Philippe Jaccottet en 1991 © ErlingMandelmann.ch-Commons.wikimedia.org

La loggia vide : hommage à Philippe Jaccottet

J’ai découvert « A la lumière d’hiver, » de Philippe Jaccottet, un jour d’août, au jardin du Luxembourg. Depuis, j’ai pris l’habitude, aux beaux jours, d’emporter toujours, dans mon sac de toile, ses carnets de verdure et ses pensées sous les nuages. À l’annonce de sa mort, le 24 février 2021, je revis Grignan, « le lieu entre tous les lieux »,gardé par la montagne de la Lance et l’ombre du Ventoux, de grand vent, de grands ciels, de lumière. Dans ces « paysages avec figures absentes », où bat un cœur inquiet, un lyrisme sobre cherche les signes de l’invisible. De cette poésie, à la fois paysage et contemplation, transparence et obstacle, Jean Starobisnki a magnifiquement parlé.

Je me souviens d’une visite, avec une amie de jeunesse, dans sa maison de Grignan. Je revois un couloir avec un vélo, une pièce claire comme un aquarium, des tableaux, et un regard posé sur ses visiteurs, d’un bleu profond et attentif. Tant de simplicité imposait à des étudiantes auxquelles on professait, à la Faculté, que les poètes sont des voleurs de feu, et la poésie, une « parole apophatique ». Lui, se voulait déchiffreur du réel, attentif aux signes, non pas phare mais berger. Ce jour-là, il nous parla de l’exercice exigeant de la traduction—il traduisait le Journal de Musil— qu’il pratiquait avec la même humilité que la poésie. On connaît ses traductions des romantiques allemands, Novalis, Holderlin, Rilke, celle d’Ungaretti, son adaptation de l’Odyssée. Si je ne fus pas fidèle à l’hermétisme encombrant des poètes allemands, je dois à Jaccottet la lecture, toujours fidèle, de Gustave Roud et de Ramuz et m’intéressai à la Suisse romande au si beau nom. Du poète, j’ai gardé une dizaine de lettres, écrites de sa belle écriture penchée comme d’ailes d’oiseau. Quand on lui écrivait, en effet, il répondait toujours, avec une attention extrême. Dans la pure tradition des Lettres à un jeune poète, il donnait des conseils sans jamais risquer quelque effraction que ce fût dans une liberté créatrice.

On peut reprocher parfois au poète une intériorité complaisante et l’absence de fulgurance. Mais lapoésie de Jaccottet, ce n’est pas qu’eaux et forêts, pivoines et rouges-gorges, et pensées délicates. S’il est vrai que toute poésie est, selon Starobisnski, « la voix donnée à la mort », la mort est bien présente dans l’œuvre du poète vaudois mais sans effusions. Dans un petit livre « Ponge, pâturages, prairies » paru, en 2015, aux éditions Le bruit du Temps, Jaccottet met en parallèle le psaume, lu à l’enterrement de Francis Ponge, à Nîmes, en 1988 — « L’éternel est mon berger, dans des verts pâturages, il me fait reposer » — et le poème de Francis Ponge lui-même — Le Pré. À la différence de Jaccottet, Francis Ponge était hostile à toute ouverture vers l’au-delà. Cette cérémonie, si modeste, fut,pour Jaccottet, l’occasion de s’interroger sur sa propre poétique : quelle parole, quelle musique nous semblent « tenir face à la mort ? » Comment définir « l’énigme du pur » ? Et le poète de scruter les poètes ou des musiciens qui furent siens : Hölderlin, Rimbaud, Dante, Shakespeare, Rameau, mettant même en parallèle un haïku de Buson et un poème de Goethe, citant Saint Augustin. Notre sensibilité moderne aime ces grands écarts et ces échos à travers les siècles.

Chaque été, l’auteur pérégrinait en Italie avec ses amis. Comme chez Yves Bonnefoy, un air italien souffle dans sa poésie. Je pense, dans le recueil Après beaucoup d’années à Dame étrusque, à Un Lécythe, surtout au poème La Loggia vide qui évoquela mort tragique, dans un accident de voiture, d’une jeune femme lumineuse au prénom gracié, Andrea, créant un vide irrémédiable que le poète rapproche d’un détail, resté inaperçu, de l’Annonciation de Giotto, dans l’église de l’Arena, à Padoue : une loggia vide aux corniches roses, le bleu du ciel, une potence, et qui rappelle une scène « où un ange sévère apporte à une jeune femme immobile et grave une nouvelle que nous connaissons tous ».

Nous avons tort de ne pas fréquenter les poètes porteurs d’une vie intérieure, qui parlent notre langue natale. Un article de Marianne s’étonnait de l’entrée pompeuse « de son vivant » de Jean d’Ormesson dans la Pléiade alors qu’au même moment silence était fait sur la publication, dans Quarto, de l’œuvre de Louis-René des Forêts, l’auteur magnifique d’Ostinato et de « La Chambre des enfants ». La mort de Jaccottet fit « ce peu de bruits » médiatiques pour reprendre le titre d’un de ses recueils. Et, néanmoins (titre d’un recueil), entré, lui aussi, « de son vivant » dans la Pléiade, en 2014, le poète rayonne désormais, sur la terre comme au ciel, dans la Brigade céleste. « Dieu est le vert des prés » disait le poète et mystique Angelus Silesius cité par Jaccottet. Comme celle de son ami Yves Bonnefoy, la poésie de Jaccottet, nombreuse et diverse dans ses formes, est une poésie de grande culture. Le poète est mort avant d’avoir vu publié son dernier ouvrage chez Gallimard : « Le dernier livre de madrigaux »

Marie-Hélène Verdier

© LA NEF le 9 mars 2021, exclusivité internet