Olivier Rey © Hannah Assoulline/Opale/Leemage

Quelle vie ?

«Disons les mots. Le modernisme est, le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit » (1). La période récente a illustré de façon éclatante la pertinence de ce jugement de Péguy, formulé il y a un peu plus d’un siècle.
Ainsi, lorsque l’épidémie engendrée par un nouveau coronavirus s’est mise à se diffuser, nombre de gouvernements ont pris des mesures drastiques afin de limiter au maximum le nombre de morts. En France, le président de la République a déclaré : « Le Gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies quoi qu’il en coûte » (2). Une question, toutefois, se pose : qu’est-ce qui, dans la vie telle qu’elle est aujourd’hui conçue, justifie qu’il faille la sauver à tout prix ?
Sur ces questions, c’est peu dire que les définitions des dictionnaires nous laissent perplexes. Depuis le XIXe siècle, en effet, la vie s’y trouve présentée en des termes purement objectifs. Dictionnaires de l’Académie de 1798 et 1835 : la vie est l’« état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement ». Dictionnaire de Littré en 1863 : la vie est l’« état d’activité de la substance organisée ». Dictionnaire Larousse du XIXe siècle, en 1876 : la vie est l’« état des êtres organisés qui se manifeste par le fonctionnement de leurs organes, concourant, par l’assimilation, au développement ou à la conservation du sujet et de son état propre ». Aujourd’hui, le Trésor de la langue française (1994) définit la vie comme l’« ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort et caractérisant les êtres vivants ».

Le surmoi scientifique
On saisit ce qui préside à ce genre de définitions : un surmoi scientifique, qui entend écarter tout ce qu’il pouvait y avoir de mystère dans la « vie » à l’ancienne – comme lorsque, dans les quatre premières éditions du dictionnaire de l’Académie, de 1694 à 1762, on lisait à l’article « vie » : « Union de l’âme avec le corps », ou « État où est l’homme quand son âme est unie à son corps ». (De même, dans le dictionnaire de la langue anglaise de Samuel Johnson, publié en 1755, le mot « life » était défini comme « union and co-operation of soul with body ».)
Le problème, car il y en a un, est que le mystère, que les nouvelles définitions chassent par la porte, revient par la fenêtre : pour quelles raisons, si la vie n’est rien d’autre que l’« état d’activité de la substance organisée », ou « l’ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort et caractérisant les êtres vivants », convient-il de la sauver quoi qu’il en coûte ? On peine à comprendre.
Lorsque Péguy disait que le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit, il pensait d’abord à une forme de complaisance : se garder de croire ce que l’on croit, « pour ne pas léser l’adversaire qui ne croit pas non plus ». À ce titre, le moderne qui pense que la vie ne se limite pas à l’« état d’activité de la substance organisée » admettra quand même une pareille définition, afin de ne pas fâcher ceux pour qui l’âme est une fantasmagorie. Son repli bonasse est une façon de ne pas croire ce qu’il croit.
Cependant, le « ne pas croire ce que l’on croit » vaut aussi dans l’autre sens : ceux qui croient que la vie est l’« ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort et caractérisant les êtres vivants », au fond ne le croient pas vraiment – sans quoi, ils ne pourraient soutenir que la vie doit être sauvée quoi qu’il en coûte. La vie a beau avoir été purgée, dans sa définition, de toute référence à l’âme, elle a gardé malgré tout, sous ses atours objectifs, quelque chose du caractère sacré qu’elle devait jadis à impliquer l’âme. En fin de compte, si la vie au sens des nouvelles définitions est aujourd’hui idolâtrée, c’est parce que résonnent encore à l’arrière-plan les paroles du Seigneur qui dit à Moïse : « Choisis la vie », et de Jésus qui dit à ses disciples : « Je suis la vie ». Seulement, sur la scène publique, cet arrière-plan est dénié.
En se démenant pour sauver des vies, tout en désavouant ce qui, dans la vie, la rendrait digne de pareils efforts, nos sociétés font penser à ces volailles qui peuvent continuer un moment à courir alors qu’on leur a coupé la tête. Il serait bon que nous reprenions nos esprits.

Olivier Rey

(1) Charles Péguy, L’Argent (1913), in Œuvres en prose complètes, édition de Robert Burac, 3 vol., Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1992, t. 3, p. 821.
(2) « Adresse aux Français » du 12 mars 2020.

Olivier Rey, polytechnicien, docteur en mathématique, philosophe, est chargé de recherche au CNRS et professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’ouvrages marquants, ses dernières publications étant L’idolâtrie de la vie (Tracts/Gallimard, 2020, 60 pages, 3,90 €) et Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ (Éditions Conférence, 2020, 310 pages, 25 €).

© LA NEF n°329 Octobre 2020