Livres Septembre 2020

L’IDOLÂTRIE DE LA VIE
OLIVIER REY
Tracts/Gallimard n°15, 2020, 60 pages, 3,90 €

Olivier Rey propose ici un texte remarquable d’intelligence, bref mais d’une grande densité, sur les conséquences à tirer de la crise du Covid-19. Il démarre sa réflexion en montrant que plus l’État s’est étendu (à partir du XVIIIe siècle), plus on a attendu de lui, à commencer par la subsistance jusqu’à, aujourd’hui, empêcher la mort. Autrefois, le sacré était au-dessus de la vie, ce qui justifiait que l’on pouvait la lui sacrifier, alors que la vie, prenant la place du sacré, est devenue la valeur suprême à protéger à tout prix – la crise du Covid en a été une démonstration symptomatique. Cette idolâtrie de la vie a permis la poursuite aveugle de « la dynamique de “développement” initiée par la révolution industrielle » (p. 23), malgré la catastrophe où elle nous conduit, en mettant en avant la « santé » : « Avec un cynisme consommé, les malades sont mis au service de l’agenda technologique, leur rôle est de permettre de qualifier d’humaniste un projet qui aboutit à dissoudre toujours davantage les hommes dans le fonctionnement des réseaux » (p. 25).

Loin d’aboutir au rêve des Lumières de l’autonomie de l’homme qui allait enfin contrôler son destin, la globalisation moderne a généré un « gigantesque processus qui domine les hommes et leur impose sa logique » (p. 29). Seule la transcendance « dégage de bien des sujétions » (p. 40), mais il faut accepter les limites qu’elle fixe à l’agir humain. Aujourd’hui, on est parvenu à la situation décrite par Hobbes : « D’une part, l’individu se voit moralement émancipé de tout ce qui pouvait exiger de lui qu’il donne sa vie. D’autre part et du même coup, il se trouve de plus en plus disposé à se soumettre aux puissances qui protègent ladite vie. […] Tel est le programme en bref : emprise totale de la technologie, standardisation accrue des comportements, extensions sans limite du domaine du management » (p. 42 et 48).

Comment en sortir ? « Renoncer au “toujours plus” médical, […] accepter de laisser certains maux sans remède. Et donc, cultiver à nouveau, collectivement, un certain art de souffrir et de mourir » (p. 45). Enfin, « réapprendre, collectivement et individuellement, à compter sur nous-mêmes » (p. 49) et non pas toujours sur l’État.

Christophe Geffroy

REBÂTIR OU LAISSER TOMBER : L’ÉGLISE AU CŒUR
Mgr BRUNO VALENTIN
Éditions Emmanuel, 2020, 160 pages, 16 €

Nommé évêque auxiliaire en 2018 par le pape François auprès de Mgr Éric Aumônier pour le diocèse de Versailles, Mgr Bruno Valentin est un pasteur fort apprécié pour sa hauteur de vue et la profondeur de ses prises de parole, qu’elles soient médiatiques ou pastorales. On appréciera donc d’autant plus cet ouvrage que son auteur nous offre ici un « manifeste » à l’image de ses prédications : accessible, franc et en même temps profondément spirituel.

Dans un style concis et savoureux Mgr Valentin propose à son lecteur une méditation qui va bien au-delà d’un simple diagnostic de la crise que traverse notre Église affaiblie par les scandales. C’est toute une récapitulation de la foi catholique qu’il déploie ici à travers une perspective eschatologique, qui part du mystère bouleversant de la naissance de l’Église en ce monde pour aboutir au sens véritable de l’engagement chrétien. L’évêque développe ainsi les « quatre notes fondamentales de l’Église », une, sainte, catholique et apostolique.

Mgr Valentin nous appelle à convertir le regard que nous portons sur l’Église et dont la surnaturalité peut seule nous faire comprendre véritablement les enjeux de ce siècle : « famille », plus qu’institution, l’Église est un « pont », jeté par Dieu « entre le ciel et la terre », dont les chrétiens sont les « pierres vivantes » et l’Esprit-Saint « le ciment ».

