Livres Octobre 2020

L’HOMME, CET ANIMAL RATIONNEL DÉPENDANT
ALASDAIR MACINTYRE
Tallandier, 2020, 252 pages, 19,90 €

Philosophe écossais passé du marxisme de ses vertes années au thomisme, Alasdair MacIntyre, 91 ans, est peut-être aujourd’hui le grand penseur moraliste catholique, dont l’influence est considérable dans le monde anglo-saxon. Son livre Après la vertu (1981) a été une étape décisive dans la redécouverte d’une morale fondée sur l’exercice des vertus au sein d’une communauté donnée. Dependant Rational Animals que les éditions Tallandier ont eu l’heureuse initiative de publier sous la direction de François Huguenin est l’un de ses derniers grands livres.

Les hommes sont vulnérables et dépendants des autres pour leur survie, notamment dans les situations de faiblesse (enfants, personnes âgées ou handicapées) ou de souffrance. Pourtant, cette constatation a été peu développée par les philosophes – y compris Aristote –, qui envisagent les agents moraux comme des « êtres rationnels, en pleine santé et sereins ». Qu’en est-il des autres ? Pour répondre à cette question, MacIntyre commence par réaffirmer l’animalité de l’homme, dont l’identité est en partie corporelle et donc animale. Encore faut-il ne pas exagérer la différence entre l’homme et les autres animaux. Les recherches sur les dauphins ou les gorilles, qui révèlent leur intelligence et un mode de communication sophistiqué (sans être un langage), montrent l’absurdité de la vision d’un Descartes qui allait jusqu’à priver les animaux d’authentiques perceptions et sensations. La spécificité de l’homme est d’être un « raisonneur pratique dépendant » mais appelé à devenir (relativement) indépendant et responsable. Le dépassement de son animalité réside dans sa capacité à prendre du recul par rapport à ses désirs immédiats et à évaluer ses propres jugements par rapport aux choix qui se présentent, à se demander si ses raisons d’agir sont meilleures ou moins bonnes. Et cela nécessite l’acquisition, l’exercice des vertus intellectuelles et morales : par exemple la tempérance qui maîtrise l’alimentation. D’où l’importance de l’éducation et des relations sociales façonnées par la « vertu de juste générosité » (dont la miséricorde) qui régit le donner et le recevoir, dans la conformité aux normes de la loi naturelle.

Dans une perspective politique, la recherche du bien commun exige que les membres d’une communauté parviennent, après une délibération rationnelle, à une opinion partagée et des décisions reconnues par tous. Il suppose aussi le respect des normes de la justice. Et que des mandataires puissent agir au nom de ceux qui n’ont qu’une raison limitée, voire inexistante. Or pour MacIntyre, ce partage d’un bien commun ne peut être offert ni par l’État moderne ni par la famille contemporaine. L’État moderne, parce qu’il est seulement régi par des compromis entre intérêts économiques et sociaux, et parce que sa taille est trop grande. S’il fournit des biens publics nécessaires (comme la sécurité), ceux-ci ne doivent pas être confondus avec le bien commun. Quant à la famille, elle pâtit souvent d’un environnement social défaillant et dont elle a pourtant besoin pour s’épanouir. Mais il est encore possible d’œuvrer dans des communautés locales vivant tant bien que mal les vertus de la « juste générosité et de la délibération partagée ».

Denis Sureau

LE PACTE DES DIABLES
ROGER MOORHOUSE
Buchet-Chastel, 2020, 510 pages, 26 €

Aux premières pages d’un livre, modèle d’enquête historique où rien n’est omis, où rien n’est tu, d’un livre qu’on doit qualifier de définitif, l’auteur souligne, d’emblée, l’« importance capitale » du traité conclu le 23 août 1939 entre deux systèmes et deux régimes pareillement abominables. Précédé le 19 d’un accord de crédit, suivi de quatre autres accords dont le dernier portera la date du 10 janvier 1941, ledit traité, stricto sensu de non-agression, dans les faits dépassait de beaucoup ce caractère. Bref, « oiseaux du même plumage totalitaire », Hitler et Staline, jusqu’au 22 juin 1941, en tout sauf par le nom, furent ni plus ni moins des alliés.

