L’élection de Donald Trump a remis en question la matrice intellectuelle du conservatisme américain. Des jeunes intellectuels appellent à un renouveau profond face à la vieille garde du parti républicain. Le journaliste d’origine iranienne Sohrab Ahmari est l’un des plus en vue. Portrait et entretien.
Les chats ont-ils neuf vies ? Il est en tout cas un chat persan qui semble bien parti pour vérifier le dicton. À trente-cinq ans, Sohrab Ahmari, directeur des pages d’opinion du New York Post et chroniqueur au Catholic Herald, a déjà une existence bien remplie, qui l’a conduit de la bourgeoisie libérale de Téhéran à l’Église de Rome, en passant par le marxisme.
Il raconte cet itinéraire singulier dans son autobiographie, publiée en 2019 (1). Né en 1985 dans une famille éclairée et sceptique, Ahmari est vite dégoûté de Dieu par le conformisme de l’Iran des mollahs. Admirateur des États-Unis, il y émigre à treize ans avec sa mère ; la famille s’installe dans un mobile home dans l’Utah, au sein d’une communauté majoritairement mormonne. Nouvelle désillusion pour le jeune homme qui y retrouve l’étroitesse intellectuelle qu’il fuyait en Iran. Il se réfugie alors dans la lecture : Marx, Nietzsche, Foucault… Tout y passe. Selon ses propres dires, ses ardentes convictions communistes le rendent « insupportable de vanité ». Mais il ne tarde pas à éprouver la vacuité d’un activisme lardé de jouissance hédoniste.
Une succession d’expériences associatives et professionnelles le conduisent peu à peu à se remettre en question. La lecture de l’Évangile de Matthieu est un premier coup de semonce : profondément ému par la Passion, il entame un chemin qui le conduira à rejoindre l’Église catholique en décembre 2016, après avoir essayé l’évangélisme. Alors qu’il travaille comme journaliste en Angleterre, c’est la découverte de la chatoyante liturgie de l’Oratoire de Londres, fondé par Newman, qui le décide définitivement. « La Messe, écrit-il, exprimait pleinement les vérités et les mystères du christianisme. »
Le débat contre David French
Le nouveau converti se taille rapidement une place parmi les plumes conservatrices, dans un contexte de redéfinition idéologique. Depuis la fin de l’ère Reagan, la tactique dominante des conservateurs religieux consiste à se ménager un espace de liberté pour exprimer librement leur foi, grâce aux garanties offertes par l’État de droit libéral. Le paradigme libéral, qui est à la racine du système politique américain, est pleinement assumé. La société est vue comme un espace neutre où tous, conservateurs religieux comme militants de la libération sexuelle, sont libres de s’exprimer, pourvu que les règles soient les mêmes pour les uns et les autres.
L’émergence d’une gauche de plus en plus radicale, portée par les revendications LGBT, a changé la donne. Cette frange très agressive – notamment dans le monde universitaire – considère la religion traditionnelle comme un ennemi à abattre, et n’entend pas la laisser en paix. Cette opposition explique en partie le vote massif des conservateurs religieux en faveur de Trump. Le trublion aux manières de cow-boy semble plus apte à contrer ces nouveaux révolutionnaires que l’establishment républicain, trop policé.
L’avocat évangélique David French, un temps pressenti pour s’opposer à Trump lors des primaires républicaines de 2016, est le symbole de cet establishment à l’ancienne, nourri de libéralisme. Héros de nombreuses batailles judiciaires pour la liberté religieuse et la défense de la vie, il incarne mieux que personne la stratégie consistant à revendiquer un espace de liberté pour les conservateurs religieux, quitte à négliger l’aspect politique de la conquête du pouvoir. C’est à lui que Sohrab Ahmari s’en prend dans un article paru le 29 mai 2019 sur le site de la revue First Things. Il attaque à la fois « sa politesse insistante, qui semble inadaptée à la crise profonde que traverse le conservatisme religieux », et sa défense de la liberté individuelle à tout prix. C’est l’intervention d’une drag-queen dans une librairie pour enfants de Sacramento qui met le feu aux poudres : la liberté d’expression est-elle sacrée au point de tolérer l’enseignement du relativisme sexuel à de jeunes enfants ? Pour Ahmari, la réponse est non. Il estime que l’attitude de David French équivaut à donner un blanc-seing à ce militantisme délétère. La controverse, culminant lors d’un débat entre les deux protagonistes organisé par la Catholic University of America, a retenti bien au-delà du Landerneau des conservateurs religieux.
