La Banque centrale européenne (BCE) Frankfort © Pixabay

Mondialisation : bas les masques

La mondialisation économique contemporaine est fondée sur la libre circulation des capitaux et le  surendettement. Sous le vocable de la création de valeur pour l’actionnaire, les délocalisations ont été multipliées depuis des décennies, organisant de fait une guerre commerciale entre les travailleurs du monde entier. Les conséquences pour les nations occidentales sont une désindustrialisation et un surendettement de tous les agents économiques : particuliers, entreprises et Etats. Il s’en suit une perte de souveraineté, et donc de démocratie.

Alors que la montée des endettements pourrait être interprétée comme un signe de la faiblesse du système, elle a été au contraire encouragée et perpétuée par la dérégulation du système financier, et en particulier la titrisation des prêts qui déresponsabilise le prêteur puisque celui-ci revend les prêts qu’il accorde sur des marchés financiers[1].

Ce système n’aurait d’ailleurs pas survécu jusqu’à présent sans les interventions massives des banques centrales depuis la fin des années 1990 et surtout depuis 2008. Les injections massives d’argent créé à partir de rien maintiennent la liquidité des titres financiers en en retirant justement une partie du marché. Se faisant elles maintiennent de façon artificielle les cours des titres qui sont de plus en plus déconnectés de l’économie réelle.

L’ordre de grandeur de l’importance de cette subvention des marchés financiers transparait dans l’accroissement de la taille du bilan des banques centrales, c’est-à-dire de la somme des actifs qu’elles ont achetés sans pouvoir les remettre sur le marché.

Bilan de la Réserve Fédérale américaine. Source: Saxo Bank, septembre 2020[2]

Les injections d’argent par les banques centrales conduisent à une montée générale des prix des actifs financiers (actions et obligations) et immobiliers qui enrichissent de façon artificielle les très gros détenteurs par rapport au reste de la population. Elles permettent aussi un accroissement considérable des dettes publiques au profit de la finance : depuis le sauvetage des banques en 2008, la dette française a grimpé de 65% du PIB à 100% fin 2019, obligeant à de fortes économies sur les services publics comme les hôpitaux, pour probablement atteindre 120% du PIB fin 2020.

Enfin, en évitant les crises financières, les banques centrales encouragent les prises de risques improductifs de la finance et le surendettement des agents économiques tandis que le système continue son œuvre de destruction de l’économie réelle des pays développés par la désindustrialisation et la perte de souveraineté. Les mesures prises par les banques centrales depuis la crise sanitaire continuent dans le même sens. L’essentiel des aides va en effet au système financier par l’achat de titres pour soutenir les marchés, toujours sans remise en cause des comportements des acteurs financiers.

Cette situation est aggravée par la baisse du niveau moyen de qualification des postes proposés sur les marchés du travail des pays de l’OCDE, suite aux délocalisations[3]. La tendance est donc à l’amenuisement, voir à la disparition de la classe moyenne et à l’accaparation des richesses par une minorité ultra-riche[4], tandis que l’économie est administrée par les traders des fonds de pension et les banques qui spéculent sur tous les marchés avec l’argent de leurs déposants. Or les traders sont incompétents pour la gestion des entreprises et les banques sont irresponsables pour leurs activités sur les marchés, puisqu’elles ont régulièrement besoin d’être sauvées par le contribuable ou les banques centrales. Mais cette situation a été longtemps acceptée par la population, grâce à l’abondance de produits à bas coûts et au mirage des possibilités d’endettement offertes aux consommateurs

Nous pouvons nous demander quel est l’avenir d’un système qui ne subsiste que par l’impression massive de monnaie, qui n’est pas productive économiquement, mais qui sert seulement à redistribuer les richesses aux plus riches et aux grandes banques et fonds de placement, ou à financer artificiellement des projets d’innovation pas forcement bénéfiques. Il est prévisible que les planches à billets vont tourner de plus en plus forts (façon de parler car il s’agit principalement de monnaie électroniques). L’épisode lié à la crise sanitaire a d’ailleurs donné l’occasion de dépasser les limites précédemment atteintes en ce domaine.

En conséquence, un effondrement des monnaies occidentales et un retour de l’inflation est possible, ou au minimum une perte accentuée de souveraineté des nations au profit des institutions financières. Il est temps de se demander comment nous en sommes arrivés là, comment les gouvernements ont accepté que soient défaites les réglementations qui limitaient les risques pris dans le système financier. Comment la libre circulation des capitaux a-t-elle été acceptée et promue de façon irresponsable, au nom de la liberté ?

Comment en est-on arrivé là ?

Parmi les explications, nous pouvons citer la propagande idéologique : l’économiste Ricardo a été souvent cité comme ayant démontré l’intérêt du libre-échange, alors que son raisonnement supposait que les mouvements de capitaux internationaux étaient limités. Bien sûr il faut aussi compter avec les pressions des banques et la démagogie des gouvernements qui ont vu l’endettement comme moyen de se faire réélire.

Arrêtons de nous voiler la face, nous sommes sans doute les témoins de l’effondrement d’un mythe du monde moderne : celui qui affirmait la possibilité d’atteindre la prospérité par les seuls moyens techniques, économiques et financiers tout en bafouant la morale naturelle. Celle-ci est remplacée par un moralisme inique et rudimentaire : après les morales de haine du communisme et du nazisme, nous avons connu l’hédonisme libéral qui conduit l’individu à ne s’occuper que de son intérêt matériel, et bientôt peut-être nous connaîtrons l’écologie profonde qui voudrait réduire la population mondiale pour sauver la planète. Ces idéologies réductrices sont en fait au service d’intérêts particuliers et sont toujours propices à la mise en place de régimes tyranniques.

