Pierre Emmanuel © DR

Le combat avec l’ange

L’actualité de Pierre Emmanuel

Il est de grands poètes, récents, plongés dans l’oubli, dont la lecture apparaît, pourtant, plus actuelle que jamais. Ainsi de Patrice de la Tour du Pin et de Pierre Emmanuel. Grand témoin de son temps, combattant du nazisme, du fascisme, de l’antisémitisme, dénonçant tout ce qui défigure « la face humaine », ce « puisatier des mots » que fut l’Académicien Pierre Emmanuel œuvra, toute sa vie, à maintenir la parole substantielle contre le nihilisme qui « tranche ras la transcendance pour faire de l’homme, sans une fin qui l’oriente, un individu discontinu et plat. » Il n’est pas lieu d’embrasser ici une œuvre immense mais d’en éclairer un aspect très actuel : la part faite à la condition sexuée de l’être humain—sa vocation duelle— telle qu’on la découvre dans la trilogie poétique de son histoire de l’homme et de la femme aux titres lapidaires : Una, Duel, l’Autre.

« L’amour, la poésie » écrivait Eluard. Rien de tel chez Emmanuel. Comme dans les madrigaux guerriers de Monteverdi, Tancrède et Clorinde, la quête d’Orphée cherchant, en Eurydice, l’impossible unité de son être, se présente sous la forme d’un duel entre l’homme et la femme. Jaillissante, réflexive, érotique, cette poésie fascine. Certains poèmes sont d’une tendresse déchirante. D’autres effraient par le jeu, né de l’orgueil, que chacun joue à soi-même ainsi qu’à l’autre. Surtout, le poète dévoile le décalage entre l’homme et la femme dont la rencontre ne se fait jamais au bon moment. Mais, si la passion est un enfermement, du moins le poète lui donne-t-il un sens. Entre l’homme et la femme, faut-il conclure à l’incommunicabilité définitive ? Y a-t-il un lieu spirituel commun ? Cette poésie, en tout cas, est voie de connaissance. Exprimant la dualité, au sein de chacun, du masculin et du féminin, elle explicite, du même coup, le mystère de la création artistique. Précieuse leçon ! À notre époque qui s’interroge sur le sexe des mots, Pierre Emmanuel répond par le mystère duel de l’écriture et le caractère androgyne du créateur. Et si chacun ne vit pas, Dieu merci, sa relation avec l’autre sous cette forme paroxystique, la poésie est là pour nous mener où nous n’allons pas nous-même, par grâce ou par défaut.

Dans les vers, souvent cités de nos jours, de «La Colère de Samson » Alfred de Vigny écrit : « La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome. / Et, se jetant de loin, un regard irrité/ Les deux sexes mourront chacun de son côté ». Née d’une expérience cruelle d’un amour avec Marie Dorval, Dalila incarne, dans une figure archétypale, la part angoissante de l’amour. Citant Vigny, Pierre Emmanuel a débusqué, lui aussi, —avec quelle lucidité—le risque mortel de cette lutte, archaïque, des sexes. Mais cette lutte à mort n’est jamais exclusion de l’autre. Au contraire. Nul plus que Pierre Emmanuel n’a exprimé, dans son œuvre, la complémentarité des sexes, seule condition de l’unité de la personne. On sait que le poète a été marqué, dans son enfance, par la double absence des figures, maternelle et paternelle. De là le fantasme récurrent, dans son œuvre, de la seconde naissance, et le manque radical de la figure du Père, séparateur, et créateur de l’unité intérieure. Dans la préface de Duel, Pierre Emmanuel ne minimise pas « la déstabilisation sexuelle » de l’homme et de la femme à notre époque. Mais, pour lui, la libération de la femme passera par celle, conjointe, de l’homme, comme une œuvre spirituelle commune. S’il insiste sur la nécessité des mythes et des grandes figures structurantes de notre psychè, c’est qu’il pense que la tâche de notre époque est de réconcilier la sexualité et la métaphysique.