L’ouvrage tient de saint François d’Assise, dont l’auteur nous invite à suivre l’exemple dans la reconstruction de l’Église, mais aussi de saint François de Sales qui prenait toujours soin de s’adresser au plus grand nombre sans jamais sacrifier la profondeur de notre foi. Sous la plume de l’auteur les mystères s’éclaircissent et se déploient savoureusement à la lumière de l’Écriture, de la Tradition, du Magistère ; on « goûte » l’Évangile de saint Jean aussi bien que les écrits de Lubac, dans une exégèse appuyée par des images très concrètes et nombre d’exemples que l’auteur tire de sa propre expérience pastorale. Véritable petit traité de théologie, ce plaidoyer est aussi un « manuel » à mettre entre toutes les mains.

Yrieix Denis

HISTOIRE DE LA PUISSANCE PERSANE
L’Iran au prisme de son passé
THOMAS FLICHY DE LA NEUVILLE
Balland, 2019, 336 pages, 23 €

Pour comprendre l’Iran d’aujourd’hui, la connaissance de l’histoire est nécessaire. Il convient donc de se rappeler que cette terre asiatique a engendré « l’entité politique impériale la plus ancienne sur la planète », écrit Thomas Flichy de La Neuville, agrégé d’histoire, dans cette étude incontournable où sont présentées les diverses dynasties qui se sont succédé au fil des siècles.

Mais l’histoire ne suffit pas. Il faut y associer la géographie au sens large, incluant le voisinage de l’Iran. Or, sur ce plan, l’enclavement constitue un réel handicap, au point que l’Iran a parfois « fait figure d’ermitage », va jusqu’à affirmer l’auteur pour qui ce pays « est incapable d’accéder à la puissance lorsqu’il est hermétiquement confiné : sa puissance créatrice tourne alors à vide ». Cela explique sa politique expansionniste, l’un des territoires les plus convoités étant la Babylonie, au cœur de la riche Mésopotamie arrosée par deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Mais l’ambition persane se portait aussi vers l’Est, la Chine et l’Inde grâce aux routes de la soie, et l’Ouest, l’Égypte notamment.

Il en est résulté une fracturation civilisationnelle qui a fait parfois courir à l’Iran « le risque d’être englouti » dans son identité, péril auquel il a échappé grâce à « la puissance de son identité cultuelle », longtemps fondée sur la religion zoroastrienne avant que celle-ci ne cède la place à l’islam dont l’irruption, portée par les conquérants arabes au VIIe siècle, a représenté « une fracture historique majeure ». Des développements intéressants concernent la situation des Juifs iraniens et l’énoncé des convergences entre christianisme et chiisme, cette branche de l’islam promue religion officielle à partir du XVIe siècle et revivifiée par la révolution de Khomeyni en 1979. Celle-ci a inauguré un nouvel expansionnisme, notamment au Levant (Liban, régime alaouite de Syrie) où l’influence iranienne est devenue prééminente, situation qui aurait mérité d’être mieux exploitée dans cet ouvrage dont il faut aussi regretter la médiocre qualité des cartes illustrant le texte. Quoi qu’il en soit, l’Iran se trouvant au centre de l’attention géopolitique mondiale, le travail de Flichy présente un intérêt incontestable.

Annie Laurent

LA RESTAURATION DE L’HOMME
MICHAEL D. AESCHLIMAN
traduit de l’anglais par Hubert Darbon, Téqui, 2020, 288 pages, 19 €

Le scientisme a connu son heure de gloire au XIXe siècle, mais il a continué de faire des ravages dans les siècles suivants. Chaque temps de rupture technologique a favorisé sa réémergence. Depuis la révolution numérique, il trouve aujourd’hui sa concrétisation dans les idéologies du transhumanisme. Pour en comprendre les ressorts, il est inévitable d’en revenir aux racines, c’est-à-dire aux premières manifestations philosophiques qui ont considéré la science comme seule source d’accès à la connaissance. Et pour le combattre, il convient de relire ses premiers détracteurs.