Jean-Paul II nous avait averti dans son encyclique Fides et Ratio : « La philosophie moderne n’est plus sagesse et savoir universel. D’autres formes de rationalité se sont alors affirmées, qui ne sont plus tournées vers la contemplation de la vérité et la recherche de la fin dernière et du sens de la vie »[5]. Elles tendent à être une raison fonctionnelle au service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir, ou elles trompent l’homme en flattant son orgueil car elles lui font croire qu’il peut créer un monde parfait sans reconnaître ce qu’il a reçu. Ce faisant l’homme oublie que sa vie même lui a été donnée.

Dans leur volonté de modeler un monde selon leur goût, les tenants des idéologies se heurtent toujours à la morale naturelle. Depuis les exécutions sommaires des révolutions jusqu’aux camps de concentration nazis, ou les goulags communistes, les idéologies ont toujours piétiné la morale naturelle, en promettant des jours meilleurs qui ne sont jamais arrivés. De même le libéralisme contemporain a bafoué les principes de justice élémentaire par les délocalisations systématiques et la recherche effrénée d’un profit spéculatif, au mépris du travail humain réellement productif.

Les grandes banques et fonds de placement ont abusé de leur influence jusqu’à ne plus assumer leurs responsabilités en cas de faillite. Elles sont presque systématiquement sauvées par les Etats ou les banques centrales, ce faisant aspirant toujours plus de richesses de l’économie réelle. Cette domination est d’autant plus forte que le sens moral des populations est affaibli par le non-respect de la vie humaine depuis la naissance jusqu’à la mort, et par les attaques contre les familles. Nous voyons bien que cet affaiblissement moral est encouragé par des moyens financiers importants alors que la vie est toujours plus difficile pour les familles des classes moyennes.

Il faut donc lutter contre la démoralisation (dans les deux sens du terme) induite par ces politiques. En premier lieu, sachons que les idéologies mensongères passent, avec leur lot de catastrophes, mais la morale naturelle demeure. Et chaque homme devra rendre compte de sa conduite. Cultivons le goût de la vérité contre les mensonges : « Le sujet idéal du régime totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction, et la distinction entre vrai et faux n’existent pas. »[6]

En 1986, André Piettre écrivait déjà : « Il n’est pas de plus dangereuse erreur que de vouloir faire des sciences de l’homme des disciplines « indépendantes » de toute éthique, de toute philosophie, de toute finalité, au même titre que les sciences de la matière. Elles sont d’un « autre ordre », comme disait Pascal. L’expérience, une fois de plus, le montre de mille façons : proclamer et pratiquer une économie « indépendante », c’est mettre l’homme dans la dépendance d’une économie qui l’accapare tout entier. »[7] William Cavanaugh a très bien décrit les conséquences sur la liberté économique de la libre circulation généralisée des capitaux et des marchandises[8].

La vraie morale est la recherche du bien auquel l’homme aspire. Une pratique économique qui ne respecte pas le bien commun mais s’attache exclusivement à la maximisation de la production des richesses matérielles et financières va inéluctablement dériver. Cela a été clairement mis en évidence par l’économiste E. Schumacher : «  Le trouble du monde moderne est de valoriser les moyens au-dessus des fins, ce qui détruit la liberté de choisir les fins »[9] . Et Marcel Clément : « L’économie n’est pas davantage la fin ultime de la vie sociale que la satisfaction des biens matériels n’est la fin ultime de la vie humaine. […] Pour le philosophe, c’est le bonheur qui est la fin ultime de la vie humaine. C’est la prospérité qui est la fin propre de l’activité économique, cette prospérité étant constituée par l’ensemble des conditions matérielles de la vie heureuse, culturelle et spirituelle »[10]

Et cela se joue au niveau de chacun, dans le choix de ses priorités. Mais aussi bien sûr au niveau des gouvernements et des relations internationales : la recherche du bien commun implique la recherche d’un cadre juste aux échanges[11] plutôt que de céder à certains lobbies financiers par des attaques contre la vie et les familles. Cela renvoie à une juste conception de la liberté orientée par l’aspiration naturelle au bien qui est inscrite dans le cœur de l’homme, par opposition à une conception contemporaine qui la considère indépendante par rapport à la vérité et la justice.

François Granier


[1] Le secret néolibéral – Jean-Luc Gréau – Gallimard, 2020.
[2] Chart of the week, 6 septembre 2020.
[3] Et si les salariés se révoltaient ?. Patrick Artus et Marie-Paule Virard. Fayard, mars 2018.
[4] Les salariés subissent l’inflation, mais pas les investisseurs – Myret Zaki – Article sur le site Bilan.ch – Mai 2020.
[5] Fides et Ratio, Jean-Paul II, 1998.
[6] Le totalitarisme – Hannah Arendt – 1951.
[7] Les chrétiens et le libéralisme – André Piettre – Editions France-Empire, 1986.
[8] Etre consommé – William Cavanaugh – Editions de l’Homme Nouveau, 2007.
[9] Small is beautiful. A study of economics as if people mattered– Ernst Schumacher, 1973.
[10] Du bien commun – Marcel Clément – Editions de l’Escalade, 1998.
[11] Quadregesimo Anno, Pie XI, 1931

© LA NEF le 2 novembre 2020, exclusivité internet