La Pologne allait en subir aussitôt les conséquences. Assaillie le 1er septembre sur sa frontière occidentale (ce qui entraîna la déclaration de guerre au Reich de Londres et de Paris), le 17 septembre par l’URSS sur sa frontière orientale, elle constitua le butin que, dès le 28, aux termes d’un traité de délimitation et d’amitié, se partagèrent les agresseurs. Or, selon le protocole secret adjoint au pacte du 23 août, les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), États souverains et indépendants, avaient aussi été abandonnés, comme d’ailleurs la Finlande, à la sphère d’influence de l’URSS. Qui entreprit illico, sous couleur d’assistance mutuelle, de les assujettir. Puis, fin novembre 1939, de subjuguer à coups de canon le peuple finlandais (obligé, après une très brave résistance, d’accepter de lourdes pertes territoriales en mars 1940). Moment où, depuis la Pologne bolchevisée et soumise aux tueries, se suivent les déportations de masse ; où, en juin, les pays baltes sont envahis, en août, annexés ; où les provinces roumaines de Bessarabie et de Bucovine du Nord sont occupées – tandis que les Allemands, maîtres en avril de la Norvège et du Danemark, et bientôt vainqueurs de la France, lui imposent, le 22 juin, la signature d’un armistice.

Complémentaires sur le plan économique et persuadées qu’une fructueuse relation dans ce domaine formait un préalable incontournable à toute affaire d’importance, Allemagne nazie et URSS s’étaient appliquées, nous le savons, à négocier nombre de contrats commerciaux. Trop peu satisfaisants ? Les Allemands s’en inquiétèrent et, au bout de 1940, le partenariat, malgré ses énormes avantages, d’abord stratégiques, laissait sourdre la grogne et le malaise. Au reste, Hitler, pas loin de trouver démesurés les faciles bénéfices recueillis par Moscou des aventures guerrières de Berlin, et s’interrogeant sur une rupture, pesait le pour et le contre. L’échec de la conférence de la Commission danubienne, le 17 décembre 1940, l’outrecuidance des Russes, le décidèrent à briser Staline.

Certes il fallait, avec soin et en tapinois, préparer l’opération appelée Barbarossa, car la cible était immense, l’Armée rouge géante, et les oppresseurs au pouvoir d’une inhumanité non moins terrifiante que le gang national-socialiste. Encore, le 12 juin 1941, avait débuté une déportation soviétique de masse en Bessarabie ; le 14, une autre en Estonie, en Lettonie, et dans l’est de la Pologne enchaînée. Juste avant l’aube, le dimanche 22 juin 1941, l’assaut fut lancé. Adieu le pacte.

Michel Toda

LA BIBLE
Traduction liturgique avec notes explicatives Sous la coordination du Père Henri Delhougne
Salvator, 2020, 2880 pages, 59 € jusqu’au 31 décembre, puis 69 €

Publier une nouvelle Bible intégrale est un événement éditorial dans le monde chrétien. Cette édition a l’avantage d’offrir la nouvelle traduction liturgique qui est toujours une référence utile à avoir (tous les textes de la messe sont issus de cette Bible). Cette nouvelle traduction marque d’incontestables progrès par rapport à la version précédente qui, il faut le dire, était discutable à maints égards. Progrès ne signifie pas que tout soit parfait – mais la perfection n’est pas de ce monde – certaines critiques demeurant pertinentes (cf. La Nef n°298 de décembre 2017 et n°321 de janvier 2020).

Les éditeurs vantent l’importance des notes explicatives qui accompagnent tous les textes (plus de 25 000 notes). Nous n’avons pas pu toutes les lire, l’échantillonnage auquel nous avons procédé nous amène à deux conclusions : en premier lieu, nous n’avons rien trouvé à redire sur le fond, même sur des sujets aussi sensibles que le « péché originel » sur lequel bien des théologiens patentés présentent hélas des points de vue assez éloignés de l’enseignement de l’Église, c’est déjà beaucoup ; en second lieu, nous avons été déçus par le peu de profondeur des explications souvent fort succinctes. Nous comprenons qu’allonger encore les notes aurait donné à ce volume une taille sans doute trop importante, mais on doit à la vérité de dire qu’il existe sur le marché des Bibles avec des notes explicatives autrement plus intéressantes (La Bible des peuples, par exemple).

