La famille, cœur des libertés

La famille est depuis un demi-siècle, de façon directe ou indirecte (via le mariage, la sexualité, l’école…), la principale cible des atteintes aux libertés fondamentales. Explications.

Voici ce qu’écrivait Vincent Peillon, futur ministre de l’Éducation Nationale, dans son livre La Révolution n’est pas terminée, publié au Seuil en 2008 : « L’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines, va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. » C’était tout un programme : on découvrait que les attaches pré-républicaines – donc prioritairement la famille – sont des obstacles à l’élévation du citoyen, que l’école est une nouvelle maternité destinée à engendrer des individus autonomes, que l’idéal du citoyen est dans sa capacité à s’auto-suffire, à vivre par et pour lui-même. Cette méfiance de la République envers la famille n’était pas neuve – mais rarement si explicite, et nous pouvons être reconnaissants à Vincent Peillon d’exprimer avec autant de cynique clarté un aspect essentiel du projet républicain, la déconstruction des liens familiaux en vue de l’individualisation du citoyen.
Les rapports entre la famille et l’État républicain ont pris durant le XXe siècle, la forme d’un conflit pour la liberté. L’année 1975 fut pour cela particulièrement symbolique avec la légalisation du divorce par consentement mutuel et la dépénalisation de l’avortement… qui aboutissent 45 ans plus tard à ce que 46 % des mariages finissent par un divorce tandis que 220 000 avortements sont pratiqués chaque année. Ces réformes apparaissaient pourtant fondamentales pour libérer le couple de liens conjugaux oppressifs et permettre à tous de faire l’amour sans faire d’enfant.
À ce premier mouvement de banalisation du divorce et de refus du caractère sacré de la vie humaine s’ajoutèrent dans les décennies suivantes l’intrusion de la technique et la fin de la certitude dans la filiation. Les techniques de PMA, autorisées en 1994, avec la conception de l’enfant en laboratoire et le tri des embryons furent accompagnées de l’apparition du « projet parental », concept juridique clé pour légitimer la destinée des embryons « surnuméraires » : naissance, maintien en congélation ou destruction. L’enfant n’est plus un don reçu et qui doit être accueilli, mais un projet, prévu, désiré et dont l’arrivée doit être planifiée par ses parents. L’ouverture du mariage pour les couples homosexuels en supprimant l’idée de la nécessité de l’altérité dans le couple introduisit le constructivisme dans la filiation, puisque deux personnes de même sexe peuvent désormais être reconnues parents d’un enfant. La légalisation en cours de la Gestation pour autrui (GPA), enfin, fragilise le principe « mater semper certa est » et tente de redéfinir la maternité puisque la mère ne serait plus celle qui accouche mais celle qui paye.

Transformer le modèle familial
Dans ces réformes, il est une idée qui surgit et revient comme un leitmotiv : la supériorité du contrat sur le biologique qui se transcrit dans la volonté de transformer le modèle d’une famille principielle, que l’individu n’a pas choisie, en une communauté construite, décomposable et recomposable, à laquelle les membres appartiennent par projet. Cette lame de fond a un double effet libérateur : liberté de se construire la famille rêvée, liberté de quitter la famille imposée.
Dans un premier temps, elle semble en effet resserrer les liens familiaux puisque ceux-ci n’ont plus à être subis. La famille sort de l’aléatoire des liens du sang et du hasard, de la procréation naturelle incontrôlée. Chaque enfant est « fait » dans une pause volontaire de la contraception ou conçu après le parcours du combattant de la PMA. Il est alors auréolé de tout l’amour de l’enfant désiré, opportun, qui arrive au bon moment et vient combler l’attente de ses parents. Ensuite, comme un retour de balancier, un autre mouvement se déclenche : cette famille que l’on choisit, on peut aussi facilement la quitter. C’est la garantie offerte par le divorce car ce qui ne correspond plus aux termes du contrat doit être annulé, par le tri embryonnaire et les techniques de dépistages pré-implantatoires puisque l’embryon handicapé ou présentant des signes d’imperfections peut être mis de côté ou supprimé dans le laboratoire. En faisant de la famille le résultat de choix et de calculs, l’époque contemporaine lui retire son évidence, sa nécessité et sa position de principe. Par-là, elle semble libérer l’individu. Libéré du poids de son héritage devenu incertain, de l’indissolubilité de son mariage, du mystère de la procréation, l’individu s’émancipe du carcan familial qui n’est plus un tout imposé dans lequel il doit trouver sa place, mais une composition d’éléments qu’il peut former et déformer à sa convenance.
On pourrait saluer ce processus qui introduit apparemment la famille dans une ère nouvelle d’individus plus libres et plus sincères. Et pourtant, cette complaisance des politiques publiques en faveur de la déconstruction de la famille traditionnelle masque l’inversion d’un rapport de force pourtant signalé par Tocqueville dès le XIXe siècle : « je vois le gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à des familles, à des corporations ou à des hommes : à la force quelques fois oppressive, mais souvent conservatrice, d’un petit nombre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous. » Cette émancipation a en effet pour résultat de fragiliser le principal corps intermédiaire protecteur entre l’individu et l’État, et de rendre incertain le premier fondement dans lequel l’individu naît et se construit, lieu de l’affirmation de sa capacité d’adulte à la liberté.

