Embryon © Pixabay

La face cachée de l’embryon

L’embryon humain est victime de trois révolutions successives, avortement, PMA/GPA et recherche, qui nient son individualité et sa personnalité contre toute évidence. Explications.

Lors de la constitution de l’Académie pontificale pour la Vie en 1994, le généticien et médecin Jérôme Lejeune rédigea une déclaration qui devint le serment des Serviteurs de la vie. Celle-ci s’ouvre sur cet engagement solennel : « Devant Dieu et devant les hommes nous attestons que tout être humain est pour nous une personne. » Cette déclaration frappe à plus d’un titre. Pourquoi prendre la peine d’affirmer ce qui semble une tautologie : qu’un être humain soit une personne ? Pourquoi ajouter ce « pour nous » qui semble affubler de subjectivité ce qui devrait être un constat universel ? Le fait est que la loi Veil avait depuis près de vingt ans porté un coup fatal à cette reconnaissance de la personnalité embryonnaire. Pour justifier que la valeur de sa vie ne soit pas inconditionnelle, l’avortement devait nécessairement s’accompagner d’une rétrogradation de la dignité de l’embryon. Il ne pouvait plus être une personne. Il deviendrait un amas de cellules.
C’est ainsi qu’à partir de 1975, l’embryon va connaître trois révolutions successives qui tenteront chacune de le rebaptiser à l’eau de leurs besoins : l’avortement, la PMA et la recherche sur l’embryon. Par l’avortement, l’enfant non désiré est supprimé : il n’est qu’un amas de cellules gênant. Dans la PMA, il est un « projet parental », un être désiré pour la vie duquel on conçoit, trie, détruit ou congèle en laboratoire une dizaine d’embryons surnuméraires. Par la recherche, on couche sur une table de laboratoire l’embryon d’une semaine que l’on transperce pour lui prendre son cœur, le bouton embryonnaire ou que l’on détruit pour l’étudier : il est ici un simple matériau de laboratoire, le cobaye fascinant de nos expériences.
Dans chacun de ces trois gestes, l’embryon est victime d’une double négation : la négation de son individualité et celle de sa personnalité. Pour ôter à l’embryon sa dignité humaine, il a fallu dans un premier temps lui nier l’existence d’individu humain pour pouvoir supprimer l’obligation inconditionnelle du respect dû à la personne.

Individualité et personnalité
La négation de l’individualité de l’embryon repose sur trois arguments principaux qui soulèvent une même interrogation : comment peut-on accorder l’individualité à un être qui, précisément, n’est pas un, unique et unifié ? L’embryon est dépendant de sa mère, il peut se scinder et donner naissance à un jumeau monozygote et seule une infime partie de lui (le bouton embryonnaire) donnera le fœtus tandis que le reste de ses cellules se transformera en annexes (placenta, cordon ombilical, amnios…). Comment peut-on alors le qualifier d’individu humain ? Car l’individu n’est pas le synonyme de l’homme, ou de l’être humain. Il ne désigne pas directement mon voisin que j’observe marchant sous ma fenêtre. L’individualité caractérise une réalité séparable, autonome et indivisible. L’individu, c’est la chose que je peux désigner comme une réalité une, unique et unifiée parce qu’elle existe de façon indépendante, distincte du milieu dans lequel elle évolue et organisée pour créer une unité. C’est, selon la formule traditionnelle : « Un tout qui est un ».
Séparable, indivisible et autonome, l’embryon l’est pourtant, d’une manière tout à fait singulière. Et cette nouveauté radicale surgit dès l’instant de la conception. L’autonomie de l’embryon se manifeste, non bien sûr dans sa capacité à poser des choix conscients, mais dans le processus de développement de son organisme. Dès le stade unicellulaire, l’embryon possède son code génétique propre et produira, au cours de son voyage dans les trompes, l’expression épigénétique de ses gènes par laquelle il achève de se distinguer de ses parents. Sans que rien ne lui soit ajouté jusqu’à la naissance, sans aucune intervention extérieure, il porte en lui-même tout son processus de développement qui sera continu, coordonné et graduel. De l’extérieur, il ne reçoit que le milieu dans lequel sont réunies les conditions de possibilité du maintien de sa vie. De même que nous avons besoin d’oxygène, il a besoin du corps maternel. Mais il se distingue de ce milieu.
L’embryon est ainsi un être séparable, différent du lieu dans lequel il évolue, capable de passer, par exemple, des trompes à la cavité utérine – de même qu’il passe de l’éprouvette à l’utérus maternel dans le cas d’une FIV. Indivisible, l’embryon l’est aussi, mais de façon singulière. Comme toute réalité matérielle, il est composé : composé de cellules, de molécules, d’atomes… et cette composition est chez lui particulièrement divisible, puisqu’au stade totipotent de ses cellules, il peut en effet en « perdre » une, qui donnera naissance à un nouvel embryon : son jumeau monozygote. Pour autant, il est indivisible en ce sens que l’ensemble des éléments qui le composent sont ordonnés les uns avec les autres, pour donner vie à une réalité unifiée.
La source de l’unité, de l’autonomie, de l’indivisibilité, ce n’est pas l’absence de parties, mais l’organisation de ces parties pour un tout unique qui porte en lui-même ses conditions de réalisation. Telle est bien l’identité de l’embryon humain, membre par la reproduction de l’espèce humaine, être déjà vivant d’une vie cachée dans le milieu qui lui est nécessaire, porteur par les lois de la biologie de tout son patrimoine génétique dès le premier instant, participant de fait, de la société des individus humains.

