plus tard, l’universalisme s’est étendu aux droits de l’homme, considérés comme une vérité morale valable pour tous les humains. Depuis l’avènement du monothéisme, l’universalisme est notre mode de pensée. C’est ce qui explique que la science se soit développée en Occident.
Vous montrez comment cette prétention est aujourd’hui combattue, notamment par la Chine, la Russie, les pays musulmans, et en même temps vous reconnaissez qu’il existe un « effet cliquet » qui fait qu’en matière d’émancipation on revient rarement en arrière : comment alors espérer revenir sur les dérives de la postmodernité, notamment en matière anthropologique ?
Il y a deux questions dans votre question.
Cette prétention universaliste est en effet vivement combattue aujourd’hui par plusieurs cultures, ce qui ne signifie pas que nous allons revenir en arrière, mais que le monde se trouve dès lors séparé entre ceux qui acceptent la modernité occidentale, et les autres. Il me semble, plutôt que de parler comme l’avait fait Huntington de conflit de civilisations, de voir là un débat entre l’individualisme et le holisme. D’autant que ce débat existe aussi au sein même de l’Occident (Trump versus Clinton, Orban versus Macron).
Oui je crois qu’il y a un effet cliquet. Je ne crois pas du tout que nous pourrons en France revenir à l’interdiction des études supérieures aux femmes. Ou bien recommencer à penser que pour les hommes toute femme est une forme de gibier. Personnellement je n’y crois pas, à moins évidemment que nous soyons occupés par une autre culture, différente. Je crois que les véritables dérives anthropologiques sont rares : par exemple, le mariage entre deux personnes du même sexe en est une (ne serait-ce qu’en raison du nom qui a été donné : « mariage » qui est une violation voulue des significations). Dans ces cas-là, oui je crois que nous reviendrons dessus, et même qu’il pourra y avoir des « repentances ».
Vous expliquez très clairement les paradigmes qui s’opposent entre, d’un côté, l’universalisme occidental qui joue sur l’émancipation en s’appuyant sur l’individualisme et le cosmopolitisme, et, d’un autre côté, les cultures plus holistes qui pensent que la liberté a besoin de limites (responsabilité) et l’homme besoin d’enracinement ; l’Union européenne est l’archétype du premier paradigme et ne semble pas prête de vouloir en changer : une évolution vous semble-t-elle cependant possible, et comment ?
C’est la raison de mon intérêt de vieille date pour les sociétés d’Europe centrale. Elles sont plus raisonnables que nous sur bien des points, parce qu’elles ont souffert, parce qu’elles n’ont pas vu passer les Trente Glorieuses qui nous ont gâtés, parce qu’elles sont souvent plus spirituelles que nous. J’espère beaucoup qu’elles contribueront à modérer les bacchanales individualistes de l’Europe institutionnelle…
Alors que nous pensons en Occident que la démocratie est universelle et qu’il convient de l’étendre au maximum (cf. les Américains en Irak, par ex.), vous expliquez qu’elle n’a rien d’universelle, ayant besoin de conditions très particulières pour vivre : cela n’est-il pas finalement un prétexte facile pour laisser les tyrans en place et s’en laver les mains ?
C’est une question de toujours… Après les multiples et récentes déconvenues que nous avons eues face aux révolutions arabes (ces révolutions ne débouchent pas sur la démocratie, mais sur l’islamisme), nous venons de comprendre que la démocratie n’est pas un mécanisme, mais une culture. Elle ne s’instaure que dans les sociétés de liberté, c’est-à-dire là où il existe une anthropologie de liberté. Quant à savoir si l’on doit laisser les tyrans en place : je crois qu’à cet égard notre discours est hypocrite. Si vraiment nous tenons à abattre les tyrans, il faut envahir aussitôt la Corée du Nord.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
« Le crépuscule de l’universel »
Avec Le crépuscule de l’universel (1), Chantal Delsol poursuit son analyse passionnante de nos sociétés postmodernes (2), bâtissant ainsi une œuvre magistrale et incontournable qui fera date.