Autre aspect de cette modernité : la foi de Pierre Emmanuel dont il ne fait pas mystère. « Dire « mon dieu » comme on respire, qui l’oserait » ? dit un poème de Cantos. Très sensible au mystère d’Israël —l’Israël de Dieu—, que le cardinal Lustiger, autre Académicien, éclairera d’une lumière prophétique dans son livre La Promesse, dirat-on que Pierre Emmanuel était un poète chrétien ? S’il refusait l’adjectif « chrétien » accolé au mot poète, c’est que, pour lui, « dans sa grammaire, le mot chrétien n’est pas un adjectif mais un nom. Substantif et singulier, il ne peut qualifier le mot poète. » Mais Dieu était sa fin et son origine.Chrétien, donc, poète habité par la figure du Christ incarné, crucifié, ressuscité, si la poésie d’Emmanuel, reflet d’une âme tourmentée et complexe, accueille des influences bouddhiste et hindoue, il sait, comme le rappelle, dans son discours à l’Académie Française, Jacques de Bourbon-Busset, à la mort du poète, « que le christianisme n’est pas une mystique de la fusion mais de l’altérité créatrice, de l’alliance dans la différence qui unit sans confondre. »

La prose de Pierre Emmanuel, essayiste et journaliste, est étincelante. Dans son livre au pluriel Autobiographies, Pierre Emmanuelécrit : « Jadis, en finir avec Dieu, c’était délivrer Prométhée. C’était substituer l’homme à Dieu comme législateur de soi-même et du monde…Aujourd’hui Dieu est tenu pour une idée révolue, et l’homme, en lui, par voie de conséquence. Cette caducité n’a pas besoin de preuves, on la regarde comme allant de soi : Dieu et l’homme ne sont que de vieilles démangeaisons, et la seule question à leur sujet est : comment s’en débarrasser ». De nos jours, la question de Dieu ne démange plus, elle ne dérange plus : elle ne se pose plus. Mais, ne pouvant se passer d’un dieu, l’homme se soumet à un Moloch, la Technique. Pierre Emmanuel aurait-il été surpris de l’ambition transhumaniste ? Sans doute pas. En tout cas, il aurait lutté de toutes ses forces contre le détournement de l’histoire et de la langue à des fins idéologiques. Quant à sa culture artistique, musicale, philosophique, à lire les articles dont on trouve de larges extraits sur le site internet dédié au poète, elle est d’une ampleur sidérante.

J’ai une dette envers Pierre Emmanuel, pas seulement parce qu’il préfaça mon premier recueil de poésie. Il était chaleureux, d’une immense générosité intellectuelle, et plein d’humour. Et puis, il était presque Provençal. Béarnais de naissance, ayant parlé le béarnais avant le français, il aimait passionnément la Provence. N’était-il pas citoyen d’honneur de Dieulefit ? « Peut-être mourrai-je un jour, en Provence, d’un excès de bleu » avait-il écrit. Le destin en a décidé autrement. Pierre Emmanuel est mort à Paris, le 22 septembre 1984, premier jour d’automne. Dans l’église Saint-Sulpice se trouve le tableau célèbre de Delacroix : « La lutte de Jacob avec l’Ange ». Comment, devant cet Ange, clé de toute l’œuvre d’Emmanuel, ne pas penser au poème Delacroix dans Jacob ? « Jacob, n’importe qui » écrivait Emmanuel. Toute notre histoire est, là, en effet, dans cette lutte énigmatique entre Dieu et nous, et cet ajustement, étonnant, de Dieu à nous, « chacun greffé à l’autre par blessure », à la hanche et, plus tard, sur la croix. De cette lutte avec l’Ange, la poésie de Pierre Emmanuel témoigne, aujourd’hui, dans un monde aplati, sans boussole, avec une force singulière.

Marie-Hélène Verdier

Toute l’œuvre de Pierre Emmanuel a été rééditée aux éditions de l’Âge d’Homme. Signalons aussi les anthologies : La seconde naissance, textes choisis et présentés par Anne-Sophie Constant (Albin Michel, 2016) ; et La liberté guide nos pas, textes choisis par Ginette Adamson (Éditions Bruno Doucey, 2016).

© LA NEF le 23 septembre 2020, exclusivité internet