William Cavanaugh

USA : une théologie postlibérale

S’il n’y a pas aujourd’hui de géants américains de la théologie catholique – comme ont pu l’être en Europe les Journet, Balthasar, Bouyer, Lubac… ou Ratzinger –, on observe pourtant outre-Atlantique une floraison de penseurs chrétiens importants. Présentation.

La vitalité de la théologie américaine vient en partie de son assise institutionnelle. La théologie est une discipline universitaire reconnue, accessible à tout étudiant qui s’y intéresse. Ce qui n’est pas le cas en France, où – laïcité oblige – elle est exclue des universités d’État, sauf en Alsace/Lorraine où elle profite encore du régime concordataire. Cette situation explique aussi pourquoi, s’il y a d’importants théologiens laïcs outre-Atlantique, la quasi-totalité des théologiens français sont des clercs, formés dans les séminaires, instituts catholiques et universités romaines. De plus, la pensée catholique américaine est relayée par des maisons d’édition dynamiques et créatives, des fondations, des communautés…
Les journalistes français qui tentent d’appréhender les orientations de la pensée catholique américaine utilisent des catégories discutables : il y aurait d’un côté les progressistes acclimatant les idéologies contemporaines (études de genre, LGBT, relativisme éthique…) et de l’autre les conservateurs soucieux de concilier l’American way of life avec une spiritualité très classique (on pense à un cardinal Burke). Cette vision n’est pas fausse, mais elle est de plus en plus dépassée, car nombre de théologiens qui émergent depuis la fin du XXe siècle échappent à cette classification. Le recours à des oxymores est révélateur de ce positionnement difficile à cerner par les Français : comme la Radical Orthodoxy d’origine anglaise, il est ici question d’aristotélisme révolutionnaire, de thomisme subversif ou d’augustinisme postmoderne.

Les grands inspirateurs
Quels sont les grands inspirateurs des penseurs catholiques de la génération montante ? Trois grands noms se détachent. En théologie dogmatique, le Suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988) est souvent cité, plus que Karl Rahner. En ecclésiologie, le Français Henri de Lubac (1896-1991) est apprécié pour avoir contribué à renouveler la vision de l’Église comme Corps du Christ et communion. La philosophie morale et politique est dominée par l’œuvre riche et exigeante d’Alasdair MacIntyre, aujourd’hui âgé de 91 ans. Marxiste dans sa jeunesse, converti au catholicisme en 1983, il a développé « une approche thomiste augustinienne » fondée sur la pratique des vertus au sein de la cité. Dans le sillage de ce dernier, il faut ici ajouter un quatrième nom, celui d’un protestant (aujourd’hui épiscopalien), Stanley Hauerwas, 79 ans, promoteur d’une théologie postlibérale proche par certains côtés du catholicisme (en particulier pour la défense de la vie), mais aussi marqué par le théologien réformé Karl Barth ; son influence est considérable, y compris chez les jeunes théologiens moralistes catholiques – et il incite ses étudiants protestants à rejoindre l’Église romaine !
Si l’on remonte plus haut, deux grands docteurs de l’Église figurent toujours parmi les références fondamentales : saint Augustin et saint Thomas (souvent via la lecture d’Étienne Gilson). L’influence de la philosophie analytique anglaise issue de Ludwig Wittgenstein contribue aussi à réinterpréter l’enseignement de l’Aquinate. Signalons, entre autres, l’apport de la théologienne Jean Porter, auteur d’ouvrages incontournables sur la loi naturelle, où elle déconstruit la théorie de la Nouvelle loi naturelle (Germain Grisez et John Finnis) imprégnée de libéralisme. Dans la jeune génération, Matthew Levering, 38 ans, développe une œuvre qui illustre la pertinence de l’apport thomasien au XXIe siècle (1).
Parmi les théologiens catholiques importants, mentionnons Cyril J. O’Regan, 68 ans, professeur à l’Université Notre-Dame, marqué par Balthasar, spécialiste du gnosticisme et de ses diverses expressions à l’époque moderne, notamment dans l’idéalisme allemand. Né en Grande-Bretagne mais enseignant aux États-Unis, venu de l’anglicanisme au catholicisme, Paul J. Griffiths, 64 ans, est un spécialiste de saint Augustin, de la théologie philosophique et de la philosophie de la religion, et du bouddhisme. Denys Turner, 78 ans, universitaire américain d’origine irlandaise a mené une œuvre sur des thématiques très variées : philosophie contemporaine de la religion, métaphysique, éthique, théorie politique et sociale, spiritualité et théologie médiévales (notamment saint Thomas d’Aquin et la question des preuves de l’existence de Dieu). Ou encore le Père David Tracy, 81 ans, qui s’est intéressé à l’expérience religieuse, à l’herméneutique, à la pluralité dans le monde contemporain et aux relations entre philosophie et théologie.
Parmi les acteurs qui comptent dans la théologie américaine la plus vivifiante, signalons l’édition anglo-saxonne de la revue Communio longtemps animée par David L. Schindler, et qui a donné naissance à des cercles d’études à travers le pays. Autour de la revue internationale fondée en 1972 par Hans Urs von Balthasar, Henri de Lubac et Joseph Ratzinger pour faire pièce à la revue progressiste Concilium, des universitaires ont développé une intelligence de la foi dans la lignée du concile Vatican II interprété à la lumière de la Tradition. Auteur de nombreux livres, Schindler s’est vigoureusement opposé aux publicistes catholiques néoconservateurs tels que Richard John Neuhaus, Michael Novak et George Weigel. Résolument antilibéral, il a finement analysé la sécularisation qui, malgré les apparences d’une religiosité de façade, imprègne les États-Unis peut-être davantage que tout autre pays, et déconstruit l’interprétation faussement neutre (celle du jésuite John Courtney Murray) de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse.

