Recette pour un bon carême

Le carême ne concerne pas que le jeûne et les diverses pénitences possibles. Mais cela en fait partie aussi, ils sont même indispensables. Petit coup de projecteur humoristique sur les aspects pénitentiels du carême.

On peut admirer à Vienne une des toiles les plus drolatiques et populaires de Brueghel : Le Combat de carnaval et de carême. À gauche du tableau, c’est la bamboche et l’orgie. Les hommes picolent, les femmes décolletées adulent quelques jeunes qui inaugurent leur première vérole. De vieux messieurs ronflent comme des porcs. Sortis des tavernes, de bons gaillards se lattent, d’autres taillent le gras, d’autres encore jouent aux quilles. Le gibier ne manque pas et les tonneaux sont remplis de bon rouge. À droite, l’heure est au recueillement. Les pénitents et les traîne-misère procèdent vêtus de noir. Tête baissée, ils se terrent sous l’arche gothique d’un préau, se diluent parmi la foule des nonnes et des curés. Ils soignent des malades, traînent des vieux impotents et conduisent des aveugles. Au centre, deux chars s’affrontent, un gros monsieur sur un chais joute, le pic à rôti en l’air, un type rachitique qui l’affronte, en retour, avec une rame à poissons. Qui en sera le vainqueur ? C’est au spectateur de trancher, selon l’humeur et la saison. On pencherait, bien sûr, pour la fête si le carême avec son cortège de vegans en gris, de chemises noires et de suceurs de glaçons ne nous rebutait pas. Il faudrait pourtant corriger ces tristes vues, donner la meilleure recette du carême et la joie qu’il procure. Mais oui, il y a bien une joie à le pratiquer ! Se priver des bonnes choses, faire ceinture, s’appliquer à soi-même le dénuement de la chair font partie d’un exercice spirituel des plus délectables.

Après la noce du mardi gras, arrive le mercredi sec des cendres. Le carême commence : quarante jours de jeûnes et de maigreur. Quarante jours, c’est le temps passé par le Christ dans le désert. C’est le temps de communier avec lui dans un désert symbolique où l’on se détourne des écrans, des portables, des pots, des apéros, du goûter, des soirées foot et des plateaux télé, des gras dimanches pour pouvoir revivre, méditer, se rapprocher du Seigneur, sentir la solitude, le goût du soir, de l’air, de l’eau ; lui parler, prier, envisager la souffrance de la croix à venir.

C’est aussi résister. Car le Seigneur dans le désert a été soumis au mal. Il aurait pu le détruire ; il a préféré le laisser errer, l’affronter, subir ses piques et s’entourer de ses griffes. Il savait que la plénitude est un long travail que l’homme endure dans les affres de sa folie. Le mal est là, l’homme est en son sein, obsédé par le désir, la vanité, l’orgueil, l’envie, la puissance. Il contemple au loin la grâce, la lumière. En carême, il faut résister à la tentation, éloigner les suppôts, les publicains fêtards, se bronzer l’esprit, se forger le métal de son mental. On sent l’odeur du ragoût qui sort d’un restaurant. Dans la rue, la fenêtre de grand-mère laisse échapper une tambouille où mijotent dans une crème fraîche des émincés de viande revenus à l’échalote. On sentirait les rondeurs d’un gâteau sorti du four, l’extrême douceur d’une cassata sicilienne, le fruit sucré et cuit d’une tarte ; on voudrait croquer dans un éclair à la vanille et taper dans une entrecôte saignante mais l’on est rattrapé par le Notre père : ne pas se soumettre à la tentation.

Au mot de carême, les mangiapreti, les laïcards et les athées convaincus sortent leur numéro de Charlie Hebdo et leur fusil. Les bien-pensants, les gens propres sur eux, les zozos valeureux et les sycophantes sans chaleur, ceux qui ont un avis sur tout, y compris sur la religion, jugent le carême rétrograde comme l’effet du dolorisme le plus infamant. Mais quoi, enfin un peu de défi dans la vie ! Vivre dans le refus, l’abstinence, la privation, consommateurs que nous sommes, habitués du Fran prix et de son rayon houmous, demande que l’on s’en félicite. Les désirs que l’on nous inflige et qui nous affligent nous montent à la tête si bien que cette privation, cette force de renoncer procure des bienfaits sur le corps et l’esprit. Renoncer à consommer, abandonner son train-train plan-plan de producteur adepte du boulot, métro, dodo ; résister au capital, converger vers l’essentiel, évacuer le superflu, retrouver la nature sont pourtant des enjeux qui s’accordent au carême et à l’écologie dont il faut rappeler sa chrétienne essence.

