L’argent, risque spirituel ?

L’argent est un moyen nécessaire, mais il porte en lui-même un risque spirituel. Explication.

«La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent », affirme l’apôtre saint Paul (1 Tm 6,10) ! Et pourtant l’argent est omniprésent, il a même encadré la vie terrestre du Seigneur. De l’or que les rois mages lui ont offert dès ses premiers jours, aux trente pièces du complot ourdi par Judas, l’argent aura ainsi servi pour le plus élevé et le plus abject des actes que puisse poser un homme : l’adoration de Dieu de la part d’un païen, et sa trahison le conduisant à la Croix de la part d’un apôtre.
Au cours de sa vie publique, le Seigneur ne manque pas de souligner le risque que l’argent représente dans la vie d’union à Dieu. Rappelons simplement la sentence rapportée par les trois synoptiques : « Il est plus facile à un chameau d’entrer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », ou encore l’imprécation magistrale chez saint Luc : « Malheur à vous les riches ! » Mais la richesse évoquée par le Seigneur n’est pas toujours richesse d’argent, loin s’en faut.
En soi l’argent est neutre, sans goût et sans saveur, mais il est partout et essentiel à la vie des personnes comme à celle des sociétés. Il suscite fréquemment la tentation pouvant conduire du désespoir, quand il manque tragiquement, à l’appétit de puissance en vue de devenir, in fine, comme un dieu, et présente de ce fait un risque spirituel incontestable.
Que ce soit de son terme « a quo », son origine, ou de son terme « ad quem », sa finalité, il est le moyen de poser un acte qui a, lui, une coloration morale.
L’acquisition de l’argent peut se faire par des moyens moralement bons, tels un juste héritage, un travail honnêtement rémunéré, ou moralement mauvais comme le vol ou la fraude. Mais les héritages n’engendrent-ils pas bien souvent des convoitises, des divisions au sein des familles ? Ce n’est pas non plus sans raison que depuis plus d’un siècle, l’Église a développé l’important corpus de sa doctrine sociale.
Le désir d’acquérir de l’argent est justifié quand il s’agit de subvenir à ses propres besoins, à ceux de sa famille ou d’une société, mais la tentation peut être grande alors d’en gagner à tout prix. Les gains colossaux rapportés par certains jeux de hasard ne demandant ni travail ni effort, ou par certaines stars du sport et des médias, peuvent aisément susciter des rêves et des convoitises qui incitent à gagner toujours davantage et à vivre dans l’opulence.
L’argent, une fois acquis, l’homme orientera son action et sa façon de vivre selon trois axes principaux : l’accumulation, l’acquisition de biens, ou le don.
Pour l’Apôtre, « ceux qui veulent amasser des richesses (cupiditas) tombent dans la tentation, dans le piège, dans une foule de convoitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition » (1 Tm 6, 9). Cet amour de la possession, au plan matériel, ne vise en vérité qu’à combler un manque d’être au plan spirituel, le surplus d’avoir faisant courir à l’homme le risque de ne plus être en mesure de rechercher une plénitude dont il est par nature assoiffé, et finalement de le faire passer à côté de l’essentiel.
Il y a ceux qui se disent : « j’abattrai mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y recueillerai tout mon blé et mes biens » (Lc 12, 18), ou ceux qui agissent comme l’homme riche qui « se revêtait de pourpre et de lin fin, et faisait chaque jour brillante chère » (Lc 16, 19), alors que le pauvre Lazare demeurait affamé à sa porte. L’homme riche dans l’Évangile n’est pas celui qui possède un trésor dans son champ, ou un compte en banque confortable, mais celui qui agit en riche : détruire, rebâtir, amasser, se revêtir de lin fin, faire bonne chère tous les jours. Les péricopes fustigeant la richesse ne mentionnent d’ailleurs pas directement l’argent en lui-même, la richesse ne s’y traduit qu’au niveau de l’acte que suscite l’argent, acte toujours marqué par l’égocentrisme et l’oubli de l’autre, de Dieu en particulier.
Reste le don désintéressé, l’offrande, qui, au plan spirituel, demeure l’acte qui enrichit le plus, profitant aussi bien, et souvent plus, au donateur qu’à celui qui le reçoit. « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35), nous dit le Seigneur, et le meilleur moyen pour recevoir, le meilleur placement de l’argent, à long, voire à très long terme, est de donner. « Nous n’emporterons avec nous que ce que nous avons donné », a affirmé le pape François, ce qui revient à dire que tout ce qui n’est pas donné, sera finalement perdu.