CS Lewis (1898-1963), l’auteur du Monde de Narnia, en fait partie. Il a conduit une « lutte philosophique, imaginative et didactique pour empêcher l’”abolition de l’homme” en décrivant et critiquant les hérésies immanentistes et les illusions du progressisme, du scientisme, de l’utilitarisme et de toutes les formes de matérialisme ». Michael D. Aeschliman raconte ce combat dans La Restauration de l’homme, écrit en 1983 et traduit pour la première fois en français.

Aeschliman montre comment Lewis réordonnance la hiérarchie des connaissances, celle des sciences devant être subordonnée à la sagesse philosophique et non l’inverse. On en apprend autant sur Lewis que sur son environnement littéraire, philosophique et théologique, ce dernier étant loin d’être isolé dans son opposition au scientisme. On connaissait depuis Tactique du diable l’intelligence philosophique et théologique de CS Lewis. Michael D. Aeschliman livre ici une synthèse aboutie d’une œuvre intellectuelle remarquable, enfin accessible.

Pierre Mayrant

COUPLES RÉVEILLEZ VOTRE AMOUR !
CARDINAL ROBERT SARAH
Life Éditions, 2020, 112 pages, 12,90 €

Issu d’une retraite prêchée à des couples à Lourdes en mai 2019, le petit livre vigoureux du cardinal Robert Sarah vise à redécouvrir les sources de l’amour conjugal. Pour le préfet de la Congrégation du Culte divin, la vie conjugale authentique est vivifiée par la prière et, plus spécialement, par la messe. Le sacrifice eucharistique est la source de l’unité des couples chrétiens, qui passe par l’acceptation de leur propre sacrifice et l’offrande d’eux-mêmes. À l’image de la miséricorde de Dieu, le pardon est vital face aux inévitables blessures qui adviennent dans les familles. Et comme le Christ est fidèle, le mariage ne peut qu’être indissoluble.

À rebours des visions rose bonbon que l’on trouve parfois dans les magazines catholiques, le cardinal Sarah a pleinement conscience des défis auxquels sont confrontés les époux chrétiens dans un monde libertaire. « La bataille finale entre Dieu et le règne de Satan concerne le mariage et la famille » : le « Goliath des puissances financières et médiatiques » mène un « combat frontal » – promotion de l’idéologie du genre par l’Onu et d’autres institutions internationales, programmes pornographiques, banalisation de l’avortement, transformation du corps en objet de commerce, etc. Or des catholiques, dont « un certain nombre d’évêques », se compromettent avec cet esprit du monde, ce « nihilisme total, radical, absolu, qui sonne le glas de l’humanité ». Le combat spirituel à mener est une sorte de martyre, mais les époux chrétiens doivent s’opposer à ces dérives et déployer les armes de la prière et de la vérité. En annexe, on trouvera aussi la neuvaine à « Marie qui guérit les couples ».

Denis Sureau

CEUX DE MIDWINTER
JOHN BUCHAN
L’Arbre vengeur, 2020, 412 pages, 22 €

Si vous avez déjà vibré à l’épopée de Bonnie Prince Charlie, notamment racontée par Jean Raspail dans Le Roi au-delà des mers (dernière édition, Le roi est mort, vive le roi, Via Romana), vous aimerez Ceux de Midwinter de John Buchan. Bien avant Raspail, cet Écossais, qui fut gouverneur du Canada, s’est emparé de cette histoire et l’a traitée à sa manière. Nous ne sommes pas exactement dans l’atmosphère de l’écrivain français, mais chez un cousin aîné qui entraîne son lecteur derrière Alastair Maclean, un officier écossais chargé de convaincre la noblesse anglaise de rejoindre le jeune prince.