Le statut de personne
Dès lors que l’embryon doit être reconnu, par l’objectivité de la biologie, comme un individu humain, est-il possible de lui refuser le statut de personne et la valeur morale que confère cette dignité ? Là où la reconnaissance de l’individualité humaine n’est qu’une question de fait, celle de personne humaine est plus complexe car relevant davantage de la morale. La notion de personne caractérise en effet moins une réalité physique que la valeur morale reconnue à cette réalité et qui va de pair avec l’affirmation du respect inconditionnel qui lui est dû – suivant l’affirmation kantienne selon laquelle toute personne doit être traitée « toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».
Si nous refusons de reconnaître la personnalité de l’embryon, c’est parce qu’elle nous dérange. Pour deux raisons. Politiquement d’abord, parce que cette reconnaissance impliquerait l’application sans condition de l’article 16 à toute vie humaine commençante – et donc l’interdiction de nos « progrès » médicaux : IVG, PMA, recherche sur l’embryon. Philosophiquement, ensuite, parce que l’embryon ne nous ressemble pas. Notre répugnance à traiter l’embryon comme une personne vient de son étrangeté radicale : il est sans visage, sans affect, sans raison et sans voix. Il est dépourvu de toutes les qualités qui font la personne, être humain rationnel et conscient, responsable de ses actions et par conséquent sujet de devoirs et de droits. L’embryon est à l’extrême opposé l’inconscient, l’irrationnel, l’intouchable et l’invisible. Pourquoi lui octroyer un titre dont il n’est pas capable ?
C’est pourtant dans le cas limite de la vie embryonnaire que la notion de personne humaine prend tout son sens. Elle nous permet de découvrir que la définition de la personne ne peut obéir à une logique du même qui serait exclusive. Elle nous rappelle que dans le monde des personnes qui est celui de la morale, la hiérarchie s’inverse : le faible a un droit sur le fort et le puissant un devoir envers le fragile. En effet, si l’on prend au sérieux la notion de personne, il nous faut reconnaître l’impasse dans laquelle nous conduit la logique du critère. Penser que seul celui qui ressemble à notre expérience de l’homme est une personne consiste à reproduire la hiérarchie des grandeurs d’établissement pascalienne dans l’ordre moral. Car qui, sinon les puissants, les normaux, les juges, seraient investis de la responsabilité d’établir la liste des critères ? Telle est la logique qui conduit à la négation de la valeur humaine inconditionnelle de toute une catégorie de la population : esclaves, handicapés, embryons… Si la personne a un sens elle ne peut qu’être le propre de la vie humaine de façon universelle, sous peine de n’être qu’un leurre. C’est pourquoi il est moralement absolument nécessaire de réunir sans distinction possible les notions d’individu et de personne. Le seul critère qui puisse échapper à la volonté et à l’arbitraire, c’est celui de la vie humaine. Quel que soit son état, son visage, son lieu, l’apparition d’une vie humaine individuelle correspond à la venue au monde d’une nouvelle personne, dans sa singularité radicale.
C’est pourquoi nous ne pouvons que reconnaître que l’embryon, être individuel humain, est une personne humaine, que cette personne est la plus petite parmi les petites et que par conséquent, elle nous oblige avec la force la plus absolue.

Victoire De Jaeghere

© LA NEF n°326 juin 2020 mis en ligne le 18 février 2021