Dernier point : il faut souligner la qualité de l’édition qui fait de cette Bible un ouvrage agréable à lire et à consulter.

Patrick Kervinec

UNE AMITIÉ SINGULIÈRE
FLOC’H ET RIVIÈRE
Dargaud, 2020, 406 pages, 39 €.

La bande dessinée a pris une telle place dans notre horizon culturel – mais aussi politique et religieux – que c’est devenu une « tarte à la crème » d’en parler comme du neuvième art. Pourtant, il faut bien avouer que, comme en littérature, les grands classiques côtoient les opus médiocres ou de mauvais goût, les produits strictement commerciaux ou les œuvres d’avant-garde. Mais comme tout art à part entière, la BD (comme on dit) a su se renouveler, creuser son sillon, s’aventurer dans des zones encore inimaginables il y a cinquante ans et finalement proposer des œuvres originales, intelligentes et souvent surprenantes.

À ce titre, la mise en scène de Floc’h et Rivière pour dire adieu à deux de leurs personnages ne constitue pas seulement un recueil d’albums, mais un roman à part entière. Ces derniers, en effet, s’insèrent dans une narration qui les enveloppe et les élève un cran au-dessus du simple récit dessiné.

Mais revenons un instant en arrière. En 1977 paraissait le Rendez-vous de Sevenoaks. À la manœuvre, Floc’h au dessin et Rivière au scénario. Les deux compères plongeaient leur lecteur dans un univers très anglais qu’ils affectionnent particulièrement tout en réanimant la fameuse école de la ligne claire incarnée notamment par Hergé et Edgard P. Jacobs. Ils accouchaient ainsi de deux personnages, Francis Albany et son amie Olivia Sturgess dans une ambiance qui mêle les références littéraires, l’esprit anglais, les meurtres et le fantastique. Ils évoluaient quelque part entre Agatha Christie et Evelyn Waugh, Alfred Hitchcock et Borges. Autant dire un univers déconcertant, pas toujours très sain, entre une certaine retenue typiquement britannique et un esprit de provocation qui l’est tout autant. On aimera. Ou pas !

Quoi qu’il en soit, les amateurs du genre trouveront réunis dans Une amitié singulière les sept volumes consacrés à Francis Albany et Olivia Sturgess. De quoi contenter non seulement les amateurs de véritables BD, mais aussi les amoureux du style anglais d’avant-guerre et des romans policiers des mêmes années.

Philippe Maxence

PAROLES POUR UN MONDE QUI NE CROIT PLUS
Catéchèses inédites sur le discours à l’Aréopage
JEAN-PAUL II-KAROL WOJTYLA
Artège, 2020, 160 pages, 16,90 €

Ce livre nous offre une catéchèse de Mgr Karol Wojtyla sur le discours de saint Paul à l’Aréopage d’Athènes relaté dans les Actes des Apôtres (Ac 17, 22-34). Il s’agit d’un texte inédit découvert en 2018 et dont on ne sait précisément quand il a été écrit. Vraisemblablement peu avant d’avoir été élu pape, ce qui expliquerait qu’il n’ait pu prêcher cette catéchèse sans doute prévue pour son diocèse de Cracovie. Une autre hypothèse le situe vers fin 1965. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’un petit trésor, car ces méditations allient simplicité et profondeur, deux qualités souvent antinomiques. On y retrouve des axes de la pensée du futur Jean-Paul II, tout particulièrement sur la notion de dignité de la personne et de son lien avec la notion de vérité sur laquelle notre auteur insiste. À une époque où Dieu est devenu pour beaucoup totalement inconnu, le discours de saint Paul aux Athéniens où il essaie de leur faire connaître, précisément, le « Dieu inconnu » qu’ils recherchent est d’une grande actualité, et Mgr Wojtyla sait admirablement en tirer une réflexion adaptée à notre modernité. Un exemple : « Tout le processus intérieur de la volonté est guidé par la connaissance : nihil volitum nisi praecognitum [rien n’est voulu qui ne soit d’abord connu], c’est-à-dire par le rapport à la vérité et au bien et par la dépendance intrinsèque à l’égard de cette vérité. Cette dépendance ne supprime pas la liberté, bien au contraire – elle la conditionne et la libère » (p. 50). Une belle méditation à recommander.

