Christ Pantocrator de Cefalù (Sicile) © José Luiz Bernardes Ribeiro-Commons.wikimedia.org

Christianisme et civilisation européenne

Deux riches ouvrages reviennent sur le rôle du christianisme dans le développement de la civilisation européenne et sont aussi d’utiles leçons pour notre temps.

À l’heure où l’Europe est confrontée à tant de défis redoutables qui mettent en danger la pérennité de son identité, deux livres viennent opportunément proposer des solutions au pessimisme ambiant en nourrissant la réflexion sur l’avenir. Pour l’abbé William J. Slattery, auteur de Comment les catholiques ont bâti une civilisation (1), il ne convient pas de se satisfaire d’un déclin que d’aucuns jugent irrémédiable. Ce prêtre américain, ordonné à Rome par saint Jean-Paul II en 1991, qui est aussi philosophe et historien, connaît bien le Vieux Continent. Son ouvrage, dont il faut souligner l’immense richesse, a pour objectif de rappeler le rôle pionnier de l’Église catholique dans l’émergence d’une culture qui ne se limite pas à la théologie et à la pratique religieuse puisqu’elle imprègne des domaines aussi variés que les institutions politiques et sociales, la recherche scientifique, l’architecture et l’art, l’enseignement, le droit, la place de la femme, l’économie de marché, etc. La raison créative d’un Dieu personnel « guidant providentiellement l’histoire dans une union mystérieuse entre son action et la liberté de l’homme » exclut le hasard, explique l’auteur.
Tout en reconnaissant le rôle des laïcs dans ces domaines, Slattery insiste sur les bienfaits apportés par le sacerdoce, « canal de la sève vitale ». « Les prêtres se sont dressés en défenseurs de l’humanité et en instigateurs de progrès », remarque-t-il. Soulignant l’importance des paroisses, « cellules de base de la nation », il suggère que leur renouveau pourrait constituer un remède efficace pour guérir aujourd’hui nos sociétés sécularisées. Une partie substantielle du livre concerne l’apport des « pères de la culture occidentale » : les évêques saints Ambroise et Augustin, les papes saints Léon le Grand et Grégoire le Grand, les moines bénédictins et celtiques, en particulier saint Benoît et sa célèbre Règle, l’Anglais saint Boniface, l’Irlandais saint Colomban, et bien d’autres encore. En s’appuyant sur eux, l’auteur évite l’abstraction d’une démonstration qui se limiterait aux théories. L’ouvrage y gagne en vitalité.
La chrétienté qui se mettait en place progressivement n’empêcha pas l’apparition de crises spirituelles et morales. Ainsi, à son arrivée en Gaule, en 575, Colomban trouva une situation « déplorable ». Dans des pages inattendues, Slattery détaille celle qui affectait alors le sacrement de la confession. La méthode irlandaise, respectueuse de la confidentialité et du secret – le confesseur était « l’ami par l’âme » – finit par s’imposer à tous les prêtres européens sous peine de sanctions contre ceux qui violaient ces principes. Il fallut cependant attendre le quatrième concile du Latran (1215) pour faire de l’obligation du secret une norme universelle dans l’Église catholique. Le concept de dignité de la personne humaine, si caractéristique du christianisme, s’épanouit alors. « Colomban nous montre encore aujourd’hui où sont les racines desquelles peut renaître notre Europe », déclarait Benoît XVI en 2008.

