Palais de l'Elysée © Celestin Goldrstein-Commons.wikimedia.org

L’illusoire neutralité de l’État

En Occident aussi la liberté religieuse est menacée par son propre système : l’« athéocratie », avec un État, réputé « moralement neutre », qui finit par tout contrôler ! Explication.

Dans son livre After Christendom (« Après la chrétienté »), le théologien américain Stanley Hauerwas intitule l’un des chapitres Pourquoi la liberté religieuse est une tentation subtile (1). Il explique : « Je ne suis pas convaincu que la liberté religieuse a été une bonne chose pour l’Église et la société en Amérique. Elle a tenté les chrétiens américains en leur faisant croire que la démocratie est fondamentalement neutre, voire, peut-être, amicale envers l’Église. » Son disciple William Cavanaugh, à son tour, analyse « l’ambivalence de la liberté religieuse » (2). Ainsi donc, la liberté religieuse serait-elle devenue problématique, y compris pour des penseurs qui ne passent pas pour traditionalistes ?
Hauerwas comme Cavanaugh ne rejettent évidemment pas la liberté de l’Église, et la défendent même lorsqu’elle est menacée par l’État séculier. Mais ils alertent sur l’utilisation qui peut être faite de la liberté religieuse dans notre monde sécularisé, car ses distorsions se retournent contre les chrétiens. En effet, qui a le pouvoir de dire ce qui relève de la « religion » et ce qui n’en relève pas, sinon le pouvoir qui, la plupart du temps, est radicalement hostile à l’expression publique de la foi ?

Un « totalitarisme doux »
La liberté religieuse théologiquement bien pensée est confrontée, dans l’Occident séculier, au système politique et idéologique libéral qui prend la forme d’un « totalitarisme doux ». Cette expression figure dans le document de la Commission théologique internationale (CTI), qui résume ainsi l’état de la question : « La prétendue neutralité idéologique d’une culture politique qui déclare vouloir se construire sur la formation de règles purement procédurales de justice, en écartant toute justification éthique et toute inspiration religieuse, manifeste la tendance à élaborer une idéologie de la neutralité qui, de fait, impose la marginalisation, sinon l’exclusion, de l’expression religieuse de la sphère publique » (3).
Telle qu’elle fut formulée à Vatican II – non sans des équivoques qui ont nourri la contestation traditionaliste –, la liberté religieuse n’impliquait pas la complète indifférence de l’État en matière éthique et religieuse. Elle supposait plutôt un certain consensus ou une orientation partagée minimale, la recherche d’un bien commun sans laquelle aucune société ne peut prospérer. Dans le sillage d’un certain néo-américanisme (dont John Courtney Murray et Jacques Maritain furent les défenseurs), on avait encore confiance, au milieu des années soixante, dans une conception substantielle de la démocratie reposant sur des principes incontestés. Résumés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948, ils ne semblaient pas pouvoir être remis en cause par le vote de la majorité.
Sans doute les Pères conciliaires n’avaient pas pris la pleine mesure de l’intrinsèque perversité de l’individualisme radical fondateur de l’État moderne, dans la mesure où il était alors plus ou moins endigué par ce qui restait de moralité d’imprégnation chrétienne. Pourtant, trois ans seulement après la promulgation de la déclaration Dignitatis humanae, Mai 68 allait sonner le glas de bien des illusions.
S’est affirmée depuis, avec de plus en plus de virulence, la revendication de droits subjectifs dont tout l’appareil d’État (législatif, judiciaire, idéologique) est devenu la chambre d’enregistrement.
La véritable conception chrétienne de la liberté religieuse ne se limite pas à la liberté négative de ne pas être contraint (l’acte de foi ne pouvant qu’être libre) mais se déploie positivement pour s’ouvrir à Dieu et à un ordre transcendant, comme la condition d’une poursuite de la vérité ultime. Or la liberté religieuse s’est transformée comme un droit subjectif parmi d’autres, et qui doit parfois leur céder la place. La relégation de la religion non seulement au privé mais à l’intime interdit toute interférence dans la sphère publique. Ainsi la clause de conscience pour motif religieux – par exemple pour refuser de pratiquer un avortement – est de plus en plus menacée au nom du droit de la femme à disposer librement de son propre corps et celui de son enfant. Dans la confrontation des droits, l’appel à des intentions religieuses devient inopérant.