Prenant les sentiers détournés, Maclean doit la vie sauve aux hommes des marais auxquels le lie désormais un pacte d’amitié et d’honneur. Sur son chemin, il rencontrera également un étrange précepteur, le futur écrivain Samuel Johnson, avec lequel il effectuera la plus grande partie de son périple. Une association cocasse quand on sait, par ailleurs, que Johnson détestait les Écossais et ne manquait pas de le faire savoir…

L’aventure, dans une sorte d’immense jeu scout, l’amour et les combats, sont au rendez-vous. Derrière Bonnie Prince Charlie et les hommes ralliés à sa cause, c’est tout un monde ancien qui s’apprête à disparaître de l’Angleterre, un monde terrien et féodal, pétri de fidélité au roi légitime et à l’Église catholique, confronté au nouveau monde protestant et mercantile. Entre les deux surnage pourtant la vieille Angleterre, qui, au-delà des aléas politiques, continue de vivre cachée dans les marais et surgissant toujours à la bonne occasion.

À aucun moment, le rythme de ce magnifique roman, qui constitue une superbe découverte, ne fléchit. Les personnages sont campés avec justesse, jusques et y compris Samuel Johnson dont la vie est bien connue par ailleurs. Les rebondissements ne manquent jamais et conduisent le lecteur à passer des châteaux de l’aristocratie anglaise hésitante aux courses effrénées à travers les champs et les bois. Plus que tout, la fidélité à la parole donnée traverse cette histoire de résistance et d’espoir. En avant !…

Philippe Maxence

PAR ICI LA MONNAIE !
Petite métaphysique du fric
PAUL CLAVIER
Cerf, 2020, 188 pages, 14 €

S’amuser en philosophant, philosopher en s’amusant, ce pourrait être la devise de Paul Clavier. En témoignent les titres de ses essais : Dieu sans barbe, La fourmi n’est pas prêteuse ou Anathèmes, blasphèmes & Cie. Professeur de philosophie à l’Université de Lorraine, ce catholique assumé est aussi l’auteur de travaux universitaires savants beaucoup plus austères. Et il fallait de l’humour pour apporter un éclairage sur la monnaie point trop ennuyeux. Il mène le lecteur en évitant les débats de spécialistes et en mobilisant ses ressources de pédagogue. De la part d’un penseur chrétien, on aurait pu craindre des raccourcis faciles sur Mammon et l’horreur financière. Mais aucune société ne peut se passer de monnaie : c’est un bien utile, lié à l’activité productrice de biens et de services, même s’il a été détourné de sa vocation première, s’émancipant au détriment du travail véritable et de la santé de la planète. Mais si un examen de conscience collectif s’impose, Paul Clavier est convaincu qu’il doit être aussi personnel : « Le monde économique changera si moi je change… Par mes choix quotidiens de consommation ou d’épargne. Par le pouvoir que j’accorde à l’argent. »

Denis Sureau

LA NOSTALGIE DU SACRÉ
MICHEL MAFFESOLI
Cerf, 2020, 358 pages, 24 €

Une renaissante soif de l’infini ? Une reviviscence multiforme du divin ? Un réenchantement du monde ? Autant de formules qui, sous la plume de Michel Maffesoli, appuient aujourd’hui sa conviction d’un tonique retour du sacré. Car celui-ci, plus ou moins perdu avec le long triomphe de la modernité, laïcisatrice à tous crins, avec la rupture entre le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel, nous le voyons, déclare l’auteur de ce livre, susciter une réelle appétence chez les jeunes générations. En somme, poindrait la « clarté d’une aube nouvelle » où l’anthropocentrisme serait en train de céder la place au théocentrisme, expression d’une altérité transcendante ; où les tenants du statu quo rationaliste, demeurant à la surface des choses, pencheraient vers leur éclipse.

