En fêtant ses 30 ans, les rédacteurs et lecteurs de La Nef pourront mesurer, avec le recul, la part que leur magazine a pris dans les nombreux débats qui émaillent la vie de l’Église catholique depuis lors. Mais qu’est-ce au fond qu’un débat ? Et qu’a-t-il à voir avec l’Église et son enseignement ? Puisqu’elle enseigne infailliblement le mystère de Dieu, l’Église peut-elle laisser une place au débat en son sein ? Car elle fait sienne la prédication du Christ aux jours de sa chair : « Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé » (Jn 7, 16).
Étymologiquement, au XIIIe siècle, le débat renvoie à une controverse : débattre, c’est d’abord se battre ! Mais on parle aussi de débats politiques ou judiciaires. Retenons deux éléments de définition : l’expression dialectique d’arguments, et la rigueur de l’élaboration rationnelle qui permet d’aller du probable au vrai, et du vrai au « plus vrai ». Le dialogue était une forme privilégiée de recherche philosophique pour les Grecs : qu’on songe, bien sûr, aux dialogues platoniciens ; l’élaboration d’Aristote dans les Topiques est particulièrement poussée. Et cette forme du dialogue est aussi assumée dès les premiers temps du christianisme, chez saint Justin par exemple qui, pour rendre compte de sa controverse avec un Juif, composa le Dialogue avec Tryphon dans la première moitié du IIe siècle. Et la suite ne démentira pas cette fortune : la forme privilégiée de l’enseignement médiéval était la question disputée, plutôt que le cours magistral.
Débat et dialogue
Ce recours au débat s’inscrit dans la notion de dialogue qui est essentielle à l’Église : saint Paul VI l’a rappelé avec force dès le début de son pontificat avec sa première encyclique, Ecclesiam Suam (ES). « L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation » (ES 67). Pourtant, le dialogue, comme attitude privilégiée de l’Église avec le monde et en son sein, pourrait paraître quelque peu galvaudé aujourd’hui : dans le débat public, cet appel au dialogue n’est souvent qu’une mascarade à cause du climat de scepticisme et de relativisme ambiant : « Qu’est-ce que la vérité ? », demandait, ou plutôt objectait déjà Pilate à Jésus (Jn 18, 36). Nous vivons suprêmement ce climat de « dictature du relativisme » : toute opinion se vaut, et on évite à tout prix de déclarer fausse telle opinion ; mais si rien n’est faux, rien n’est vrai, et aucun dialogue authentique n’est possible !
L’intention de saint Paul VI était toute différente puisque c’est au fondement de la Révélation que l’Église se reçoit dans une attitude de dialogue : « La Révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité, peut être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s’exprime par l’Incarnation, et ensuite par l’Évangile » (ES 72). Le dialogue entre Dieu et les hommes a porté la Révélation jusqu’à son achèvement. En affirmant cela, l’Église souligne l’éminente dignité de l’homme, dont la raison, nécessaire au dialogue avec Dieu et pour tout dialogue, est à l’image du Verbe lui-même : Benoît XVI a souligné que logos signifie non seulement « parole » mais aussi « raison ». Ce n’est pas un hasard, par exemple, si l’université est née dans le cadre de la chrétienté médiévale : c’est une civilisation éprise de recherche de la connaissance vraie qui l’a suscitée.
Théologie et pastorale
Aujourd’hui comme hier, le débat est particulièrement utile et nécessaire dans deux domaines de la vie de l’Église, afin qu’elle soit toujours plus fidèle à la prédication de l’Évangile. Le premier est celui de la théologie, le second de l’action pastorale.