Après la chute du communisme en Europe de l’Est, le modèle occidental, qui se prétend universel et se caractérise par l’individualisme libéral, le mondialisme et la démocratie des droits de l’homme, semblait avoir gagné la partie, au point que Fukuyama en arrivait à prédire la « fin de l’histoire ». Seulement voilà, loin de l’emporter, ce modèle est de plus en plus décrié et combattu, non seulement par de grandes puissances comme la Russie ou la Chine, par les pays musulmans, mais aussi par des pays d’Europe de l’Est gouvernés par des chefs « populistes » ou « illibéraux ».
Que reproche-t-on à ce modèle ? Principalement l’individualisme exacerbé, l’abus de liberté individuelle et d’égalitarisme qui produisent les maladies du corps social (destruction du lien social qui conduit à la solitude) et de l’âme (matérialisme, athéisme), le cosmopolitisme qui pousse aux déracinements spatiaux et culturels, comme si chaque individu était une île autonome. Deux « paradigmes anthropologiques » s’affrontent, explique Chantal Delsol : « L’individualisme occidental, libéral et mondialiste, se trouve en face de plusieurs cultures distinctes qui le combattent au nom chaque fois d’une forme d’holisme et d’enracinement » (p. 9). Certes, ajoute-t-elle, « les États-providence peuvent répondre matériellement aux dégâts engendrés par la solitude individuelle. Mais ils ne peuvent répondre spirituellement. Ainsi, la postmodernité engendre-t-elle des sociétés aux citoyens rassasiés de nourriture, mais affamés de connivence, et donc, de sens. Des sociétés moins guettées par la pauvreté que par le désespoir et par le dégoût de vivre » (p. 369).
La religion du Progrès a été le moteur de l’idéologie de la modernité, tout particulièrement au XIXe siècle, lorsque l’on croyait encore à la possibilité de la perfection ici-bas. Les utopies ont fait long feu et l’on peut définir le passage à la postmodernité comme l’époque – qui est la nôtre – basée sur la « religion du progrès moral, au sens où elle repose sur la sacralisation des avancées morales – ou supposées telles » (p. 26). « Notre morale est, littéralement, devenue une religion, la seule religion qui nous reste après la fin de la chrétienté » (p. 210), écrit Chantal Delsol.
Ces « avancées morales », liées à notre individualisme autant qu’à notre vision de la liberté individuelle (« Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres », adage dont Chantal Delsol démontre l’erreur avec brio), alimentent des droits de l’homme qui ne cessent de s’amplifier et qu’il est interdit de remettre en cause, sous peine d’attentat incongru contre le sens de l’histoire ! Cette « religion du progrès moral », qui instaure une hypermoralisation de nos sociétés, est à la fois profondément intolérante et prosélyte par sa prétention universelle, ce que contestent nombre de pays non occidentaux. « Le conflit a pris les dimensions d’une guerre des dieux, d’une guerre entre le bien et le mal » (p. 44). Et ces pays ne sont pas dupes : « L’universalisme, le cosmopolitisme sont des armes de l’Occident pour dominer » (p. 258).
En conclusion de cet essai particulièrement riche, Chantal Delsol nous invite à écouter les revendications des pays d’Europe centrale : « les mises en cause de l’universalisme occidental accusent moins la postmodernité que sa dénaturation, récusent moins l’émancipation que l’irresponsabilité individuelle, qui ne lui est pas forcément corrélée » (p. 370). D’où l’importance d’admettre une pluralité de voies possibles dans cette postmodernité…
Christophe Geffroy
(1) Cerf, 2020, 378 pages, 22 €.
(2) Cf. plus particulièrement L’âge du renoncement (Cerf, 2011), Les pierres d’angle (Cerf, 2014) et La haine du monde (Cerf, 2016).
© LA NEF n°3213 Mars 2020