Christophe Geffroy

JOHN HENRY NEWMAN
L’ARGUMENT DE LA SAINTETÉ
Quatre variations phénoménologiques
GRÉGORY SOLARI
Éditions Ad Solem, 2019, 78 pages, 14 €

Si la tradition philosophique française ouverte par Paul Ricœur semble avoir rendu possible l’alliance d’une herméneutique et de la phénoménologie, personne ne songe a priori à ranger saint John Henry Newman parmi les phénoménologues. Branche de la philosophie facilement tournée en dérision par les contempteurs de Husserl et Heidegger, rejetée, pour ne pas dire ignorée par le néo-thomisme d’après-guerre, nombreux sont les intellectuels qui n’ont vu dans l’approche phénoménologique qu’un jeu sur le langage, un plaisir de scientifiques dépourvu de sens ou même des ratiocinations. Depuis quelques années pourtant, en France, des écrits tentent de dévoiler l’œuvre d’Édith Stein, élève de Husserl et qui, après sa conversion au catholicisme, travailla toute sa vie à l’alliance de saint Thomas d’Aquin et de la science initiée par Husserl.

Grégori Solari, docteur en philosophie, spécialiste de la philosophie anglo-saxonne et de Newman, ouvre une nouvelle voie dans son court traité. Cette méditation dense en quatre chapitres nous fait pénétrer dans les arcanes de l’ancien pasteur anglican. Il nous faut d’emblée avertir le lecteur qu’il ne trouvera pas là un récit de la vie mouvementée de Newman, encore moins un résumé de sa pensée. Solari utilise le terme de « variations phénoménologiques », ces variations sont des déambulations à travers le lien secret, intime, qu’entretiennent la conscience de soi et l’existence de Dieu : « Si la manière dont un homme raisonne (sur lui-même) est aussi mystérieuse que celle dont il fait mémoire (de Dieu) alors il faut dire que l’évidence du soi se trouve suspendue à l’évidence de Dieu. »

On le sait, la vie de Newman est ponctuée de ses propres conversions, depuis le calvinisme anglais, au catholicisme de l’Église d’Angleterre, avant l’ultime conversion au catholicisme romain, or, Newman doit se justifier auprès de lui-même : où est la vérité, l’égalité à soi-même, parmi tant de changements ? C’est le temps qui joue le premier rôle dans ces variations proposées par Solari, le temps dans lequel Dieu se donne, le temps qui laisse la divinité se déployer et attester de l’existence du soi. Un temps qui se fait histoire lorsque je prends conscience de son déploiement, lorsque je me fais à moi-même le récit de ma propre vie. Ce raisonnement est l’essence même de l’Apologia pro vita sua écrite par Newman.

Grégory Solari nous emmène donc dans l’intimité de cette relation charnelle, émotionnelle et rationnelle de Dieu et de l’homme où Newman laisse sourdre ce que Solari appelle l’argument de la sainteté : « Nous croyons parce que nous aimons. » Plus encore que l’absurde, davantage que la compréhension, c’est l’amour dans la charité qui livre la clef de la relation à Dieu et donc de la relation à soi. Et c’est à cela que la vie de Newman nous invite : « L’homme se découvre comme phénomène saturé. Et le nom de cette saturation donnée comme une promesse suspendue à l’accomplissement de la facticité chrétienne, c’est la sainteté. »

Baudouin de Guillebon

POUR EN FINIR AVEC LE « PAYS CATHARE »
BERNARD ANTONY
Questions de Cécile Montmirail, préface de Guillaume de Thieulloy, Atelier Fol’fer, 2020, 274 pages, 23 €

