La Commission théologique internationale (CTI) a publié l’automne dernier un document intitulé La liberté religieuse pour le bien de tous (1). Son Secrétaire général, le Père Bonino, nous le présente. Le P. Serge-Thomas Bonino est un dominicain de la province de Toulouse, résident à Rome depuis 2014, où il exerce les fonctions de Secrétaire général de la Commission théologique internationale (CTI), de Président de l’Académie pontificale de Saint-Thomas d’Aquin et de doyen de la faculté de philosophie de l’Angelicum. Entretien.
La Nef – Pourquoi la CTI a-t-elle entrepris cette étude maintenant ?
Serge-Thomas Bonino – Depuis la déclaration Dignitatis humanae de Vatican II sur la liberté religieuse (1965), le contexte intellectuel et culturel a profondément changé si bien que des défis inédits se posent aujourd’hui à la liberté religieuse qui appellent une évaluation théologique. Pour le dire en deux mots, Dignitatis humanae voulait répondre à deux défis très vifs dans le contexte de l’après-guerre. Il s’agissait tout d’abord d’ériger un rempart juridique contre les totalitarismes qui avaient ensanglanté le XXe siècle et dont la nocivité continuait à se faire sentir, spécialement dans le bloc communiste. Dans cette perspective, le droit à la liberté religieuse apparaissait comme la garantie juridique de la dignité de la personne humaine : son ordination à Dieu la préserve de toute emprise totalitaire de l’État.
Le second défi était de redéfinir le mode de présence de l’Église et son rapport à l’autorité politique dans des sociétés qui avaient définitivement pris congé de l’alliance du Trône et de l’Autel. Ces sociétés étaient désormais marquées, sur le plan politique, par le principe démocratique et, sur le plan sociologique, par un pluralisme religieux effectif, qui n’a fait depuis que s’amplifier. Ces deux défis restent évidemment actuels mais le document s’intéresse plutôt aux évolutions culturelles et historiques qui se sont produites depuis.
D’un point de vue pratique, par quoi la liberté religieuse est-elle aujourd’hui menacée ?
Le premier défi est la montée d’un fondamentalisme religieux qui nie ou restreint indûment le droit à la liberté religieuse pour les minorités, sous le prétexte de l’unicité de la vérité religieuse ou de l’identité politico-religieuse de la nation. Il suffit de penser aux persécutions des minorités chrétiennes dans certains pays à majorité musulmane, hindouiste ou bouddhiste.
Pourtant, le document suggère que ce fondamentalisme religieux pourrait être lui-même, au moins en partie, une réaction face au second défi préoccupant, moins spectaculaire mais plus insidieux : la lente dérive de nos démocraties libérales vers une forme de « totalitarisme doux » généré par l’idéologie libérale de l’« État moralement neutre », qui représente le versant politique de ce que le pape Benoît XVI stigmatise comme la dictature du relativisme. La liberté religieuse cesse d’être un droit fondamental découlant de la vérité objective de la nature humaine pour devenir un droit parmi tant d’autres de ces droits ou pseudo-droits que l’on prétend désormais fonder sur le seul principe du respect de la liberté de l’individu, quelle que soit par ailleurs la valeur morale objective de ses choix. Le droit à la liberté religieuse entre alors nécessairement en concurrence avec d’autres droits et il est même prié de s’effacer devant eux. Les exemples ne manquent pas, depuis la restriction croissante du droit à l’objection de conscience dans le domaine médical (auquel on oppose un pseudo-droit à l’avortement) jusqu’à l’érosion du droit des parents à éduquer leurs enfants selon leurs convictions religieuses. Autant de formes d’une montée croissante de l’intolérance au nom du libéralisme culturel et de la tolérance universelle.
On connaît l’opposition des fidèles de Mgr Lefebvre à la liberté religieuse : d’un point de vue doctrinal, quelles sont les principales oppositions à la liberté religieuse dans l’Église aujourd’hui ?
Je ne crois pas que la liberté religieuse correctement comprise, c’est-à-dire clairement distinguée de l’indifférentisme en matière religieuse avec laquelle on la confond trop souvent, suscite de véritables oppositions dans l’Église, en dehors de celle des lefebvristes qui ont du mal à percevoir un développement homogène entre l’enseignement du Magistère antérieur et celui de Vatican II. En revanche, une certaine fixation – certes assez compréhensible – sur la question de l’islam conduit parfois les catholiques, oublieux de leur propre histoire, à prôner paradoxalement une forme radicale de « laïcité » qui fait peu de cas du droit à la liberté religieuse.