Bien entendu, se tourner du côté de la jeunesse pour dessiner l’avenir prochain va de soi. Encore doit-on éviter d’être trop affirmatif. Or, à notre sens, le souci religieux, même largement compris, n’a guère recueilli, parmi elle, l’ampleur ou la sûreté que lui accorde M. Maffesoli. Quant à la nature humaine jadis façonnée, comme au Moyen Âge, selon un type « sacral » de civilisation, le passé semble l’avoir à jamais engloutie.

Michel Toda

CARNET DE ROUTE
De l’Oronte à l’Euphrate, les marches de la résurrection
ANNE-LISE BLANCHARD
Via Romana, 2020, 132 pages, 15 €

D’août 2017 à août 2018, A.-L. Blanchard a parcouru la Syrie, la Jordanie et l’Irak dans le sillage de l’association SOS Chrétiens d’Orient, notant, étape après étape, tout ce qu’elle a pu observer ou écouter à travers ses visites et ses rencontres. Avec simplicité, l’auteur évoque les destructions causées par les djihadistes dans des lieux qui ont marqué l’histoire du Proche-Orient ; elle relate surtout les souffrances et injustices que ces militants islamistes ont infligées aux chrétiens et aux Yézidis du nord de l’Irak. Des pages intéressantes concernent cette communauté dont la croyance plonge ses racines dans l’Iran ancien. L’hospitalité offerte par les Kurdes sunnites aux victimes de ces horreurs ne doit pas tromper car elle est intéressée, disent les chrétiens, qui mettent en garde les Occidentaux contre les illusions entretenues par une idée irénique de l’islam. C’est sur elle que repose la nocivité de la politique française en Syrie. Mais A.-L. Blanchard insiste aussi, exemples à l’appui, sur l’héroïsme dont elle a été le témoin, sur la vocation des chrétiens et l’espérance qui habite les représentants des Églises locales. La sincérité de son récit et l’amour qui s’en dégage lui valent la reconnaissance du patriarche émérite de l’Église grecque-orthodoxe, Grégoire III, et du curé de Maaloula, Toufic Eid, qui lui offrent une préface et un avant-propos émouvants.

Annie Laurent

L’ESPRIT DE LA LITURGIE
BENOIT XVI – ROMANO GUARDINI
Préface du cardinal Robert Sarah, Artège, 2019, 304 pages, 22,90 €

Le titre du livre publié en 2001 par le cardinal Joseph Ratzinger – L’Esprit de la liturgie – était comme un écho en forme d’hommage à l’essai éponyme de Romano Guardini, datant de 1918. Le futur Benoît XVI avait découvert le livre du prêtre et théologien allemand au début de ses études de théologie, en 1946. Un choc intellectuel et spirituel décisif : « Il contribua de façon essentielle à la redécouverte de la liturgie, dans sa beauté, sa richesse cachée et sa grandeur à travers les siècles, comme centre vivifiant de l’Église et de la vie chrétienne. » Aujourd’hui, les deux livres sont réédités ensemble, ce qui permet de découvrir leur profonde convergence.

Dans son essai, bref (80 pages) mais profond, Guardini entend contribuer à restaurer le véritable sens de la liturgie, défiguré par diverses distorsions. Première erreur visée : l’individualisme. Il affirme avec insistance que la vie spirituelle de l’individu se distingue de la prière liturgique dont la personne est l’union de la communauté croyante, l’Église. Le fidèle est invité à une attitude humble, à un certain sacrifice de son moi : est ici bannie une pratique individualiste (longtemps répandue et, ajouterai-je, toujours présente chez certains pratiquants de la forme extraordinaire). Deuxième erreur : le sentimentalisme. La liturgie est vivifiée par la pensée, par le dogme dans son universalité ; sa discipline maîtrise l’émotion. Elle est l’heureux fruit d’une collaboration entre nature et culture et a son propre style et son symbolisme. Troisième erreur : le rationalisme. Guardini aborde la liturgie comme un jeu, comme une mise en scène échappant à l’ordre de l’utilitaire, précisément parce que « sa raison d’être est Dieu et non pas l’homme » – et elle offre ainsi à l’homme d’être un « enfant de Dieu ». Autre erreur : l’esthéticisme, qui est une profanation car la liturgie étant l’instrument du salut, sa beauté ne lui est donnée que par surcroît. « La Vérité est l’âme de la Beauté. » Dernière déviation, un moralisme d’origine protestante et kantienne : le primat de l’ethos sur le logos, du vouloir sur le connaître ; or la liturgie ne s’intéresse pas prioritairement à la vie morale, elle s’absorbe dans « la contemplation, l’adoration et la glorification de la Vérité divine ». Les lecteurs du pape émérite auront ainsi repéré la source de thèmes qui lui sont chers.

