Au procès des attentats islamistes de 2015 s’est à nouveau posée la question du « droit au blasphème », droit qui, en réalité, n’a guère de sens. Explication.
L’actualité a fait ressortir, à l’occasion du procès lié à l’attentat contre les journalistes de Charlie-Hebdo, la problématique de l’affirmation de ce droit. Emmanuel Macron, ès qualités, s’en est fait le promoteur, comme lors de l’affaire Mila, en février 2020. Il avait alors identifié ce droit à celui de critiquer les religions, en affirmant que « la liberté de blasphème est protégée ». Il rattache désormais cette dernière, plus curieusement, « à la liberté de conscience ». Ce « droit de blasphémer », certes, n’est pas puni comme tel ; cependant, il n’est pas davantage protégé comme tel, et son identification à la « liberté de conscience » ou à la « liberté de critiquer les religions » est des plus contestable. Il comporte en effet une spécificité qui interdit même qu’il puisse avoir raison de droit.
On conçoit aisément, dans le cadre d’institutions laïques, que soit reconnu un droit d’exercer la religion de son choix, de croire et de ne pas croire à ce que l’on veut, et de critiquer les religions. Ce droit est cohérent puisque les choix qu’il autorise procèdent d’une liberté de pensée, de conscience et de religion constitutionnellement garantie. La reconnaissance de cette liberté va de pair avec le refus de reconnaître toute sacralité au religieux et à la religion elle-même. Les limitations attachées à son exercice, comme à celui de toute liberté juridiquement reconnue, ne sont pas davantage tirées d’une règle sacrée, même si la notion de « profanation » n’est pas absente du droit, mais d’une référence pratique à ce qui est jugé « nécessaire, adapté et proportionné » au respect de l’ordre public et des droits d’autrui.
Le prétendu « droit au blasphème » peut cependant difficilement entrer dans ces catégories, à raison même de la double signification de ce dernier terme.
En premier lieu, en son sens étymologique, le mot « blasphème » désigne l’action de « parler » [phemi] pour « offenser » [blapto]. Sous ce rapport, il n’exprime rien de sacral que le droit ne puisse saisir. En revanche, il révèle une intention maligne qui se rattache davantage à la mauvaise foi qu’au droit. Ainsi entendu, le blasphème répugne autant à l’exercice légitime de la liberté de conscience qu’à celle de critiquer une religion puisqu’il en postule l’usage malhonnête.
En second lieu, en son sens communément reçu, ainsi que l’observait saint Augustin, le blasphème, quelles qu’en soient les modalités et les extensions, désigne « une parole injurieuse envers Dieu » (Des mœurs des manichéens, L. II, chap. 12). La tradition catholique, en particulier, conserve ce sens, cette fois rattaché au sacré (Catéchisme de l’Église catholique, n° 2148).
Dès lors que l’on parle bien de « blasphème », et non d’un quelconque autre propos, son caractère offensant lui est nécessairement attaché ; il ne peut en être expulsé sans que le concept lui-même ne s’en trouve détruit. En parlant de « droit au blasphème », on parle donc bien de droit à offenser autrui, dans le sens général du mot, ou, dans son sens propre, de droit à offenser Dieu.
Le droit d’offenser Dieu, qui paraît être celui auquel se réfèrent les débats actuels, est paradoxal dans un système laïque. En effet, celui-ci ne conçoit Dieu que comme une abstraction à laquelle il est loisible à chacun d’apporter ou non sa foi. Dès lors, si Dieu n’existe pas [les abstractions n’existent que dans l’esprit], que peut signifier un droit de lui faire injure ? Celle-ci suppose, comme il vient d’être rappelé, une relation d’offenseur à offensé. La suppression d’un terme de cette relation supprime cette dernière, et le droit se trouve alors sans objet. Partant, il ne peut pas exister.
L’expression « droit de blasphémer » ne prend pourtant de sens, spécialement à l’égard du croyant qui en subit l’exercice, que s’il a bien un objet et que si Dieu, par conséquent, à supposer que ce soit possible, puisse en être blessé. La sanction par le droit pénal de l’injure ou de l’outrage, par exemple, suppose elle-même qu’une « personne » en soit l’objet et la victime. Saint Thomas affirme que l’assassinat atteint plus sûrement les hommes que le blasphème n’atteint Dieu, mais il n’empêche. Le droit au blasphème n’est en définitive concevable, à proprement parler, que comme un blasphème lui-même, qui s’affirme comme tel par sa consécration en droit. Ainsi est-il compris par le croyant, et c’est ce qui le rend précisément inacceptable à ses yeux.
