Paul Morand © Wikipedia

Paul Morand, les plaisirs et le monde

Des voyages, de la vitesse, beaucoup de style paraissent dans Bains de mer, bains de rêve (réédité chez Bouquins en 2019 avec d’autres textes). C’est l’occasion pour lire Morand et vivre, de le relire et de revivre.

Il est surprenant que la parution l’année dernière dans la collection Bouquin de Bains de mer et bains de rêve n’ait soulevé que peu d’enthousiasme. On pense peut-être avoir tout lu et tout compris de Paul Morand. C’est pourtant la dernière compilation en date de quelques œuvres connues ou inédites de cet écrivain brillant, styliste remarquable, père de la modernité littéraire.

Proust disait de Morand qu’il était « doux comme un Stendhal et un Mosca, et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac qui serait terroriste ». Il croule sous les paradoxes et se cache sous tous les masques. Il est là où l’on ne le trouve jamais, entre le velours et l’inox, la mosaïque et le fer. C’est un classique, observateur lettré d’une Europe en crise, témoin de la chute des empires, tâtant le pouls faible d’un vieux continent ; et un moderne, tout de même, arpenteur du monde, fou d’avion et de train. Le premier songe de Salzbourg crémeuse comme un gâteau, rend la beauté florale de Florence, les émulsions froufroutantes de Vienne ; il s’arrête à Paris, renoue avec Bucarest et revient toujours à Venise qu’il contemple dans le rétroviseur des années. L’omphalos de sa vie. Le deuxième est « le vieil amant de la route », celui qui bourlingue, mais luxueusement, sur le nouveau monde, naviguant sur le Yang tsé, accostant Shangaï, accédant aux Indes tropicales, allant, comme au jeu de dames, de Macao à Manille ; saute comme une puce d’un continent l’autre, fouille le Pérou, traverse la pampa, se trouve à Djibouti, remonte vers l’Égypte, le Caire, Ismaïlia jusqu’à Malte et l’Italie.

Morand fait de la vitesse son carburant. Écrire et voyager s’épousent sous sa plume ; comme Stendhal, l’un ne va jamais sans l’autre. Vivre est son génie musagète. D’une génération ivre de courses, il rend les mouvements, les enchaînements, les vrombissements dans un style puissant, pétaradant, comme Tamara de Lempicka rendait le monde par ses formes et ses couleurs dans ses tableaux. L’Europe, c’est le repos ; le reste du monde, la vitesse. Il apparaît, des fois, plutôt proche des futuristes, secoué par la machine, propulsé par le moteur. Je ne serais pas étonné qu’il fût le seul français à en être. Marinetti voulait d’une autostrade dans Venise, des hommes nouveaux taillés dans l’acier sortaient des usines soviétiques, Morand, lui, filait en avion. Dans Circuits et autodromes il fait part de son admiration pour les circuits automobiles du monde, pour les bolides qui foncent, pour les allures des carrosseries et les décapotables, épaté qu’il est par les coureurs fous « j’ai vu des spécialistes de la piste lâcher les deux mains à 150 à l’heure ». C’est pour lui un signe de sainteté moderne. Dans Zigzag sur le Rhône, en trois pages, Morand nous raconte une promenade en bateau sur le Rhône comme une féérie nautique où les paysages s’enchaînent et se déclinent « les vallées latérales, Ain, Isère, Drôme, Ardèche, Durance, s’ouvraient comme les coulisses du décor, dominées par la masse de la plus belle, de la plus noble, de la plus harmonieuse montagne de France, le massif du Ventoux, notre Fuji-Yama national ». Le terme zigzag rend si bien la vitesse moderne, choque sous la plume d’un écrivain qui disait affectionner les mots du seizième et du Moyen Âge avant que le classicisme ne les métissât au grec et au latin.

Mais le sprinteur au souffle court voit venir le danger d’un monde qui se disperse à tout berzingue. Dans De la vitesse, il reconnaît qu’« il y a aussi une excitation terrible qui commence à griser l’humanité, et non seulement les peuples-enfants comme les Noirs, mais les peuples jusqu’ici immobiles, comme les jaunes ». L’avènement des peuples lointains inquiète l’Européen, l’homme blanc, sans doute déjà dépassé par des mouvements de fond. La dernière phrase de son essai conclut et claque comme un aphorisme de Chamfort « aimons la vitesse, qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins ». La réaction reprend le pas, la prudence est maîtresse : une décennie plus tard Morand écrit un éloge du repos, on comprend pourquoi !