La technologie nous a éloignés de la nature, retrouvons-la. Faire carême, c’est quitter la ville. On a rempli son ventre, maintenant, vivons le désert des entrailles. Essayons la faim, la saveur des méditations, le goût de la prière, l’odeur de la solitude. Alors, on range au placard son perfecto Kooples, achève ses œuvres, fait du sport, chemine dans les forêts. Les désirs immédiats, exaucés d’un coup d’un clic et livrés à domicile apparaissent bien maigres, futiles et ridicules une fois que l’homme s’est posé dans sa citadelle imprenable. Le temps du carême, on apprend aussi la charité et la miséricorde, l’autre nous est moins détestable, spontanément, on cherche à soigner un cœur, illuminer un sourire, donner du pain à celui qui n’en a pas, des chaussures aux types pieds nus. C’est cela aussi le carême.

La Felix culpa est le concept théologal que j’approuve le plus. Il faut avoir péché et connu le péché pour en prendre toute la mesure, y renoncer et s’en délester. Il faut connaître la tentation qui mène à la déchirure. Il faut connaître la joie d’être sauvé et celle d’avoir un diable qui nous susurre les mots de notre faiblesse. Entrer au carmel, vierge de tout péché, ça n’a pas de sens ! Vous n’y resterez pas longtemps. Entrer chez les trappistes après une carrière dans les bordels, c’est déjà plus « challengeant ». Entrer dans le carême, après avoir fait bombance et déjeuner d’un cuissot de sanglier arrosé d’une bouteille de Chambertin, puis d’un pousse-café et d’un pousse-tisane, donne une saveur à sa pénitence. On sait de quoi on se prive. Le vegan, adepte du quinoa et de la salade de concombre au soja n’a plus rien à se priver. Il se prive déjà de viande, de gras et de sucre toute l’année. Même Port Royal n’allait pas si loin ! Ces gauchistes pénitents, martyrs sans martyre, adorateurs cordicoles secs et froids me resteront toujours bien moins dignes de sympathies que le chrétien qui renonce, se prive, s’allège pour renouer, un jour, avec l’agneau de Pâques et remercier son Seigneur du don précieux que la vie lui accorde. La vie du vegan est un long carême tranquille mais il ne le sait pas.

Le carême promet aussi d’être un bon exercice épicurien en diététique. Il faut comprendre le mot « diététique » dans son sens le plus fort et le plus profond. Le carême demande que l’on règle son assiette au sens propre, sa nourriture ; au sens figuré, sa disposition d’esprit, celle dont parle Montaigne. Ce qui motive le fidèle est la perspective d’une silhouette plus fine, d’un ventre moins gonflé. Le tour de taille se rétrécit, la chemise exprime moins de bourrelets. Les kilos surnuméraires s’envolent, la ligne s’affine : on fonce, court, vole, caracole avec une énergie retrouvée, un feu vivifié, une sainte fraîcheur. Tout est pétillant, on enchaîne les mois. L’air de mars et d’avril, feutré comme une caresse, nous accompagne. On cherche l’amour. Les bons mots nous viennent, notre humour jubile, effervescent. Si pendant les dix premiers jours, on a cette envie de frapper tout le monde, on arrive, dans l’effort, à tout supporter en philosophe.

Vous vous êtes fait larguer, sustine mais sans porc. Votre vol pour Venise est annulé, abstine sans spritz. Toutes les déconvenues, les problèmes passent comme l’eau sur les plumes d’un canard colvert. On prend les déceptions du cœur avec raison, là où d’habitude l’amour n’en demande pas. On surpasse les ennuis de santé, on en fait son bien. La mauvaise haleine de son collègue à la photocopieuse nous embaume. On ne râle plus, on finit de ronchonner, on dissout le goût de la vengeance que l’on remue dans sa bouche : on porte sa croix. Jamais Jésus n’aura été si proche d’Epicure pour nous enseigner la vie heureuse.

La distance que l’on a mise entre la privation et la noce est telle que le dimanche de Pâques où l’on retrouve dans l’assiette l’agneau est un spectacle qui nous entraîne aux combles du bonheur. L’appétit est intact et le sauveur ressuscité. Quelle libération ! La viande que l’on mangeait tous les jours n’avait plus de goût ; elle est forte en bouche. Ce carré d’agneau braisé apparaît dans sa gloire de viande avec sa compote de figues, ses flageolets à l’ail. La peau poivrée et sucrée craque sous la dent. Les os gorgés de suc, en ordre de bataille, sont succulents. La viande fond dans la bouche, rosée, moelleuse, marinée dans un roux noir comme du cirage. Et un flaconcino d’Amarone vient magnifier l’alliance du salé, du sacré, du mou et du dur. Che prelibatezze ! On comprend tout l’effort que l’on a produit, le goût de retrouver les bonnes choses. C’est la santé du chrétien retrouvée, derrière le Christ. Vive le carême ! Vive le quinoa ! Vive le bœuf !

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 2 mars 2021, exclusivité internet