Ahmari reproche à David French de sacraliser le pluralisme idéologique et l’autonomie individuelle, insuffisants face à une gauche radicale de plus en plus hégémonique. Malgré ses faillites personnelles, Trump a, selon Ahmari, bien mieux saisi la réalité de la situation, qui est celle d’une guerre culturelle sans merci, dans laquelle les aménités de la droite « frenchienne » sont un aveu d’impuissance ou, pire, de naïveté.
L’appel d’Ahmari à une attitude plus combative et à une rupture radicale avec la vision libérale résonne de plus en plus parmi les conservateurs. Et il n’est pas seul. Dans un livre remarqué, le politologue catholique Patrick J. Deneen fait le procès du libéralisme et fustige son caractère dissolvant sur la morale et l’économie (2). C’est tout le modèle politique américain qui se trouve questionné. L’ouvrage a fait bondir la frange libérale des Républicains, David French en tête (3). Le débat n’a pas fini de faire rage, et promet de redéfinir durablement la droite américaine après Trump. Affaire à suivre.
Arnaud Fabre
(1) From Fire By Water, Ignatius Press, 2019.
(2) Why Liberalism Failed, Yale University Press, 2018.
(3) Cf. National Review du 5 février 2018.
« L’hostilité à la religion est consubstantielle au libéralisme »
La Nef – Pour vous, la liberté religieuse, comme elle est classiquement comprise par le libéralisme, est-elle suffisante pour protéger l’Église catholique contre les partisans d’une laïcité agressive ?
Sohrab Ahmari – Non, et voici pourquoi : je suis convaincu que l’hostilité à la religion en général, et au catholicisme en particulier, est consubstantielle au libéralisme classique ; que l’existence d’un espace neutre dans lequel des visions du monde rivales peuvent entrer en concurrence n’a jamais été qu’un mirage. La séparation stricte postulée par le libéralisme entre le spirituel et le temporel, l’Église et l’État, est elle-même une affirmation métaphysique et spirituelle.
En outre, la promesse d’une autonomie illimitée, d’une liberté infinie, détruit nécessairement la vraie liberté : la liberté de suivre la conscience et la religion authentiques. « Pour que moi, femme transgenre, je puisse me sentir pleinement ce que je suis, il ne suffit pas que je me fasse opérer : vous devez m’accepter comme telle, etc. »
Dans son livre Bad Religion, publié en 2012, le chroniqueur du New York Times Ross Douthat, lui-même catholique, estime que le problème des États-Unis « n’est pas trop ou pas assez de religion, mais une mauvaise religion » : partagez-vous ce point de vue ?
Oui. Il y a certes beaucoup de bonne religion aux États-Unis, mais aussi énormément de mauvaise. Il m’apparaît de plus en plus clairement que notre modèle politique ultra-individualiste est enraciné dans le protestantisme non-conformiste (le puritanisme) : le rejet de toutes les religions institutionnelles et l’idéal d’une rencontre solitaire avec le Dieu tout-puissant, unique nécessaire, engendre nécessairement une forme politique bien spécifique.
L’Église catholique est la dénomination religieuse la plus nombreuse aux États-Unis, mais elle semble fragilisée par les scandales d’abus sexuels qui ont émergé depuis 2002. Le « moment catholique » rêvé par le Père Richard Neuhaus en 1982 a-t-il été une occasion manquée ?
Le scandale des abus a nui terriblement au témoignage de l’Église aux États-Unis et dans le monde. Cela me brise le cœur. Mais la dégénérescence de notre civilisation a des racines plus profondes que cela, comme expliqué ci-dessus.
Un nouveau mandat du président Trump serait-il une bonne nouvelle pour les catholiques américains ?
Donald Trump a principalement été un bélier utile pour détruire de vieilles orthodoxies libérales qui s’étaient fossilisées dans le mouvement conservateur (idéologie libertarienne, ligne néo-conservatrice de George W. Bush). Il nous a fourni de l’espace. Il revient maintenant aux catholiques d’investir cet espace avec un projet politique et une vision du bien commun.
Propos recueillis par Yrieix Denis et Arnaud Fabre.
Traduction de l’anglais par Arnaud Fabre
© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020, mis en ligne le 31/07/2020