Denis Sureau

QUELLE PASTORALE CINQUANTE APRÈS VATICAN II ?
Éléments pour une critique constructive
ABBÉ MATTHIEU RAFFRAY (dir)
Via Romana, 2020, 340 pages, 24 €.

C’est un étrange objet que cet ouvrage collectif qui se présente comme une contribution à une « critique constructive » de Vatican II. On se demande d’emblée ce qu’aurait été une critique « déconstructive » du concile tant rien, dans ce dernier, ne trouve grâce auprès des auteurs de cet ouvrage, tous les maux actuels étant de plus imputés à Vatican II – comme le poumon pour les symptômes de l’hypocondriaque de Molière.

Dans la préface, l’abbé Philippe Laguérie explique avec forfanterie que, vu les péchés qu’il a entendus en confession – qu’il divulgue de façon surprenante dans le menu –, ce n’est tout de même pas un concile œcuménique qui va lui apprendre à faire de la pastorale (p. 12-13) ! Si le cardinal Burke est bien le seul des contributeurs à distinguer entre le soi-disant esprit de Vatican II et l’enseignement ainsi que la discipline pérennes de l’Église tels qu’ils sont honorés dans le concile (p. 38), les autres rédacteurs auraient pu, en manière de critique constructive, mettre en exergue des intuitions justes du concile, quitte à se démarquer de la récupération qui a pu en être faite, notamment parce que certaines approches partielles étaient exclusives d’autres qui leur étaient complémentaires. L’abbé Raffray dénonce la scrutation des signes des temps comme conduisant à un conformisme à l’égard du monde, ce qui est certes une déviation possible mais n’enlève rien à la mission de l’Église d’être présente à ce moment-ci de l’histoire et, par conséquent, à la nécessité d’en connaître les paramètres et d’en accepter la confrontation. L’abbé Markiewiecz, qui reproche aux textes conciliaires d’avoir oublié l’ontologie sacerdotale, n’a sans doute pas lu le décret Presbyterorum ordinis (n. 2). L’abbé Pinheiro propose une distinction hasardeuse entre magistère infaillible de l’autorité suprême, magistère purement authentique ou ordinaire et magistère de l’évêque (p. 231) : parmi ces degrés parfaitement arbitraires, on se demande si ce n’est pas surtout le niveau de l’auteur qui est accablant. L’abbé Barthe tourne en boucle depuis plus de 40 ans les mêmes arguments en ayant peut-être oublié au passage ce qui y tient lieu de prémisses ou de conclusions. Avec son idée subtile d’« involution », il s’agit non pas de promouvoir des célébrations plus dignes de la forme ordinaire mais d’infléchir cette dernière pour qu’elle évolue en sens inverse vers la forme antérieure (p. 213).

Au fond, c’est tout le propos de Benoît XVI autour de « l’herméneutique de la réforme dans la continuité de l’unique sujet-Église » qui est écarté par ces adeptes sans nuance de la rupture.