Benoît XVI expliquait dans son discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005 que les relations Église-État avaient substantiellement changé et qu’il fallait en tenir compte : la position de l’Église a-t-elle changé sur cette question ?
C’est surtout l’État qui a changé ! Ainsi que la réalité concrète des sociétés politiques. Il y a certes des principes fondamentaux immuables quant aux relations entre l’Église et les sociétés politiques, qui doivent inspirer l’action politique des chrétiens, mais, dans les affaires humaines, il est essentiel de tenir compte, avec un minimum de réalisme, des situations historiques concrètes. Or, dans les paramètres actuels, l’Église n’entend pas agir directement sur les structures étatiques mais plutôt sur la réalité vitale de la société civile. C’est par sa contribution à la formation du « sujet démocratique réel » – qui n’est pas l’individu abstrait du libéralisme politique mais la personne enracinée dans une histoire, une culture, une tradition religieuse, qui donnent des raisons de vivre et un fondement métapolitique à la vie sociale – que l’Église veut contribuer au bien commun de la Cité.
Le drame de nos démocraties n’est-il pas de poser la « neutralité idéologique de la sphère publique » (d’où le relativisme) et l’émancipation de toute norme objective (la loi naturelle) qui supprime toute limite à la volonté de l’homme ?
La critique de l’État axiologiquement neutre (qui refuse de prendre en compte ce qu’est une vie moralement bonne et son rôle irremplaçable dans la définition du bien commun objectif de la société) est effectivement au cœur du document. Lorsque la seule « valeur » est la liberté individuelle, déconnectée de toute vérité objective (loi naturelle), le lien social se dissout en l’absence de référence au bien commun (qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers). Se font alors jour des tendances totalitaires puisqu’on en vient à exclure du « débat démocratique » ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie du relativisme.
Vous écrivez que la liberté religieuse pose en amont « des questions anthropologiques, politiques et théologiques qui apparaissent maintenant décisives pour le sort du bien commun et de la paix » (n. 22) : à quoi cela fait-il allusion ?
Derrière les menaces que je viens de décrire, il y a une anthropologie bien précise, celle du libéralisme culturel qui promeut l’individu « émancipé », c’est-à-dire en fait déraciné, mondialisé, en état d’apesanteur culturelle et livré pieds et poings liés au marché ou aux idéologies progressistes qui prétendent incarner le sens de l’histoire. Seule une anthropologie qui prend acte de la dimension de la personne comme être de communion et de la nécessité des corps intermédiaires (à commencer par la famille) pour l’humanisation des personnes, est apte à fonder une authentique culture politique de la paix.
Votre texte pointe certaines menaces contre la liberté religieuse, depuis la « dérive monophysite » (n. 61), le refus de « la liberté de conversion » (n. 70), « la violence au nom de Dieu » (n. 79), « l’exclusion des fonctions publiques » (n. 82), sans jamais citer une seule fois l’islam : pourquoi un tel silence ?
Primo, parce que le document n’est pas une description de la situation sociologique ou géopolitique actuelle. Il se contente de montrer que le fondamentalisme (qui n’est pas moindre chez les hindous ou les « laïcards » que chez les musulmans) ou le principe théocratique sont des menaces permanentes pour la liberté religieuse. Il appartient ensuite aux musulmans eux-mêmes de voir dans quelle mesure l’islam lui-même ou certaines de ses interprétations induisent ce genre de dysfonctionnement.
Secundo, parce que le fondamentalisme musulman est intellectuellement indigent et appelle plus une réaction politique qu’une réflexion théologique. Bien plus, le danger massif représenté par le fondamentalisme musulman pourrait masquer le problème, à mon sens plus radical, de la montée d’un totalitarisme libéral, plus pernicieux parce qu’il avance sous le masque d’authentiques valeurs humanistes et chrétiennes – la liberté, l’égalité, la tolérance… – devenues folles parce que déconnectées de leur fondement transcendant.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Commission théologique internationale, La liberté religieuse pour le bien de tous. Une approche théologique aux défis contemporains, Cerf, 2019, 190 pages, 17 €.
© LA NEF n°323 Mars 2020, mis en ligne le 14 août 2020