Saint Louis et Blanche de Castille © Wikipedia

Réflexions sur la « chrétienté »

Comment appréhender la question de la liberté religieuse et celle de la « chrétienté » : quelques pistes de réflexion.

Dans son discours à la Curie romaine, le 21 décembre 2019, le pape François a expliqué qu’on ne vivait pas une « époque de changement » mais un « changement d’époque » qui se caractérise notamment par le fait que « nous ne sommes plus en chrétienté ». Est-ce une situation de fait que l’on peut déplorer ou un paradigme qui impose désormais de repenser le rôle du christianisme dans une société caractérisée par l’oubli ou le refus de Dieu ?
Il faut bien dire que le contenu que l’on donne au terme de « chrétienté » varie selon que l’on entend, comme le poète Charles Péguy, une irrigation, une imprégnation, une illumination de l’ordre temporel par la foi et la grâce qui inspirent ceux qui sont en charge de cet ordre dans l’exercice de leurs fonctions, ou, selon la Fraternité Saint-Pie X, par exemple, un « État confessionnel catholique ». Dans le premier cas, il s’agit d’une symbiose connaturelle, une sorte de rejaillissement et de rayonnement dans les arts, les métiers, les mœurs en général, de l’esprit de foi : une civilisation ; dans le deuxième, c’est contractuellement que l’Église-institution est unie à l’État-pouvoir avec une inscription juridique dans la Constitution : un système.
Il est impossible de résumer l’histoire complexe et contrastée des rapports entre l’Église et l’État. Repérons-en simplement quel­ques séquences significatives. L’Église a subi la persécution de la part de la puissance publique et a fait l’expérience du martyre, qui est consubstantielle à la condition du disciple de Jésus. Les chrétiens demandèrent alors la libertas Ecclesiae. Le christianisme a aussi été reconnu comme « religion d’État » et le bien commun temporel pouvait alors impliquer l’unité catholique de telle sorte que l’on estimait qu’il incombait au « bras séculier » de réprimer ceux qui mettaient en cause la synthèse de la foi en tant qu’ils portaient préjudice à ce bien commun. Les titulaires de l’autorité dans l’Église ont pu suppléer aux défaillances du pouvoir politique.
Mais, en régime de « chrétienté », le pape et l’empereur se sont affrontés car chacun revendiquait, soit à partir de l’origine du pouvoir, soit à partir de la juste autonomie de l’ordre temporel, d’être le chef, ce qui tourna à la querelle de prérogatives et aux jeux de pouvoir. Avec la constitution et le développement de son patrimoine, le pape est devenu aussi monarque temporel, ce qui donna lieu à des relations Église-État calquées sur le modèle des relations État-État, avec, en outre, l’inconvénient d’une vision juridico-politique du mystère de l’Église. La religion a été instrumentalisée par des politiques cyniques et l’Église a pâti des investitures laïques. Inversement, le « cléricalisme » – au sens propre du mot – a vu l’immixtion des clercs dans la gestion de la chose publique, jusqu’à la prétention à délier les sujets de leur serment de fidélité à l’empereur, ce qui revenait à subvertir tout l’ordre social fondé sur ce lien.
Le principe « cujus regio ejus religio » a entériné l’éclatement de la chrétienté et inféodé les Églises issues de la Réforme aux princes. L’époque moderne se caractérise par la sécularisation aboutie en séparation radicale du politique et du religieux, jusqu’à reléguer ce dernier à une dimension purement privée et interne : le laïcisme. Dans ce contexte, le Magistère a notamment tenu qu’il était erroné de dire qu’aucune nation ne pût opportunément devenir catholique, ce qui revenait autant à défendre un principe qu’à en conditionner son application à des conjonctures contingentes. L’histoire récente a vu l’oppression religieuse des grands régimes totalitaires face auxquels le concile Vatican II a affirmé le droit à la liberté religieuse, c’est-à-dire la transcendance de la personne humaine dans sa recherche de l’Absolu religieux à l’égard de la compétence coercitive de l’État, dans les limites d’un ordre public juste.
Nous nous proposons simplement, dans ce cadre restreint, quelques pistes de réflexion.