Les risques d’une liberté
Aux États-Unis, en 2012, un décret imposait à tous les employeurs de contracter des assurances santé incluant le remboursement des contraceptifs, la stérilisation et l’avortement. Étaient concernés les écoles, hôpitaux, associations caritatives et autres affiliées à des congrégations, dans la mesure où le ministère de la Santé estimait qu’elles ne servaient pas « d’abord et avant tout des personnes qui partagent leurs principes religieux ». Elles ne pouvaient y échapper en invoquant la liberté religieuse.
Les évêques s’opposèrent vigoureusement à cette interprétation. La loi fut modifiée, et seules les compagnies d’assurances sont désormais contraintes de payer ces couvertures, et non les employeurs. William Cavanaugh s’appuie sur cet exemple pour montrer que « le religieux et le séculier sont des catégories construites que l’on utilise à différentes époques et en différents lieux pour des objectifs différents ». Il ne nie pas que l’appel à la liberté religieuse puisse être une tactique efficace à court terme, et il a même signé une pétition pour s’opposer à la violation des principes de l’Église par l’État américain dans le conflit évoqué plus haut. On sait aussi comment saint Jean-Paul II utilisa efficacement cette arme pour ébranler les régimes communistes. Mais Cavanaugh signale ici plusieurs dangers.
Le premier risque est une application de la liberté religieuse limitée aux seules personnes, et ne pouvant profiter à des groupes ou communautés (tels que l’Église). Cette conception est une conséquence logique de l’individualisme libéral : il n’y a que des individus, la société n’existe pas, Margaret Thatcher dixit (« there is no such thing as society, there are just individuals »). Au contraire, dans le catholicisme, la personne est comprise comme intrinsèquement reliée à Dieu et à d’autres personnes : les hommes ont été créés pour communier les uns avec les autres à travers leur communion avec Dieu. La vision chrétienne de la liberté religieuse se révèle ici fort différente de la vision libérale.
Un deuxième danger tient à la définition du christianisme comme une « religion », et de la religion comme un ensemble de croyances concernant l’autre monde et ne concernant pas directement le social et le politique. Pourtant, bien comprise, la liberté religieuse ne devrait pas être limitée à la liberté de croyance ou de culte. Sans quoi, par exemple, elle ne concernerait pas le domaine de la santé (comme le refus d’avorter). Comme l’écrit Cavanaugh, « Pour résister à la limitation du christianisme à des préoccupations mystiques, nous avons besoin d’une défense solide de l’idée selon laquelle notre Dieu est le Dieu de toute la création, et que l’Évangile a trait à l’épanouissement de la personne humaine tout entière, corps et esprit. Nous avons besoin de plus qu’un appel à la liberté de croyance et de conscience. Nous avons besoin de remettre en question les termes modernes qui confinent le christianisme d’un côté de la dichotomie religieux/séculier construite par la société libérale » (4).

