Charles Martel à la Bataille de Poitiers © Wikipedia

Poitiers : une bataille décisive

La bataille de Poitiers (732) a rendu hypercélèbre le nom de Charles Martel, sujet d’un bon livre récent (1) qui est aussi l’occasion de revenir sur cet important épisode historique.

Disparu en 632, Mahomet avait donné aux tribus du désert une conscience et un drapeau. Son islamisme, qui fut surtout du panarabisme, allait aussitôt prendre l’allure d’une immense lame de fond qui, d’un seul élan, submergea la Mésopotamie, la Syrie et l’Égypte. Simultanément, les Bédouins, dépassant l’antique domaine de leur race, entamaient le pays grec, envahissaient l’Anatolie, alors principale citadelle de l’hellénisme et, par deux fois, en 673 et en 717, mirent le siège devant Constantinople. En outre, après l’Égypte, et la Cyrénaïque franchie, ils étaient à Tripoli dès 644, à Kairouan en 670, à Carthage en 698. Arrivés enfin à proximité de Ceuta, bout de la côte africaine, en 709, un détroit de vingt kilomètres qu’encadrent les Colonnes d’Hercule séparait des cavaliers d’Allah la péninsule Ibérique.
Or celle-ci formait le royaume wisigoth d’Espagne, prolongement barbare et chrétien de l’Empire romain qui conservait en Gaule la région de la Narbonnaise, désormais appelée Septimanie, c’est-à-dire le Roussillon et le Languedoc actuels – royaume qu’affaiblissent les querelles intestines et dont le souverain va être battu à plate couture en 711 sur le rio Guadalete, trois mois après le débarquement à Gibraltar du chef berbère Tarik-Ibn-Ziyad. En 713, nouveaux débarquements aidant, les envahisseurs ont atteint les Pyrénées… et poursuivent au-delà : Narbonne tombe en 719, Nîmes et Carcassonne en 725.
Avec ce vaste territoire conquis devenu un émirat rattaché au califat de Damas, voilà le monde islamique aux portes du royaume franc. L’Aquitaine, certes, en raison de sa position géographique et de ses richesses, se retrouve en première ligne, mais l’ennemi va encore lancer des raids en Provence, remonter le long de la vallée du Rhône jusqu’en Bourgogne. De toute façon, en 721, la cible serait Toulouse, capitale aquitaine violemment attaquée et victorieusement défendue. Cuisant échec pour l’Islam dont les bandes, néanmoins, ravagent l’axe Saône-Rhône (du delta aux confins de la Champagne) entre 725 et 731.
La conquête musulmane de l’Espagne s’était accompagnée de beaucoup de dévastations et d’un usage habituel de la terreur. Pourquoi aurait-elle été différente dans les possessions franques ? Cependant, que savait-on de ces adversaires surgis d’Orient ? Et, hors quelques bribes colportées par de vagues rumeurs, de leurs croyances ? Tout au plus qu’elles procédaient du paganisme ou de l’hérésie. D’ailleurs, les termes de « musulmans » ou d’« islam » presque ignorés, on parlait d’« Arabes », de « Sarrasins », d’« Ismaélites ». Bref, dans les affrontements qui débutent, si les gouverneurs d’Al-Andalus souhaitent étendre la loi coranique par la guerre sainte, les Francs s’en tiennent à une guerre séculière. Contre un antagoniste vu comme danger ethnique et politique, non comme danger missionnaire.