L’Europe s’identifie au catholicisme
Au début du IXe siècle, la chrétienté bénéficia de l’œuvre d’Alcuin. Ce conseiller très écouté de Charlemagne à Aix-la-Chapelle fit reculer les mauvaises habitudes de vie prises par le clergé et améliora la formation doctrinale des chrétiens. En outre, l’épanouissement du surnaturel, dû largement à la sacralité de la liturgie de la messe – Charlemagne fit adopter le Missel romain –, agit positivement sur le déploiement des facultés naturelles. L’empereur, qui « chérissait particulièrement le portrait que faisait saint Augustin du souverain idéal », s’inspira de La Cité de Dieu, son ouvrage préféré. De fait, désormais l’Europe s’identifiait au catholicisme. Sous l’influence d’Alcuin fut abolie la peine de mort pour paganisme, jusque-là infligée aux non-chrétiens qui refusaient de se faire baptiser. Dès lors, « l’Église poursuivit son œuvre missionnaire pacifique auprès des Saxons, qui se convertirent volontairement en grand nombre ». Avec raison, Slattery peut donc désigner Alcuin comme « le principal architecte de la Renaissance culturelle qui toucha alors l’Europe occidentale ».
Au XIIe siècle, le génie de saint Bernard fit de lui « la conscience de l’Église comme de l’État ». C’est l’époque du développement de l’art gothique et du chant grégorien, mais aussi de la chevalerie, qui inspira l’institution de la paix et la trêve de Dieu. Ici, l’auteur présente les avantages que la restauration des traditions chevaleresques pourrait apporter aujourd’hui à l’Occident. « Contrastant avec l’image floue de la virilité que donne notre culture, la chevalerie en présente un profil net, qui place l’honneur au centre. » Ce code d’honneur implique la défense du bien et de la justice, le respect de la loi naturelle (donc le refus de la dictature du relativisme incarnée par le positivisme actuel), le combat pour la paix, à distinguer du pacifisme aujourd’hui en vogue, qui en est le contresens. Des pages magnifiques décrivent tout ce que l’Église a accompli pour la reconnaissance des femmes, la valorisation de leur génie, leur accès à la sainteté, le respect de leur dignité et la responsabilité mutuelle des époux, et même la galanterie. En notre temps dominé par l’individualisme, l’hédonisme et le féminisme militant, ces rappels sont particulièrement bienvenus.
Enfin, l’apport du catholicisme à la noblesse du travail manuel, à la liberté d’entreprendre, au droit à la propriété privée, à l’abolition de l’esclavage, à la créativité, à l’innovation technologique occupe une place essentielle dans l’émergence de la civilisation européenne. Dans ces domaines, la philosophie réaliste de saint Thomas d’Aquin a été d’un apport précieux. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme a vocation à pénétrer les secrets de la nature et à utiliser les biens de la terre pour le bien-être de sa famille et de son prochain. Voilà encore un programme à retenir pour notre temps.
Gardons la certitude pleine d’espérance qui conclut cet ouvrage : « L’Église du Christ divinement constituée porte en elle une sagesse et une énergie dotées d’une éternelle jeunesse. » Le renouveau est donc inéluctable, en Europe ou ailleurs, mais il dépend d’« une révolution intérieure » des catholiques appelés à « défier les forces d’un monde hostile au Christ et à être défiés par elles ».

L’héritage européen
C’est également à une prise de conscience de l’Europe par elle-même qu’invite Jean-Marie Vernier dans un essai érudit, L’Héritage européen (2), où la pensée philosophique occupe une grande place. Philosophe lui-même, auteur d’une thèse sur saint Albert le Grand, il donne la primeur à la culture intellectuelle comme prémisse à l’avènement d’une civilisation. Celle-ci s’est construite chronologiquement sur plusieurs apports majeurs : Athènes, Rome et Jérusalem, les Écoles philosophiques païennes et les Pères de l’Église de la basse Antiquité et du Moyen Âge, et enfin l’humanisme de la Renaissance. Chez Vernier ce sont les idées qui dominent et en ceci son livre est un complément utile à celui de Slattery.
Des concepts essentiels pour l’homme et la société ont été forgés peu à peu et perfectionnés de manière décisive par « l’accomplissement chrétien » ; ils ont acquis une valeur universelle. Vernier explique notamment comment la théologie trinitaire a permis l’élaboration par Boèce (VIe siècle) de la notion de personne, « définie comme une substance individuée de nature raisonnable ». Nous sommes là au cœur d’un apport essentiel du christianisme à l’Europe : une nouvelle relation à autrui est née, « dépassant la bienveillance naturelle et l’amitié et donnant lieu au long de l’Histoire à une multiplicité d’institutions » vouées au bien de tous. La pratique de la lectio et de la disputatio, prisée au Moyen Âge, a développé la rationalité et l’inventivité.
Après la Renaissance, cet héritage a cependant connu des ruptures. La perte du sens de la transcendance, l’émancipation de la raison (cf. Voltaire), la laïcisation de la société et de l’État, ont entraîné la sortie de l’ordre catholique avant que « l’aube d’une résurrection » se manifeste au début du XXe siècle sous l’influence de Bergson, Husserl, Gilson et Maritain. Les enseignements magistériels de Jean-Paul II et Benoît XVI témoignent de ce renouveau prometteur sur lequel Vernier appuie sa conclusion. « N’est-il pas dès lors loisible de conclure à la pérennité d’un héritage que son universalité conduit, par ailleurs, au dialogue avec les autres cultures ? Dialogue qui ne vise pas à l’hégémonie mais à l’établissement d’une véritable communication rationnelle […]. C’est en se connaissant elle-même que la culture européenne pourra contribuer puissamment au concert des cultures qu’elle fécondera par son appel à l’universel. »
Ces lectures stimulantes méritent assurément la plus grande attention.

Annie Laurent

(1) Mame, 2020, 382 pages, 34,90 €.
(2) Éditions de L’Homme Nouveau, 2019, 336 pages, 25 €.

© LA NEF n°326 Juin 2020