Dans Rien que la terre (1926) on est surpris de voir le chantre du cosmopolitisme pointer les méfaits d’une « mondialisation heureuse » dont les mouvements et la rapidité des échanges ont changé la terre en une petite boule et de confesser ceci : « à tant de raisons de ne pouvoir vivre va s’ajouter celle de vivre à l’étroit sur une boucle dont l’eau occupe, bien à tort, les trois quarts. On succombera au fini, on perdra sa vie dans ce compartiment fermé à clé, scellé dans la classe unique de cette petite sphère perdue dans l’espace. » Morand peut être choquant parce qu’il est décomplexé, parlant avec aise des races et lecteur parce qu’il est un lecteur Gobineau comme ceux de sa génération. Il fait preuve néanmoins d’une lucidité anachronique : « alors les chinois et les nègres viendront nous disputer les bonnes terres ; il y aura une lutte de races pour les meilleurs climats comme il y a une de lutte de classes pour la possession des richesses. » Lutte des races et lutte des classes : quelle définition donnerait-on d’un grand écrivain, sinon celle d’un prophète en son royaume ? On penserait à Black lives matter et aux délires antiracistes qui minent l’Occident. Sous sa plume, Marseille prend une allure bigarrée, riche de cultures, comme l’affirmait le candidat Macron en 2017 en cette même ville « depuis un mois, zouaves tunisiens, tirailleurs marocains, goumiers, Sénégalais débarquent de toute l’Afrique nous jette sa chair sombre en pâture. Maintenant, c’est au tour de l’Asie ». Cosmos est, en grec, la parure et l’ordre. L’idéal de Morand s’est dégradé, répandu et gâté. Au cosmopolitisme chic de la grande bourgeoise européenne, adepte du Danieli à Venise, du Ritz à Paris, succède au futur, comme une erreur du monde moderne, la globalization et le multiculturalisme.

Que ce soit dans Rien que la terre, la Route des Indes ou un article de trois pages comme Carnet de Venise, le style de Morand demeure percutant, d’une égale humeur : la phrase coule, fluide, ponctuée et rythmée ; elle jazze et associe des images à un lexique goûté et choisi. Morand est un tailleur pour homme, chic, sobre, doué pour mêler des phrases, comme des séquences, qui s’allongent, s’étirent ainsi qu’une femme, et des phrases averbales qui piquent et détonnent. Il aime les figures comme des blazers croisés, les finesses comme les pointes des revers et les moulures comme des colles. Le troisième bouton de ses vestes, dans le style napolitain, est caché pour donner plus de dynamique et d’énergie à la mise. Ces vues sont des tailles hautes. Les couleurs bigarrées, très méditerranéennes, se conjuguent à des collections plus sobres et sombres. À ses débuts, on trouve plus d’ampleur dans les entre-jambes, puis un léger ceintrage aux niveaux des épaules, au crépuscule. Morand est plus mesuré dans ses livres, plus pondéré dans ses mots mais il n’y a ni pertes, ni chutes, ni baillant, non, il économise du tissu. Il aime toujours les onomatopées qui toisent des formules exquises, d’un autre temps. Les accrocs qui irritent un complet sont repris, on y voit que du feu. Morand est cet homme qui swing à Vaux-le-vicomte dans un costume Henry Pool de chez Savile Row, en perruque poudrée. Quel homme !

C’est aussi un autre paradoxe que celui d’un bourreau de travail qui caracole, mène la grande vie, fréquente le beau monde mais publie presque une centaine d’ouvrages en cinquante ans de vie littéraire. Morand est conforme à sa légende. Il peut se payer le luxe d’être ignoble, raciste, misogyne et acide. Il peut être odieux, envieux et cupide, irritant et vantard, on pardonne très, trop facilement aux hommes de talent.

Le plaisir est un thème rare en littérature. On le voit traité chez Stendhal, certes, chez des seconds couteaux aussi comme Françoise Sagan ou Jean d’Ormesson. Il est bien difficile d’en parler dans une œuvre sans être planplan et ronflant. Ce que l’on veut solaire devient niais, et ce qui est pétillant devient léger. Mais Morand l’a fait ; il a fait du plaisir son étendard. Dans Bains de mer, bains de rêve, l’ouvrage qui donne son titre au volume, il exprime, heureux, son amour des baignades dans les mers d’Europe et du monde, rend sensible la joie du corps et de l’eau salée, la nudité au contact de la mer, le goût des courants, l’effort du crawl, la légèreté du moment « ce que j’aime en Italie, c’est une combinaison du tourisme et du sport ; une heure après le plongeon, une église ; deux heures après le bain de soleil, et avant la trattoria, une visite aux mosaïques ; on passe du triclinium au matelas pneumatique et de l’armure de fer aux pantalons de pirate ». Che prelibatezza !

Lui que l’on voyait comme conteur un peu sévère ou retenu, expose son cœur mis à nu. Ses voyages déjà publiés par Bouquins en 2003 avaient tout pour plaire. Ce volume ne révèle rien mais confirme tout. Il achève de faire de Morand, un proche, un ami, un fidèle compagnon de voyage.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 5 mars 2021, exclusivité internet