Abbé Christian Gouyaud

LA NOUVELLE GUERRE DES MONDES
MICHEL GEOFFROY
Via Romana, 2020, 294 pages, 23 €

Vers 1890-1900, époque où notre continent avait la quasi-maîtrise du monde, Ernest Lavisse, universitaire très en vue, croyait devoir prévenir : « Toute force s’épuise ; la faculté de conduire l’histoire n’est point une propriété perpétuelle. L’Europe, qui l’a héritée de l’Asie il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours. » Et, en effet, un demi-siècle plus tard, victime de ses énormes fautes, elle se retrouvait abaissée et déchue. Tandis que l’heure des États-Unis d’Amérique (annoncée déjà, en 1919, aux jours vite évanouis des ensorcelants pipeaux de Woodrow Wilson) sonnait tout de bon en 1945 – puissance militaire soudain multipliée par la bombe atomique ; puissance industrielle et financière sans égale ; exerçant désormais sa primauté sur les mers jointe à son office ordinaire de grand dispensateur du crédit. Or, cette Amérique, la voici, depuis quelque temps, fiévreuse, nerveuse. D’ailleurs gravement empêtrés dans leurs problèmes intérieurs, nos « amis » d’outre-Atlantique éprouvent de croissantes difficultés pour imposer comme devant leur unilatéralisme. Car s’affirme à présent un monde polycentrique, et le partage de la force entre pôles civilisationnels semble inévitable. Accepteront-ils ? Refuseront-ils ? On ne sait.

Cela, de toute évidence, ne peut manquer d’interpeller les Européens, membres d’une Union mal construite et mal inspirée qui a fait du déracinement une… valeur. Mais de les secouer ? Pas certain. Pensons à l’idéologie régnante de la « société ouverte », à la propagande libérale-libertaire répandue à satiété. Pensons, cause et conséquence d’une folle politique migratoire, à l’identité nationale racornie en abstraction juridique. Pensons encore, dès lors, au dénouement trop attendu : d’anciens pays, sous le remplissage cosmopolite, devenus de simples conventions administratives et de moins en moins des réalités charnelles… Bref, un système d’anti-valeurs, poisons mortels qu’instille la superclasse aux manettes dans un Occident (conditionné par l’actuelle névrose étasunienne) en rupture avec maints éléments de son héritage et donc peu pressé, craignent plusieurs, d’échapper à sa molle quiétude. Ou à son extinction.

Michel Geoffroy, lui, tente ici de définir l’ultime espoir, au XXIe siècle, pour des peuples vulnérables, et menacés, et pris à la gorge, peuples issus du sol de l’Europe, d’« affronter le choc des civilisations et les conflits qui vont avec ». Être pôle de puissance indépendant et souverain au sein du monde polycentrique d’aujourd’hui ou de demain.

Michel Toda

LA MÉMOIRE DU FUTUR
MICHAËL D. O’BRIEN
Salvator, 2020, 192 pages, 23€

La mémoire du futur est le quatrième et dernier volume de la saga de la famille Delaney et fait donc suite à Étrangers de passage, Le journal de la peste et L’éclipse du soleil ; faute d’avoir lu les précédents ouvrages, on risque de ne rien comprendre à celui-ci ; hélas, les deux derniers sont des romans ratés ! Celui-ci les rachète un peu ; au premier niveau, une intrigue passionnante qui vous tient en haleine jusqu’à la dernière ligne. Le roman démarre par une admirable et décoiffante homélie sur l’urgente nécessité d’une conversion radicale face à un régime policier de plus en plus sévère et dont l’ambiance glacée est admirablement rendue. Bien vite, cependant, le combat des enfants de lumière va prendre des aspects exagérément mystiques jusqu’à l’exaltation, cela sonne trop souvent faux au détriment de très beaux passages. Le parcours initiatique final et la renaissance d’un havre de paix apparaissent aussi bien peu réalistes. Au total, un ouvrage qui rachète un peu les deux précédents mais qui décevra sans doute bien des admirateurs de O’Brien. Dommage, quand on sait l’exceptionnelle qualité de nombre de ses romans.

Marie-Dominique Germain

© LA NEF n°328 Septembre 2020