Q pour QAnon, mouvement américain adepte de la théorie du complot © wesley-tingey-Unsplash

« Théorie du complot » : raison garder

Le documentaire Hold-Up, retour sur un chaos, qui prétend raconter la face cachée de l’épidémie de Covid-19, fait resurgir la « théorie du complot », ce que fait aussi la mouvance QAnon aux États-Unis qui voyait Trump confronté au complot du deep state. Pour raison garder, petite réflexion sur la « théorie du complot ».

La « théorie du complot » est une expression inventée et utilisée, non pas par les personnes qui invoquent l’existence de complots, et qui auraient ainsi organisé leurs propres analyses, comme Rawls a inventé sa « théorie de la justice », mais par ceux qui soutiennent que ces complots – pris en un sens d’ailleurs indéfini – n’existent pas et ne résultent que d’obsessions maladives cherchant à tout expliquer de l’histoire par la volonté de certains groupes de domination.

Il n’est pas sans intérêt de relever ce fait. Il est fréquent, en effet, dans les débats idéologiques modernes, qu’un « camp » prenne avantage sur un autre en l’enfermant dans des mots dont il a lui-même prédéterminé un sens dégradant. Cet artifice lui permet de disqualifier ses adversaires en leur appliquant ces mots piégés, lors même qu’ils ne correspondraient pas, selon leur sens réel, à ce qu’ils sont. L’essentiel est d’obtenir un assentiment tel sur ces mots que leur seule attribution à un adversaire désigné suffise à provoquer sa condamnation morale. Tel fut le rôle du mot fasciste, dont le communisme a imposé le sens ; tel est celui des mots populiste ou raciste comme de tant d’autres mots policiers, dont l’usage est destiné à enclencher des réprobations sociales et des auto-censures.

Que ce soient les adversaires de la « théorie du complot » qui la désignent ainsi, dans son existence et son contenu, voilà qui doit donc tenir l’intelligence en éveil. D’autant que cette désignation n’est pas sans paradoxe puisqu’elle tend à établir l’existence d’un groupe homogène partageant les mêmes visions sur le sens des événements, bref… d’un complot d’anticomploteurs.

Entendons-nous bien : il n’est pas douteux qu’il y ait, en matière politique et religieuse, des gens obsédés jusqu’à la caricature par des complots, que la sociologie puisse observer comme tels, pas plus qu’il n’est douteux qu’il y ait des personnes effectivement racistes ou fascistes au sens exact du terme. Il n’est pas non plus douteux que ces obsessions voisinent, peu ou prou, avec des déséquilibres psychologiques provoqués par des désordres politiques et économiques, ni que le « complotisme » soit un phénomène de toute époque.

La dénonciation de la « théorie du complot » devient cependant objectivement suspecte lorsque, par une sorte de théorie inversée, elle devient elle-même une doxa ayant ce triple objet : persuader que les complots n’existent pas, alors que l’histoire proteste du contraire ; identifier spontanément à des mensonges ce que les autorités morales (presse, politiciens, etc.) rattachent à cette « théorie » ; faire punir d’une manière ou d’une autre ceux qui affirment l’existence de complots en les présentant comme des déséquilibrés ou des dangers sociaux.

La « théorie du complot », qui quitte alors le champ de la sociologie pour investir celui de l’idéologie, y vient jouer la même fonction centrifuge que le discours sur le racisme, le fascisme, l’islamophobie ou le populisme, qui ont opéré le même glissement. Comme eux, elle vient limiter le champ de la libre expression. En toute logique, elle devrait même interdire de s’interroger sur les manipulations politiques du langage, puisqu’elles supposent des auteurs et des intentions cachées. Elle rend de même illégitime et « malsain » de s’interroger sur les puissances qui ont pu porter un E. Macron au pouvoir, sur le rôle de certains laboratoires pharmaceutiques, sur des lobbies promoteurs de la contraception ou de l’avortement dans le monde, ou encore sur le rôle d’un G. Soros dans la politique internationale.

La « théorie du complot », sous couvert de défense de la vérité, pourrait bien dès lors constituer un nouvel artifice du totalitarisme moderne au service du mensonge par lequel il étend son règne. Cet artifice s’accompagne de la conviction, chère aux totalitarismes, que les adversaires désignés sont des malades mentaux. Il convient donc de les soigner, et de nous vacciner, ce à quoi l’idéologie aspire fortement, par la censure qu’elle entend exercer par la loi, notamment sur les réseaux sociaux. L’heure viendra où l’État forcera les hommes d’êtres sains, comme le fou de Genève se proposait de les rendre libres.

En attendant, comme en toutes choses, il faut ici raison garder. Si l’obsession du complot est maladive, il ne s’ensuit ni que les complots n’existent pas, ni qu’il soit illégitime de les voir là où ils sont fomentés et de les dénoncer comme tels.

Patrick Poydenot

© LA NEF le 21 novembre 2020, exclusivité internet