Bernard Antony présente cette caractéristique rare d’être un militant non partisan. Quand il rouvre un dossier d’histoire, cet initiateur d’actions multiformes pour la défense de la civilisation chrétienne, voire simplement de la nature humaine, prend le recul nécessaire pour conjurer tant l’anachronisme de la condamnation d’une époque avec nos lunettes actuelles que l’apologétique à tout prix. La question du catharisme et de son traitement par l’Église et son « bras séculier » requerrait précisément d’éviter aussi bien la mythification des « martyrs cathares » que la justification d’une répression qui participait de la violence de l’époque plus qu’elle ne s’inspirait des principes de l’Évangile.

Outre le fait même d’une hérésie qui, dans un temps où la foi catholique appartenait structurellement au bien commun de la cité, mettait en cause la « cohésion sociale », le subtil entrelacement des liens de vassalité et des rapports de force permet à distance de comprendre pourquoi le pape (Honorius III) et le roi de France (Louis VIII) voulurent reprendre la main dans un Midi à la fois touché par le manichéisme et tenté par la volonté d’autonomie des oligarques locaux. B. Antony distingue pertinemment le temps de la Croisade, prêchée par saint Bernard, et celui de l’Inquisition, Grégoire IX et Saint Louis ayant décidé d’en éteindre les bûchers. Documents à l’appui, notre auteur montre que la procédure judiciaire mixte favorisait la dénonciation anonyme, accordait peu de droits à la défense et pouvait extorquer des « aveux » par la torture. Comme l’écrivait admirablement Jean Roques, dans son Albi, La biographie de ma ville (2007), « c’est déjà une organisation policière que le XXe siècle saura porter à une perfection inégalée ». À se demander si les systèmes totalitaires ne se sont pas inspirés du Manuel de l’Inquisiteur ?

Cet ouvrage est courageux de la part d’un « militant de chrétienté » qui, au lieu d’en appeler, jusqu’à l’incantation pathétique, à la mise en place de la théorie des deux glaives, semble suggérer que la place adéquate de l’Église, au moins dans le contexte actuel, est d’être un contre-pouvoir qui interpelle sans cesse la puissance publique sur le fondement légitime – c’est-à-dire la conformité avec la loi naturelle morale – de son action.

Abbé Christian Gouyaud

J’AI PARIÉ SUR LA LIBERTÉ
Autobiographie
ANGELO SCOLA
Cerf, 2020, 374 pages, 22 €

Le cardinal Angelo Scola, patriarche de Venise puis archevêque de Milan (doublet très rare dans l’histoire de l’Église), a accepté d’être interrogé par le journaliste Luigi Geninazzi pour livrer ce qu’il appelle une « singulière autobiographie ». Cela nous vaut le récit d’un parcours à la fois intellectuel et ecclésiastique, et une grande page d’histoire de l’Église depuis les années 1950 jusqu’à nos jours.

D’abord disciple de don Luigi Giussani, le fondateur du mouvement Communion et Libération, Angelo Scola est ordonné prêtre en 1970. En théologie il se reconnaît trois maîtres : le Suisse Hans Urs von Balthasar, le jésuite français Henri de Lubac et l’Allemand Joseph Ratzinger, qu’il a tous trois connus au début des années 1970.

Si c’est Jean-Paul II qui l’a nommé évêque de Grossetto en 1991, patriarche de Venise en 2002 et cardinal en 2003, c’est Benoît XVI qui le nomme archevêque de Milan en 2011, avec l’espoir secret, dit-on, qu’il lui succède un jour. Au conclave de 2013, Angelo Scola réunira sur son nom jusqu’à 41 bulletins, mais il n’avait pas fait campagne et était persuadé que le nouveau pape ne serait pas européen.

Plus intéressantes encore que ces faits et ces dates, qui appartiennent à l’histoire, sont les pages où le cardinal Scola, théologien et avec un grand sens de l’Église, évoque les trois papes successifs qu’il a servis. À cet égard, on lira avec intérêt « une série d’éléments qui caractérisent l’action et la pensée du pape François » (p. 343-346).