On objectera peut-être que le « droit au blasphème » a une ambition plus modeste. Il viserait seulement, dans une perspective athée ou agnostique, à permettre à chacun de s’exprimer en toute liberté sur les religions, comme sur n’importe quel autre sujet, sans que celles-ci jouissent, à raison de leur nature, d’une sorte de privilège d’immunité critique. L’argument est cependant inopérant. Outre que la critique rationnelle d’une religion n’a jamais requis le blasphème, et que celui-ci tend plutôt à rendre celle-là irrationnelle, c’est-à-dire vide de sens, l’objection soulevée n’écarte pas la difficulté essentielle de la question. En raison de sa spécificité religieuse, le blasphème demeure une offense infligée au croyant qui y discerne, par l’exercice de sa propre liberté de conscience, une injure faite à Dieu. Le « droit de blasphémer » ne peut dès lors être analysé que comme la libre faculté d’offenser volontairement autrui dans ce qui est pour lui le plus sacré. Sous ce rapport, il introduit au cœur même du système juridique la légitimation d’un abus du droit de s’exprimer que ce système condamne pénalement par ailleurs. Ce n’est pas un paradoxe négligeable dans une société qui se fait une religion, si l’on peut dire, du « respect de toutes les différences », à moins que ce droit ait vocation à entrer de manière cohérente dans un arsenal juridique se réservant d’établir des inégalités de traitement entre les citoyens, selon la conformité de leurs valeurs à l’idéologie dominante.
On objectera peut-être aussi que la critique d’une religion est toujours exposée à ce que ses fidèles s’en trouvent offensés. Certes. Cependant il s’agit là d’un effet accidentel de la critique, tandis que l’offense qui résulte du blasphème est directement recherchée et provoquée.
N’est « droit », en toute hypothèse, que ce qui est juste. Or ce qui caractérise la justice, à la différence de toutes les autres vertus, c’est qu’elle consiste dans une relation à autrui, et non pas dans une relation à soi-même. Le droit implique donc nécessairement la prise en considération de cet autrui, croyant ou non, des conditions selon lesquelles il est créancier ou débiteur de biens matériels ou immatériels – au rang desquels figurent les valeurs spirituelles. C’est cela que l’on appelle à proprement parler le « respect », lequel est lui aussi une relation : l’attention à ce que les autres sont. Voilà pourquoi, en particulier, le droit à la liberté d’expression est articulé à l’obligation de « respecter » la réputation d’autrui. Un « droit » élaboré pour la seule satisfaction de ses désirs ne peut pas être un droit. Il est constant d’ailleurs, que de tels « droits », qui sont ceux des tyrans et des enfants capricieux, sont fondés sur le mépris des autres.
Il n’en est pas autrement du prétendu « droit au blasphème », lequel repose au fond sur une frustration religieuse déchaînée contre des croyants. Nul n’a besoin de recourir au blasphème pour exercer rationnellement sa liberté de conscience ou celle de critiquer des religions, pas plus qu’il n’a besoin de substituer l’invective au discours. C’est au contraire l’excès dans l’un ou l’autre domaine qui révèle l’échec de la raison. La violence ordurière de certains journalistes ou caricaturistes, qui se font une coquetterie mondaine de leur vulgarité, dit assez combien elle est étrangère au droit et à la justice. Le « droit au blasphème » revendiqué n’est pas simplement un droit de s’exprimer dans l’espace public ; il est, pour celui qui s’en prévaut, une prétention à ne voir opposer aucune limite à son agressivité d’expression en matière religieuse, non seulement par acception de la matière, mais aussi des personnes qui en seront blessées et qu’il cherche même délibérément à blesser.
Dans cette mesure, le « droit au blasphème » ne peut pas avoir raison de droit, si ce n’est par abus de langage. Beaucoup de prétendus « droits »modernes relèvent il est vrai de cet abus. Ils ne consacrent pas ce qui est juste à l’égard d’autrui ou à l’égard de la société ; ils procèdent de la satisfaction apportée par la loi à des caprices individualistes alimentés et exacerbés, fût-ce contre l’intérêt de tous et le sens commun lui-même, par des modes, des lobbies, des idéologies et tous les artifices de manipulation de notre époque.
Le « droit de blasphémer », en conclusion, n’est rien. Rien qu’une de ces protestations creuses et malfaisantes que l’homme moderne aime tant à clamer pour se donner des airs de liberté, d’indépendance, de modernité et même d’impunité au milieu des ruines qu’il accumule. À supposer qu’il ait un sens, ce « droit » ne peut être considéré ni comme un progrès juridique, ni comme une exigence sociale liée à la liberté de conscience ou à la liberté d’expression, dès lors que le mépris d’autrui lui est connaturel. Il n’est que le révélateur particulièrement fort d’une conception du droit subjectif qui a définitivement perdu toute mesure après avoir consommé son divorce d’avec la justice.
Patrick Poydenot
© LA NEF n°329 Octobre 2020 (version longue de l’article publié dans la version « papier »)