Un détachement nuisible
En effet, ce détachement des attaches familiales n’est ni gratuit ni sans conséquence : libéré de sa famille, l’individu reste seul devant l’État. La volonté d’interdire l’instruction à domicile est, de ce point de vue, particulièrement éloquente. L’école, qui devait être une institution permettant aux plus démunis d’instruire leurs enfants et d’assurer à la nation des citoyens alphabétisés, devient un espace primordial grâce auquel les enfants sont arrachés aux déterminismes familiaux et doivent évoluer dans un égalitarisme parfait aux bons soins de l’État providence. Instruction obligatoire à partir de trois ans, collège unique, difficultés faites aux écoles hors contrat et par-là aux pédagogies différenciées, toutes ces décisions manifestent la méfiance envers le parent, relent de l’Ancien Monde, du non-choix, de la biologie, du lien du sang, de l’obligation. L’enfant est d’abord un futur citoyen républicain, dont l’État doit garantir la conformité aux valeurs de la République. En l’absence de corps intermédiaires capables de pallier l’absence des familles, comme purent l’être l’Église ou les corporations, la fragilisation du lien familial appelle automatiquement l’intervention de l’État.
À l’inverse, dans l’évidence et la préexistence des liens familiaux, l’individu peut découvrir ce qui seul lui permettra une véritable liberté et un rapport ajusté au pouvoir politique : son inscription dans le temps, le rapport à autrui et surtout l’acceptation du réel. Nous naissons avec un nom de famille que nous n’avons pas choisi, qui nous lie à nos ancêtres et nous rappelle que nous sommes le fruit d’une multitude de générations sans lesquelles nous n’existerions pas ; nous vivons dans un espace commun construit par nos parents, avec les membres actuels de cette famille que nous n’avons pas choisis et dont la cohabitation quotidienne peut faire apparaître les différences et les exaspérations mutuelles. Pourtant ces membres sont aussi les destinataires de nos premiers amours et les premiers sujets de notre connaissance, par suite, la structure irremplaçable de notre rapport au monde et à autrui. La famille fait grandir, enfin, en tissant des liens : entre les enfants et leurs parents, entre les enfants, avec les grands-parents, les oncles et tantes, les grands-parents, la belle-famille… Son principe est de relier des individualités pour former un ensemble dans lequel la différence des sexes, des âges et même des éducations vit ensemble, cohabite et apprend à se connaître et à s’aimer. C’est pourquoi la famille enseigne le sens du réel, parce qu’elle est le lieu où l’altérité nous résiste et où l’on aime ce que l’on n’a pas choisi, qui n’est ni idéal ni idéel. Elle est l’exacte opposée du virtuel où n’apparaissent d’autrui que son image parfaite et sa présence fluide, que l’on peut zapper quand les inconvénients surgissent.
La famille est ainsi le lieu de préservation d’une liberté insupportable pour un pouvoir politique totalisant. En enseignant la supériorité du réel sur l’idéologie, la préexistence du familial sur le politique, la construction de soi dans le consentement rationnel au naturel, en offrant à l’individu un tissu de liens, de certitudes et en le faisant grandir dans la confrontation à l’altérité, elle est un obstacle puissant à l’individualisme et donc un frein à la mainmise de l’État sur le citoyen qui se sait, d’abord, un fils et un frère.

Victoire De Jaeghere

© LA NEF n°334 Mars 2021