Éminent théologien du mariage et de la famille, le cardinal Scola estime que c’est l’affaiblissement de la famille qui « a ouvert la route à la sécularisation et de la déchristianisation » (p. 197). Et il insiste sur « la relation substantielle entre le mariage et l’eucharistie », « la référence à l’eucharistie » qui « constitue un caractère fondamental » du mariage (p. 198).

On relèvera encore cette leçon sur l’adoration eucharistique qu’il a reçue du P. Jacques Loew à Fribourg, à la fin des années 1960. Les prêtres-ouvriers du groupe Loew faisaient tous les jeudis soir une adoration du Saint-Sacrement avec les étudiants, dont le jeune Scola. La plupart des prêtres, qui avaient travaillé toute la journée comme manœuvres, s’endormaient devant le Saint-Sacrement. Le jeune Scola suggéra de fixer cette adoration le dimanche, jour de repos commun. Le Père Loew lui répondit sèchement : « Tu n’y comprends rien, l’adoration, c’est seulement être avec Jésus, passer du temps avec Lui » (p. 281). Le jeune homme n’a jamais oublié cette réponse et dans son ministère pastoral il a toujours incité à ce qui est bien plus qu’une simple dévotion.

Yves Chiron

BOUTEFLIKA
L’histoire secrète
FARID ALILAT
Éditions du Rocher, 2020, 398 pages, 22,90 €

« Retenez bien mon nom, vous entendrez parler de moi », déclarait Abdelaziz Bouteflika en 1962 alors que son pays, l’Algérie, tout juste victorieuse contre la France, accédait à l’indépendance et que ce militant du Front de Libération Nationale (FLN) s’apprêtait à mener une carrière politique qui devait le conduire à la présidence de la République, fonction qu’il occupera pendant vingt ans, à partir de 1999.

En 2018, âgé de 81 ans et gravement affaibli par une série d’accidents de santé qui l’empêchent d’assumer ses responsabilités alors que la contestation populaire pacifique, inspirée par les « printemps arabes », s’est emparée d’une Algérie meurtrie par les séquelles des affrontements entre les groupes islamistes et l’armée de la « décennie noire », Bouteflika envisage de briguer un cinquième mandat. Sa famille, qui n’entend pas perdre les avantages dont elle profite grâce au népotisme et à la corruption, manœuvre dans ce sens. Mais, sous la pression d’un peuple épuisé par l’absolutisme du pouvoir, l’armée, qui avait fait appel à Bouteflika à ses débuts, l’accule finalement à démissionner en avril 2019 tandis que son frère cadet, Said, est emprisonné un mois après pour complot contre l’État.

L’enquête minutieuse réalisée par Farid Alilat, journaliste algérien, collaborateur de l’hebdomadaire Jeune Afrique, fait ressortir le portrait d’un jouisseur paresseux, incapable d’assurer le bien de son pays, calculateur et soupçonneux (il consultait voyantes et médiums), pour qui la satisfaction de ses désirs (l’enrichissement illicite et le luxe, les absences et voyages non justifiés, les femmes) passait avant tout. Au terme de ce livre très documenté, une question s’impose : l’Algérie se remettra-t-elle de ce triste épisode ?

Annie Laurent

LA RÉVOLUTION DE 1958
Sous la direction de
FRÉDÉRIC ROUVILLOIS
Cerf, 2019, 284 pages, 22 €