L’avancée de l’armée musulmane
Quand le siège de Toulouse tourna au désastre, l’un des lieutenants du chef suprême avait pris la tête des rescapés de l’expédition : Abd al-Rahman. Homme fort d’Al-Andalus, porté en 729 à son gouvernement et connu sous le titre d’émir de Cordoue, l’activité qu’il déploie indique la très nette volonté de ranimer sur une grande échelle le djihad, en somme de reproduire en Gaule l’exploit d’avoir assujetti le royaume wisigoth grâce à la ruée d’impétueux combattants. Parmi eux, les Berbères, nombreux, la plupart originaires du Maroc, et des contingents auxiliaires d’Égypte et de Perse. Au printemps de 732, l’armée, qui n’a rien d’une horde chaotique, est rassemblée.
Au lieu d’enjamber les Pyrénées à l’est, par la Cerdagne, l’émir emprunte les difficiles cols de l’ouest. Partis de Pampelune, débouchant en Bigorre et en Comminges, saccagées au passage, ses soldats avancent vers le nord. Bordeaux emportée et pillée, et de même d’autres villes et monastères, Agen, plus bas sur la Garonne, également prise, Eudes, prince d’Aquitaine, enfui avec les débris d’une armée vaincue, grave situation. Abd al-Rahman, lui, n’en reste pas là. Il poursuit sa marche, accumule les pillages (de Périgueux, Angoulême, Saintes) et se dirige vers Poitiers. Renommée pour sa riche décoration de mosaïques dorées, une célèbre basilique sise à l’extérieur de la cité et de son enceinte est vidée de ses trésors d’orfèvrerie puis incendiée. Babiole car l’objectif maintenant, Tours, offre une proie plus fabuleuse, l’abbaye Saint-Martin. Mais entre Poitiers et Tours, distantes de cent kilomètres, il y a l’armée des Francs. Alors rebrousser chemin ? Ne pas risquer de perdre dans une bataille le lourd butin amassé ? Au vrai, zèle religieux, désir de vengeance, haine des infidèles prévalent chez l’émir. Donc il pousse toujours en avant et choisit délibérément la confrontation.
Commandée par Charles Martel, puissante personnalité et maître véritable du Regnum Francorum que symbolise encore un fantoche mérovingien privé de pouvoir, l’armée franque, armée de fantassins, venait de Tours. Son camp établi non loin du camp arabo-berbère, les deux armées, entre lesquelles s’étalent des clairières, disposeront d’un site propice au choc frontal. Qu’allait précéder une semaine de face-à-face et de vives escarmouches. Le 25 octobre enfin, une charge des Sarrasins, en majorité à cheval, ne put rompre le mur de glace des Francs. Et pas davantage les charges répétées, renouvelées. D’où, sans nul doute, des pertes sévères infligées aux assaillants. De quoi, le lendemain, inciter lesdits Francs à passer à leur tour à l’offensive en bondissant vers le camp musulman, déjà endommagé au cours des combats par une attaque du prince Eudes. Stupeur ! L’ennemi a déguerpi et tout abandonné, les tentes, les blessés, l’énorme butin… Abd al-Rahman tué par un coup de javelot, et le désarroi à son comble, les vaincus n’eurent pour ressource que le galop en direction de la Septimanie, ou le retour en Espagne harcelés par les Basques, ou de sanglantes errances limousines ou auvergnates.
Jadis René Grousset, à propos des journées de Constantinople de 717-718 où Léon l’Isaurien brisa sur le Bosphore l’agression arabe, les rapprochait de la journée de Poitiers. Ajoutons que près de trois siècles auparavant, en 451, une coalition de Romains, de Celtes et de Germains conduite par Aetius avait arrêté les Huns aux champs Catalauniques. Pour l’historien moderne, l’important tient à ceci : la fameuse bataille clôt les incursions ismaélites d’ampleur en Aquitaine et au cœur de la Gaule. Jusque-là, tâche usante, les perpétuels embarras frisons et saxons, les affaires embrouillées de Neustrie, ne cessaient d’accaparer le temps et l’énergie formidable du roi sans couronne. L’alerte de 732 eut cet effet de lui découvrir, sauveur de Saint-Martin de Tours, la nécessité d’éradiquer ce qui subsistait du danger arabo-musulman.
En Septimanie, en Provence, en Bourgogne même, les Sarrasins, qui bénéficient de la complicité des seigneurs locaux, se cramponnent, et Charles Martel, en 733, contraint ceux de la Bourgogne à l’évacuer. En 735, introduits en Provence grâce à cette complicité, ils entrent dans plusieurs villes, contrôlent bientôt la rive gauche du Rhône, y compris les cols menant vers l’Italie. Inacceptable cela. Si bien qu’en 737 son frère Childebrand est envoyé pour reprendre Avignon et les autres villes en cause… et, Charles l’ayant rejoint à la barbe des garnisons maures en ébullition, la campagne réussit. Puis, le Rhône passé et les Francs en Septimanie, une bataille sur l’étang de Berre voit la complète défaite des Sarrasins. Cependant, conquérant de Nîmes, Agde, Béziers, le triomphateur rate le siège de Narbonne. Du reste, en 739, nouvelle révolte de la Provence, nouvelles irruptions sarrasines grossies de renforts d’Espagne. Qui se réapproprient les vallées alpines, réoccupent la côte, et Arles, et Avignon. Redescendu vers le sud, Charles a encore repris Avignon. Traversant la Durance, il a nettoyé à sa manière la région côtière, éliminé toute résistance, aussi fait décapiter l’évêque de Viviers, un peu trop coopératif avec les Arabes. Geste ultime, la mise en place, en ce Midi extérieur au Regnum Francorum proprement dit, de ses représentants.
Charles Martel mourra le 22 octobre 741 dans son palais rustique de Quierzy-sur-Oise. Inhumé à l’abbaye de Saint-Denis, il avait préparé l’avènement de la dynastie carolingienne.

Michel Toda

(1) Georges Minois, Charles Martel, Perrin, 2020, 374 pages, 23 €.

© LA NEF n°334 Mars 2021