De l’égalitarisme au neutralisme
La mise à l’écart du christianisme contribue à corroder inéluctablement les liens sociaux qui font la vitalité des communautés humaines – à commencer par la famille. En effet, les communautés ne sont vivantes qu’en actualisant sans cesse des récits et des traditions dont les fondements transcendent l’humanité. Et c’est au sein de telles communautés que les personnes s’humanisent pleinement, développent leurs qualités et vertus, s’épanouissent par une liberté authentique, c’est-à-dire une liberté pour, une liberté positive, en vue de leur propre fin. Au contraire, le nihilisme en actes, traduit en langage juridique, institutionnalisé, est une puissante force de destruction. Exclure la religion de la formation de la culture publique et du lien social s’avère ruineux pour l’ensemble de la société, pour tous et pour chacun.
Les théologiens de la CTI dénoncent le neutralisme comme étant la transposition du concept d’égalité des citoyens devant la loi au monde de l’éthique et de la culture. Selon cette idéologie égalitaire, toutes les pratiques sont égales (par exemple l’hétérosexualité n’est pas supérieure à l’homosexualité), toutes les expériences religieuses et opinions se valent, tous les jugements de valeur sont contestables.
Mais si tout se vaut rien ne vaut, et c’est finalement l’État « moralement neutre » qui contrôle les jugements humains et, au nom de l’ordre public, restreint la liberté des communautés religieuses – surtout celles qui, comme l’Église, croient encore naïvement à un bien objectif et transcendant. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, vieille rengaine. À défaut d’adhérer à une définition de la vie bonne ou d’un ethos commun, le pouvoir s’efforce d’organiser formellement (en multipliant lois, règlements, procédures) la confrontation des appétits et des intérêts. Et ceux-ci s’exacerbant, l’appareil répressif d’État ne cesse à son tour d’enfler et, au moyen d’outils numériques de plus en plus sophistiqués (comme on le voit en Chine), de surveiller la domination de tous contre tous. Dictature du relativisme…
Comme l’a abondamment montré William Cavanaugh, il s’est produit une migration du sacré de l’Église vers l’État, ce dernier définissant dé­sormais les libertés et les limitant à partir de ses propres règles. Cette théocratie inversée ou « athéocratie » est attaquée par la CTI, qui souligne : « Lorsque la place de Dieu, dans la conscience collective d’un peuple, est occupée abusivement par les idoles fabriquées par l’homme, le résultat n’est pas un climat de liberté plus avantageux pour chacun, mais bien plutôt une servitude plus insidieuse pour tous. La neutralité idéologique présumée de l’État libéral, qui exclut sélectivement la liberté d’un témoignage transparent de la communauté religieuse dans la sphère publique, ouvre une brèche à la fausse transcendance d’une idéologie occulte du pouvoir. »

Denis Sureau

(1) After Christendom, Abindon Press, 1991, chapitre 3.
(2) Comme un hôpital de campagne, Desclée De Brouwer, 2016, chapitre 12.
(3) La liberté religieuse pour le bien de tous, Cerf, 2019.
(4) Comme un hôpital de campagne, op. cit., p. 388.

L’apport de la nouvelle théologie politique

Parmi les onze théologiens de la Commission théologique internationale ayant réalisé l’étude La liberté religieuse pour le bien de tous figure une femme, l’universitaire australienne Tracey Rowland, nommée en 2014 à la CTI. Née en 1963, après des études à Melbourne puis à Cambridge, elle a publié sa thèse Culture et tradition thomiste après Vatican II dans la collection Radical Orthodoxy (de l’éditeur Routledge), où elle développe notamment une critique sévère du traitement de la culture dans la constitution conciliaire Gaudium et spes. Elle a depuis publié six livres dont un essai sur la théologie de Benoît XVI. Son « thomisme augustinien postmoderne » s’inscrit dans le sillage du philosophe Alasdair MacIntyre et des fondateurs de la revue Communio (Henri de Lubac, Joseph Ratzinger, Hans Urs von Balthasar) dont elle est membre du comité éditorial. De 2001 à 2017, elle a dirigé l’Institut Jean-Paul II pour le mariage et la famille, à Melbourne, avant de rejoindre l’Université Notre-Dame de son pays.
Sur la même longueur d’onde, antirelativiste et antilibérale, le théologien David Schindler, né en 1943, est le plus grand spécialiste américain de Dignitatis humanae. Il a publié en 2015 avec Nicholas Healy une édition scientifique de la déclaration conciliaire, incluant le texte latin avec les cinq schémas préparatoires, leur traduction, l’histoire de sa rédaction et une interprétation (Freedom, truth and human dignity, Eerdmans, 478 pages). Un livre de référence pour les anglophones.

D.S.

© LA NEF n°323 Mars 2020, mis en ligne le 14 août 2020