Augmentation du risque aujourd’hui
Le risque que fait courir l’argent croît à une vitesse vertigineuse dans notre société consumériste, compte tenu de deux phénomènes relativement récents dans l’histoire de l’homme : la visibilité croissante de l’objet attrayant, et la visibilité décroissante de l’argent.
La tentation est omniprésente, accentuée par la publicité et les moyens sophistiqués qu’elle utilise. L’émulation, le bien-être, l’envie d’être à la pointe, la recherche de la vitesse comme celle du moindre effort, tout cela demande toujours plus et toujours mieux.
À l’inverse, l’argent perd continuellement de sa visibilité, il se cache. Les billets, les pièces et les chèques feront sous peu figure d’antiquités alors qu’ils nous permettaient au moins d’échanger quelque chose de la main à la main. Dé­sormais, on « voit » de moins en moins : les cartes de crédit deviennent « sans contact » et l’avenir est aux virements, si possible par smartphones avant qu’ils ne soient remplacés un jour ou l’autre par une simple puce électronique sur le poignet ou sur le front comme cela a été jadis proposé. L’Apocalypse l’annonçait déjà en son temps : « [La Bête fit que] tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, se feront marquer sur la main droite ou sur le front, et que nul ne pourra rien acheter ou vendre, s’il n’est pas marqué au nom de la bête ou au chiffre de son nom » (Ap 13, 16-17) ; « Quiconque adore la Bête et son image, et se fait marquer sur le front ou sur la main, lui aussi boira du vin de la fureur de Dieu, qui se trouve préparé, pur, dans la coupe de sa colère. Il subira le supplice du feu et du soufre » (Ap 14, 9-10).
Les transactions financières de plus en plus virtuelles se font sans visibilité et sans le moindre effort, la montre connectée est déjà là, la reconnaissance faciale arrive à grands pas : nous fonçons dans le mur !
Les placements connaissent aussi ce phénomène, ils sont de plus en plus délocalisés et la volatilité des marchés financiers est croissante. Leur complexité nécessite la plupart du temps de passer par des professionnels de la finance qui, bien que fort compétents, ne peuvent prévoir le temps qu’il fera demain. Ils vous conseilleront en général d’être prudents quand la Bourse monte et fait rêver, ou de faire le dos rond quand elle chute et donne des cauchemars. En deux mots, on n’y voit rien, donc mieux vaut ne rien faire, ou presque. Ils n’ont sans doute pas tort.
Ces deux critères de notre société, tentation et dissimulation, sont aussi curieusement les deux procédés les plus utilisés par le Tentateur qui cherche à appâter en se cachant, à déguiser l’argent en un dieu capable de tout faire, lui faisant perdre de sa neutralité pour l’entourer d’un parfum nauséabond : terrible dilemme autour d’un moyen aussi indispensable pour la vie de l’homme que risqué pour son âme.
La meilleure méthode pour lutter contre ce risque spirituel serait peut-être d’agir en sens opposé, de regarder plus loin et plus haut, d’entourer ce qui touche à l’argent d’un parfum plus céleste, dans la ligne du combat des deux étendards, des deux cités, de l’alternative entre le service de Mammon et celui de Dieu.
Dans sa Règle des moines, saint Benoît prescrit au cellérier de n’être « ni trop lent, ni trop prompt à la dépense », et que « tous les biens du monastère soient à ses yeux comme les vases sacrés de l’autel, qu’il ne se permette aucune négligence, ne soit pas enclin à l’avarice ni dépensier ni dilapidateur du patrimoine du monastère ». Finalement, tout est question de prudence et d’humilité, le risque le plus grand se trouvant souvent dans les extrêmes et la sagesse dans le juste milieu.
Le secret sera de retrouver, dans les questions matérielles, la juste finalité de toute la création : le Créateur. Ne voir dans nos biens matériels, que des biens appartenant à Dieu et devant lui revenir, n’est pas autre chose que de vivre dans le concret nos actes de foi, d’espérance et de charité.
À chacun de trouver ainsi la manière d’orienter son mode de vie, dans son épargne, ses achats, mais surtout dans le don : « ut in omnibus glorificetur Deus » (« afin qu’en toute chose Dieu soit glorifié ») comme le recommande saint Benoît. Ainsi, l’argent ne sera plus le vecteur d’un risque, mais d’une gloire rendue à l’Auteur de tout bien.

Dom François Filloux
Cellérier de l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault

© LA NEF n°328 Septembre 2020, mis en ligne le 13 novembre 2020