Le pape François était en Irak du 5 au 8 mars pour son 33e voyage hors d’Italie. Un voyage important dans un pays meurtri où les chrétiens sont passés de 10 % à 1 % de la population en moins de 20 ans.
«Je viens comme un pénitent qui demande pardon au Ciel et aux frères pour de nombreuses destructions et cruautés. Je viens comme pèlerin de la paix, au nom du Christ, Prince de la paix » (1). C’est par ces paroles empreintes d’humilité et de compassion que le pape François s’est adressé aux plus hautes autorités politiques d’Irak qui l’attendaient à l’aéroport de Bagdad le 5 mars dernier. Ce qui ne l’a pas empêché dès l’abord de présenter des exigences concrètes (renoncement aux armes et aux extrémismes religieux, égale citoyenneté pour tous, souci des pauvres, etc.), précisément pour que la paix, la concorde et la justice règnent enfin dans ce pays meurtri par quarante années de tragédies et divisé en lui-même, situation dont il est loin d’être guéri.
1980, début des malheurs de l’Irak
Les malheurs ont commencé en 1980 lorsque le président Saddam Hussein déclara la guerre à l’Iran voisin, où l’ayatollah Khomeyni venait d’instaurer la République islamique. Ce conflit dura huit ans. En 1990-1991 survint la guerre dans le golfe Persique provoquée par l’intervention irakienne au Koweït. Puis, en 2003, l’invasion américaine de l’Irak entraîna la chute du régime de S. Hussein, réveillant l’irrédentisme kurde et les clivages confessionnels entre chiites et sunnites, que seul le parti Baas avait pu maîtriser, certes au prix de l’autoritarisme. Les chiites, majoritaires (60 %) mais peu considérés par le pouvoir, voire discriminés, en profitèrent pour tenter une revanche armée. En réaction, le djihadisme sunnite s’organisa, recrutant chez d’anciens militants du Baas. Ainsi survint l’État islamique (Daech). En 2014, il s’érigea en califat, établit sa capitale à Mossoul et son pouvoir sur la province de Ninive d’où il chassa les chrétiens, persécutant aussi les Yézidis du Sindjar voisin. Vaincu en 2017 par l’armée nationale, Daech reste menaçant grâce à ses cellules dormantes (il a revendiqué plus de 1400 attentats en 2020, le dernier ayant visé un marché de Bagdad le 21 janvier 2021).
Sans regretter l’expérience du pseudo-califat, la plupart des Arabes sunnites (20 % aujourd’hui) n’oublient pas qu’ils ont gouverné le pays pendant quatorze siècles (2). Ils vivent donc mal la montée en puissance des chiites. Soutenus politiquement et militairement par l’Iran, ceux-ci développent un projet hégémonique sur l’État et l’économie, étendant leur présence jusque dans le Nord où ils étaient absents. Là, des milices composées de Chabaks (minorité apparentée au chiisme) profitent du vide laissé par les chrétiens pour acquérir leurs maisons. « Ils essaient d’islamiser notre terre et d’éliminer notre existence, exactement comme l’a fait Daech ! », explique un prêtre syriaque-catholique (3).
Toutes ces violences ont entraîné un inquiétant déclin démographique des chrétiens dans l’ensemble de l’Irak, cette antique Mésopotamie évangélisée dès le Ier siècle par l’apôtre saint Thomas et qui, au fil de l’histoire, s’est constituée en plusieurs Églises. Le catholicisme, majoritaire, comprend des Chaldéens, des Syriaques, des Latins, des Arméniens ; les communautés séparées de Rome se répartissent entre Assyriens, Syriaques-orthodoxes et Arméniens apostoliques. Avant 2003, les disciples du Christ étaient 1,5 million ; ils ne seraient plus qu’environ 150 000 (soit 1 % de la population) et, aujourd’hui encore, beaucoup ne songent qu’à émigrer pour échapper à un système confessionnel et clientéliste qui les marginalise au détriment des musulmans, même si quelques décisions récentes (Noël jour férié, par exemple) veulent les rassurer.
Il reste que la Constitution proclame l’islam comme « religion officielle de l’État » et légitime la charia comme fondement du droit. Ainsi, une loi prévoit le changement automatique de religion sur l’état civil de toute personne dont l’un des parents est devenu musulman. L’islamisation de la société n’augure rien de bon pour l’avenir, confiait le prieur des dominicains de Bagdad, Rami Simoun, avant l’arrivée du pape. « Comme les juifs, nous finirons par disparaître, et le pays s’accommodera très bien de notre départ. L’Irak manquera à beaucoup d’entre nous, mais nous ne manquerons pas à l’Irak » (4). La présence du judaïsme sur cette terre biblique remontait à l’exil à Babylone (fin VIe av. J.-C.) ; elle y est demeurée substantielle jusqu’à la création d’Israël, en 1948, événement qui déclencha son extinction (5). De nombreuses traces témoignent de ce séjour multiséculaire. Dans le village de Kiffle, où les juifs ont été remplacés par des musulmans, on peut visiter le tombeau du prophète Ézéchiel.