Étroitement associé à la personne du général de Gaulle, le régime dit de la Ve République vit le jour en 1958 au milieu des soubresauts d’une rébellion coloniale enflammant le territoire algérien. Exactement, il prit la place de la République précédente, née en 1947 et qui traîna sans cesse une existence de valétudinaire. « Tout, notera François Mauriac au lendemain de cette inévitable chute, était rongé du dedans, les structures ne dissimulaient plus qu’une agitation de termites à la fin de leur travail. » Dès lors, puissance de l’État, autorité de l’État, couraient le risque d’être anéanties. À quoi remédia la Constitution du 4 octobre 1958, approuvée une semaine auparavant par voie de référendum – et complétée celle-ci, en 1962, par l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct (d’où l’on date la vraie origine semi-présidentialiste de la Ve République et sa reconnaissance de facto, au profit de l’hôte de l’Élysée, d’un « domaine réservé » en matière de défense et de politique étrangère). Sauf que l’après-de Gaulle, peu à peu, inversera le but souhaité, le but voulu. Et que, sous l’effet d’une certaine idéologie dissolvante, se multiplieront tout ensemble des transferts de souveraineté majeurs et, dans la production normative incombant à l’appareil décisionnaire, l’indiscrète et frappante intrusion d’une kyrielle de juges et d’experts, nationaux comme supranationaux. Liés, transferts, intrusion, à la rage ou à la marotte de charcuter les textes fondateurs, soumis entre 1974 et 2008 à pas moins de vingt révisions constitutionnelles…

Au lecteur intéressé, au citoyen préoccupé, ce volume, fruit d’un savant colloque tenu dans l’enceinte universitaire Paris Descartes, donnera l’occasion de réfléchir au destin de notre société et de notre pays. Mais les interventions réunies pour la circonstance, riches de substance et de raison, n’arrivent à s’accorder, observe loyalement le professeur Rouvillois, « ni sur la nature profonde du régime, ni sur le caractère révolutionnaire de ses origines, ni sur son présent ou son évolution ».

Michel Toda

MARIA TERESA CARLONI
DIDIER RANCE
Salvator, 2020, 172 pages, 16 €

Didier Rance nous relate ici une histoire extraordinaire, si extraordinaire qu’il éprouve le besoin de nous avertir qu’il s’en remet à l’Église de juger de la véracité des faits qu’il va nous raconter. Comme lui, abordons avec prudence cette belle histoire. Quoi qu’il en soit, le procès en béatification de Maria Teresa est ouvert et déjà, elle mérite le beau nom de servante de Dieu.

Maria Teresa Carloni (1919-1983), mystique au service des chrétiens persécutés, tel est le sous-titre du livre ; élevée chrétiennement par sa grand-mère, Maria Teresa va découvrir très jeune que l’homme est pécheur, fût-il prêtre parfois ; elle perdra la foi jusqu’à l’âge de 32 ans, alors ce sera une conversion foudroyante et radicale ; sous la direction intelligente et éclairée de son confesseur, elle va se consacrer entièrement à Dieu et lui offrir sa vie et ses souffrances pour les chrétiens persécutés. Celui-ci va la « prendre au mot » et dès lors, elle ira d’expériences mystiques en expériences mystiques qui peuvent paraître incroyables à notre époque incrédule, mais rien n’est impossible à Dieu, c’est sans doute la leçon de cette vie toute consacrée.

Marie-Dominique Germain

LA VÉNUS DE BOTTICELLI CREEK
KEITH McCAFFERTY
Gallmeister, 2020, 430 pages, 24,40 €

Keith McCafferty, amoureux de la pêche à la truite et des grands espaces, s’est installé dans le Montana pour assouvir sa passion. Ses romans baignent dans cet environnement dépaysant. Ses deux héros, le shérif Martha Ettinger et l’ancien détective reconverti en peintre et guide de pêche Sean Stranahan, enquêtent ici sur la mort mystérieuse d’un cow-boy empalé sur les bois d’une carcasse de cerf, ainsi que sur la mystérieuse disparition d’une envoûtante jeune femme surnommée la « Vénus de Botticelli Creek ». Les deux affaires sont-elles liées ? On entre vite dans cette histoire bien contée avec un suspense maîtrisé et des personnages attachants, mais c’est surtout l’ambiance du Montana bien rendue qui donne à ce polar une note originale et forte – c’est une des qualités des éditions Gallmeister de nous faire découvrir des auteurs qui sont de vrais écrivains, toujours attachés à soigner les descriptions et les atmosphères. Un excellent roman de pure détente.

Patrick Kervinec

© LA NEF n°329 Octobre 2020