En théologie, la recherche de la vérité progresse par le débat, mais celui-ci est plutôt le fait des théologiens qui publient dans les revues de théologies que du commun des fidèles. Cette activité est pourtant importante : certes elle est subordonnée au donné de la foi explicité par le Magistère ; mais en même temps, la réflexion théologique nourrit le Magistère qui peut assumer telle opinion théologique qu’il estime exprimer adéquatement la foi de l’Église. Ainsi, saint Thomas d’Aquin a été déclaré « Docteur commun » par le pape Pie XI dans l’encyclique Studiorum Ducem parce que l’Église a très largement puisé dans les opinions du Docteur angélique pour les assumer. De plus, le Magistère aiguillonne le travail théologique : le plus souvent, il exprime positivement le donné révélé de la foi ; mais ses expressions négatives peuvent indiquer une voie à ne pas suivre, si elle est condamnée, ou à explorer, lorsque le Magistère ne peut se déterminer positivement : « telle opinion n’est pas contraire à la foi de l’Église. »
Ce que recouvre le Magistère
À cet égard, il est important de bien comprendre ce que recouvre le Magistère. Il est exprimé soit par les évêques, collectivement, soit par le pape ; et par définition, il est infaillible. Mais il faut distinguer : le Magistère dit extraordinaire ne concerne que la proclamation solennelle d’un dogme par le pape ou un concile, et cela est plutôt rare. Le Magistère dit ordinaire s’origine dans la prédication quotidienne comme la publication de documents… mais c’est la constance de cet enseignement qui fonde l’infaillibilité : une déclaration ou un document isolés dans l’enseignement du pape ne déterminent pas le Magistère. À l’occasion d’une prise de position du Saint-Père, la question est de savoir jusqu’où et comment est engagée son autorité. Selon les cas, une déclaration peut demander un assentiment plein et irrévocable, ou encore une docilité de l’intelligence, et une adhésion intérieure de la volonté, ou au contraire une simple prise en compte respectueuse pour nourrir le débat, le dialogue.
Dans le domaine de l’action pastorale, le pape et les évêques donnent des orientations sous forme d’exhortations ; et François y est spécialement attentif. Face à elles, deux attitudes seraient inappropriées : soit les relativiser à l’excès car ces exhortations ne requièrent ni adhésion ni obéissance ; soit les appliquer aveuglément. Au contraire, nous devons chercher loyalement, par un bon usage de notre intelligence, à discerner ce que peut être la volonté de Dieu quant aux urgences que le Saint-Père indique à notre attention, en tenant compte du contexte qui est le nôtre. Et dans ce domaine, le débat entre prêtres et fidèles est essentiel pour progresser. Le pape François, à plusieurs reprises, fait appel à notre responsabilité, à notre intelligence, à notre discernement. Dans la même ligne, il a rappelé dans un discours du 21 juin 2019, la liberté de recherche des théologiens. La véritable autorité fait appel à la conscience et à la liberté pour sortir d’une espèce d’infantilisation qui serait inadéquate.
Retrouver une culture du débat
Le sociologue et historien Yann Raison du Cleuziou faisait remarquer dans un entretien donné au journal La Croix (« L’Église aurait tout intérêt à organiser le débat en son sein », 13 février 2018) que dans ces domaines, il est urgent que l’Église retrouve une culture du débat en son sein : « Finalement, en écartant le débat, en ne l’organisant pas, les autorités ecclésiales ne contribuent pas à la croissance des consciences chrétiennes, avec le risque d’oublier que la foi peut conduire à des positions politiques, sociales différentes. Valoriser ce pluralisme, c’est valoriser le champ d’exercice de la conscience chrétienne, et aiguiser cette dernière. »
Organiser le débat est nécessaire, et une revue telle que La Nef y contribue déjà, mais il me semble qu’un dialogue ne peut être fructueux qu’à quelques conditions. Il y a d’abord des conditions morales : clarté, non-violence, confiance mutuelle et prudence. Plus spécifiquement, tout un chacun doit s’efforcer de distinguer ce qui relève de la doctrine de la foi, c’est-à-dire l’intelligence que l’Église a de sa foi, exprimée par le Magistère, de ses opinions théologiques. À cet égard, le Catéchisme de l’Église catholique, comme exposé clair, synthétique et exhaustif de la doctrine de la foi, fournit un remarquable outil de travail encore trop peu exploité. Faire cette distinction est nécessaire pour prendre la peine de ne pas disqualifier a priori la pensée de celui qui appartient à une école théologique différente. Mais c’est aussi essentiel pour ne pas réduire la doctrine de l’Église à des opinions théologiques optionnelles ou à des définitions juridiques qu’on peut changer comme un parlement fait la loi. Cette manière de définir la vérité par consensus, au sein d’une assemblée synodale, existe dans les confessions protestantes et présente un vrai risque de dérive dans l’Église catholique. Il me semble que le chemin synodal allemand prend ce risque dès lors qu’il met en cause l’enseignement constant de l’Église sur l’homosexualité ou l’accès des femmes au sacrement de l’ordre, par exemple.
Qu’il s’agisse de refuser un faux dialogue, ou d’en susciter un qui soit authentique, on peut conclure avec les mots de saint Paul VI dans Ecclesiam Suam : « il semble que tout reste encore à faire ; le travail commence aujourd’hui et ne finit jamais. Telle est la loi de notre pèlerinage sur la terre et dans le temps » (ES 121).
Mgr Dominique Rey
Évêque de Fréjus-Toulon
© LA NEF n°331 Décembre 2021