La rencontre d’Ur
Aucun rabbin ne participa donc à la rencontre présidée par François sur le site désertique d’Ur en Chaldée, berceau du Patriarche Abraham selon la Bible (Gn 11, 27-28), où se sont retrouvés des dignitaires de diverses confessions. Le Saint-Père y a prononcé un discours placé dès les premiers mots sous le signe de la paternité abrahamique. « Ce lieu béni nous reporte aux origines, aux sources de l’œuvre de Dieu, à la naissance de nos religions. Ici, où vécut Abraham, notre père, il nous semble revenir à la maison. […] Dieu demanda à Abraham de lever les yeux vers le ciel et d’y compter les étoiles (Gn 15, 5). Dans ces étoiles, il vit la promesse de sa postérité, il nous vit. Et aujourd’hui, nous, juifs, chrétiens et musulmans, avec nos frères et sœurs d’autres religions, nous honorons notre père Abraham en faisant comme lui : nous regardons le ciel et nous marchons sur la terre. »
François voit dans cette ascendance présumée commune le fondement de la nécessaire fraternité entre les hommes d’où découlent les fortes recommandations qu’il déploie dans la suite de son texte : bannir l’égoïsme, renoncer à « l’esclavage du moi ». Il ajoute : « Voici la vraie religiosité : adorer Dieu et aimer le prochain » ; puis, de l’affirmation que Dieu est miséricordieux résulte « que l’offense la plus blasphématoire est de profaner son nom en haïssant le frère » ; et encore : « Celui qui croit en Dieu n’a pas d’ennemis à combattre » (6). La Bible et le Coran divergent pourtant de manière substantielle au sujet de l’identité et de la mission d’Abraham, mais le Saint-Père, qui ne peut pas l’ignorer, a sans doute voulu s’exprimer ici en tant que pasteur, cherchant à toucher les cœurs et les consciences (7).
Un autre événement a marqué le séjour irakien de François : son entretien privé avec l’ayatollah Ali Sistani, à qui il a rendu visite dans sa demeure située à Nadjaf, à côté du tombeau d’Ali, figure tutélaire du chiisme. Né en Iran, Sistani, qui a le statut de marja-e-taqlid (« source d’imitation »), le plus élevé dans la hiérarchie cléricale chiite, dirige à Nadjaf une académie de sciences islamiques dont le rayonnement dépasse les frontières de l’Irak. Réputé pour sa modération, l’ayatollah s’oppose à la tutelle du religieux sur le temporel, plaide pour des rapports apaisés avec les chrétiens et condamne les attaques contre les églises, ce qui le met en désaccord avec Téhéran. Les chrétiens d’Irak espèrent que cet échange, qui a profondément impressionné François, comme il l’a confié à son retour, atténuera la méfiance que certains chiites éprouvent envers eux et contribuera à faire adopter par l’État le statut d’égale citoyenneté souhaité par l’Église.
La souffrance des chrétiens
Encouragé par la possibilité qui lui a été donnée de semer les graines de la fraternité, emblème de son pontificat, le pape entend poursuivre dans la voie du dialogue avec le monde islamique, même s’il en reconnaît les risques et les lenteurs. Les moments passés auprès des chrétiens lui ont fait saisir l’ampleur de leurs souffrances, commises au nom de l’islam. Partout, l’émotion du Saint-Père était palpable. D’abord dans la cathédrale syriaque-catholique de Bagdad, cible d’une attaque djihadiste durant la messe de la Toussaint 2010 (48 morts dont deux prêtres). François a annoncé leur future béatification. À Mossoul, au milieu des ruines de quatre églises, il a prié pour « toutes les victimes des guerres », avant d’être accueilli à Qaraqoch, première ville chrétienne jusqu’à l’assaut de Daech. Témoin d’un début de retour de ses habitants, la basilique catholique a été restaurée. Dernière étape : la messe pontificale célébrée à Erbil (Kurdistan irakien) devant 10 000 fidèles.
En tous ces lieux, le pape a exhorté avec force les chrétiens à « ne pas se rendre », à « faire vivre leur héritage et à protéger leurs racines », mais aussi à cultiver les vertus du pardon et de l’amour, ainsi que l’espérance et la confiance en Dieu à qui appartient « le dernier mot ». Il a enfin dressé ce constat réaliste : « La diminution tragique des disciples du Christ, ici et dans tout le Moyen-Orient, est un dommage incalculable non seulement pour les personnes et les communautés intéressées, mais pour la société elle-même qu’ils laissent derrière eux » (8).
La « journée annuelle de la tolérance et du respect mutuel », décrétée par le Premier ministre, Moustafa El-Kazimi (chiite), à l’occasion de la venue de François, augure-t-elle un avenir meilleur pour les chrétiens ? « Il ne nous faut pas que des journées nationales, les grandes théories doivent être transformées en actes », a répondu, dubitatif, le P. Nadheer Dakko, prêtre chaldéen à Bagdad, cité dans un article publié à Beyrouth sous le titre : « Après la visite du pape, des chrétiens ravis mais sans illusion » (9).
Annie Laurent
(1) Le Figaro, 6 au 7 mars 2021.
(2) La plupart des Kurdes sont également sunnites.
(3) La Croix, 5 mars 2021. Cf. aussi L’Église dans le monde (AED), n° 202, février-mars 2021.
(4) La Croix, 5 février 2021.
(5) Les juifs ne seraient plus que huit.
(6) Cf. le texte intégral dans Zenit, 6 mars 2021.
(7) Sur ces divergences, cf. A. Laurent, Petite Feuille Verte n° 78, « Tous fils d’Abraham ? » https://associationclarifier.fr/pfv-n78-tous-fils-dabraham/
(8) Le Figaro, 8 mars 2021.
(9) L’Orient-Le Jour, 14 mars 2021.
© LA NEF n°335 Avril 2021