William Cavanaugh
Si la quasi-totalité de ces auteurs n’ont pas été traduits en français, ce n’est pas le cas de William Cavanaugh, 58 ans, dont plusieurs de ses livres sont d’ailleurs parus en France avant de l’être dans leur langue originale, à commencer par le premier, Eucharistie et mondialisation (2). Cet ancien élève de Stanley Hauerwas est aujourd’hui professeur à l’Université DePaul de Chicago. Il ouvre de nouvelles perspectives à la théologie politique, bouleversant les vieux clivages. Sa thèse Torture et Eucharistie est une élégante défense de l’Église comme Corps du Christ et véritable corps politique face à l’État séculier qui se présente comme rédempteur des corps et des âmes. Dans Être consommé, Cavanaugh propose une critique augustinienne du consumérisme qui lui a valu des recensions enthousiastes dans la presse catholique, de Témoignage chrétien jusqu’à Présent ! Son livre suivant, Le Mythe de la violence religieuse, déconstruit la thèse selon laquelle la « religion » est intrinsèquement violente ; il démontre que la distinction religieux/séculier fait partie du problème et que le politique « séculier » n’est pas en soi plus pacifique que le politique théologique. Ses deux derniers livres (Migrations du sacré et Comme un hôpital de campagne) sont des recueils d’études autour de questions visant à stimuler « l’imagination politique » ou « théopolitique ».
L’œuvre de Cavanaugh n’est pas récupérable par les partis politiques américains, parce qu’elle rejette l’État moderne au nom d’une Église forte de ses propres richesses liturgiques, sacramentelles et canoniques. Dans le contexte américain, elle ne peut pas plus cautionner les aventures militaires qui bouleversent la paix dans le monde ou le capitalisme prédateur que les atteintes à la vie et à la famille. Ni Républicain ni Démocrate, Cavanaugh retrouve ici l’inspiration d’une Dorothy Day dont il se sent très proche.
L’Amérique présente décidément des visages fort différents…

Denis Sureau

(1) Cf. Matthew Levering et Michael Dauphinais, A la découverte de l’amour de Dieu. Une introduction à la théologie de saint Thomas d’Aquin, Parole et Silence, 2005.
(2) Voici les livres de W. Cavanaugh disponibles :
Eucharistie et mondialisation, Ad Solem, 2001 ;
Être consommé, Éditions de L’Homme Nouveau, 2007 ;
Torture et Eucharistie, Ad Solem/Cerf, 2009 ;
Le Mythe de la violence religieuse, Éditions de L’Homme Nouveau, 2009 ;
Migrations du sacré, Éditions de L’Homme Nouveau, 2010 ;
Comme un hôpital de campagne, Desclée De Brouwer, 2016.

Signalons une thèse à paraître sur son œuvre du Père Sylvain Brison, L’imagination théologico-politique de l’Église. Vers une ecclésiologie narrative avec William T. Cavanaugh (Cerf, à paraître prochainement).

NB – W. Cavanaugh a été traduit en français grâce à Grégory Solari pour le premier livre, puis, pour tous les autres, grâce à Denis Sureau, lui-même auteur de Pour une nouvelle théologie politique, Parole et Silence, 2008 (ndlr).

© LA NEF n°324-325 Avril-Mai 2020, mis en ligne le 31/07/2020