1/ Jésus a récusé l’idée d’un messianisme temporel aspirant à restaurer la royauté en Israël, véhiculée notamment par les zélotes. Il s’est dérobé à ceux qui voulaient le faire roi. S’il a maintes fois évoqué le Royaume ou le Règne, c’est pour clairement le dissocier des pouvoirs mondains ou politiques qui se conquièrent sur la base d’un rapport de forces. Le Règne de Dieu n’est accessible que par la seule attraction de la Vérité. L’Église a toujours dénoncé les millénarismes qui entendent séculariser l’espérance théologale en postulant une eschatologie intramondaine. Ce quiproquo demeure une aporie pour ceux qui militent en faveur d’un État catholique.

2/ Il faudrait dire un mot du rapport de l’Église aux « structures ». Un chrétien ne devrait jamais se sentir trop à l’aise dans les structures de la société et le conformisme que peut susciter un « monde chrétien » sur la sociologie religieuse doit être soigneusement distingué de la conversion personnelle.

3/ C’est paradoxalement au fur et à mesure de son retrait de fait de la sphère publique que l’Église a revendiqué une influence de principe dans ce domaine. Aujourd’hui, concrètement, dans une situation de pluralisme religieux et alors que le christianisme de conviction est devenu un fait minoritaire, la revendication d’un État catholique, abstraction faite des contingences de l’histoire, semble bien relever du romantisme ou de l’utopie, voire de l’incantation pathétique.

4/ Contrairement à l’affirmation d’un évêque de la Fraternité Saint-Pie X selon lequel, entre le christianisme et l’islam, sur le rapport du politique et du religieux, le différend ne porterait que sur la nature de la vraie religion, il ne saurait y avoir de « charia chrétienne » ! Avec beaucoup d’audace, Benoît XVI montre que, « contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation » mais qu’il a au contraire constamment « renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit ». Que les théologiens chrétiens « aient pris position contre le droit religieux demandé par la foi dans les divinités et se soient mis du côté de la philosophie, reconnaissant la raison et la nature dans leur corrélation comme source juridique valable pour tous » a été décisif pour le développement du droit et de l’humanité (1).

5/ La « Note doctrinale » de 2002 de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, sous la préfecture du cardinal Ratzinger (2), précise pertinemment que la laïcité doit être comprise comme autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique, mais non par rapport à la sphère morale. La loi morale naturelle reste le fondement de la légitimité des lois civiles positives et, sans cette référence transcendante, les lois humaines ne font que justifier les caprices de chacun, les désirs individuels arbitraires, jusqu’à la dénaturation de l’homme, comme on le constate aujourd’hui. Face aux lois iniques, le chrétien, qui obéit à Dieu plutôt qu’aux hommes, a le devoir de ne pas obéir, ce qui fonde le droit inaliénable à l’objection de conscience et l’exercice héroïque de ce droit.

6/ La foi peut s’adresser aux consciences des administrateurs et non aux administrations qui, comme telles, sont sans âme. Ce sont les titulaires des charges qui peuvent faire ruisseler l’huile de la charité dans les rouages de la société et non les règlements. Ce sont les mœurs qui font les lois et non l’inverse. Une chrétienté ne se décrète pas au Journal officiel. En christianisme, il ne s’agit pas de changer le monde mais de le sauver à partir de la conversion des cœurs.

7/ Un chrétien se doit d’agir en chrétien dans toutes les dimensions de sa vie, à moins de devenir schizophrène. Il en va de sa cohérence et de l’unité de sa vie. En mettant en œuvre les principes de la doctrine sociale de l’Église, soit l’Évangile appliqué avec prudence à la réalité sociale, le fidèle laïc répond à sa vocation de « promouvoir le règne de Dieu à travers la gérance des choses temporelles qu’il a ordonné selon Dieu » (Lumen gentium 31). Agissant alors du dedans à la manière d’un ferment, le chrétien, en vertu de son caractère baptismal et d’un comportement éthique conséquent, consacre l’ordre profane.

Abbé Christian Gouyaud

(1) Benoît XVI, Discours au Bundestag, 22 septembre 2011.
(2) « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique » du 24 novembre 2002.

© LA NEF n°323 Mars 2020, mis en ligne le 14 août 2020