Nous entrons dans un monde nouveau

Nous entrons dans un monde nouveau. Tocqueville, à l’orée du XIXe siècle, avait déjà annoncé le passage progressif et continu d’un monde ancien aristocratique à un monde nouveau démocratique, à savoir à la civilisation de l’égalité des conditions.
Ce qui caractérise en propre, aujourd’hui, la continuation exacerbée de cette nouveauté, c’est la perte de crédit de toutes les formes d’institution. Qu’il s’agisse des institutions politiques, juridiques, policières, littéraires, scolaires et universitaires ou qu’il s’agisse des institutions médiatiques, rien ne résiste, pas même les institutions scientifiques ou médicales, à la décrédibilisation générale. Marx avait d’ailleurs déjà annoncé la perte d’aura et d’autorité charismatiques de chaque fonction sociale, le médecin, le journaliste et le professeur se révélant n’être que des instruments au service de l’exploitation capitaliste.
Par-delà les techniques de communication qui, sous la forme des réseaux sociaux, exacerbent la situation, la cause fondamentale est proprement culturelle. C’est la philosophie de la déconstruction, laquelle vise à faire vaciller et à déstabiliser toutes les formes de culture et d’autorité en révélant la domination arbitraire fondamentale sur laquelle elles reposent insidieusement. C’est de cette déconstruction que découle directement, dans l’intersectionnalisme, l’idéologie victimaire et minoritaire, laquelle est aussi bien décolonialiste, racialiste, féministe, sexualiste, écologiste et animaliste, à savoir l’idéologie qui vise ni plus ni moins la destruction de toute forme de tradition culturelle et d’autorité. Notons par ailleurs que la crise sanitaire se continuant en crise économique, le déferlement d’argent et l’augmentation faramineuse des dettes participent aussi à la décrédibilisation institutionnelle en visant cette fois-ci les institutions économiques et bancaires elles-mêmes.
Ce nouveau monde où toute stabilité, toute sécurité, toute autorité et toute forme d’ordre ne cessent de vaciller n’est sans doute rien d’autre que la continuation de l’engrenage que Tocqueville avait annoncé sans le condamner. Par-delà la nostalgie qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver à l’égard du monde ancien, Tocqueville reconnaissait le caractère inéluctable de l’évolution. Ce qui semblait terrible pour lui-même en tant qu’individu n’était sans doute, disait-il, du point de vue supérieur de la sagesse divine, que la contre-partie de l’intérêt général de l’humanité. La perte de la grandeur, de l’autorité, de l’héroïsme et du génie avait ainsi pour compensation, du sein de la médiocrisation des ambitions, l’adoucissement général des mœurs et la pacification des passions.
Sommes-nous alors condamnés à renoncer à toute forme d’ordre sous prétexte que l’ordre ancien était fondé sur la domination arbitraire des privilèges ? Entrons-nous dans un nouvel ordre mondial excluant toute forme d’organisation officielle, toute forme d’ordre national, toute forme d’autorité hiérarchique de type institutionnel et étatique ? Entrons-nous dans l’idéal propre au libéralisme libertarien lui-même, à savoir dans un monde où l’ordre, dans la pure spontanéité des rapports d’intérêts, devient un ordre sans interventionnisme autoritaire, dans un monde anarchiste où l’interventionnisme monétaire actuel n’est plus que le chant du cygne de l’autorité étatico-bancaire ? Cette absence de structure et de règle ne cache-t-elle pas plutôt l’advenue d’un pur rapport de force ou plutôt de violence, d’une pure régression à la sauvagerie, l’advenue d’une dernière forme, cette fois-ci définitive, de barbarie comme autodestruction de la civilisation et de l’humanité ?
Jadis, les politiques visaient la grandeur morale et patriotique dans l’honneur et le sacrifice impliqués par les conquêtes militaires, plus tard ils ne visèrent rien de plus que la gestion des intérêts matériels dans la recherche de la prospérité. Ils ne visent désormais plus que la santé. La grandeur et l’autorité ne sont déjà plus des principes structurant l’humanité. La médiocrité et la santé sont les seuls principes, les seules justifications des nouveaux sacrifices. Renonçant au risque et au sacrifice de nos vies, n’acceptant désormais plus de sacrifier que la liberté de contempler nos sourires et nos visages, de nous toucher publiquement, voire de nous déplacer et de contempler en chair et en os les plus grandes œuvres de l’art, nous aurons sans doute à faire de la médiocrité vitale et sanitaire elle-même un nouvel enjeu de civilisation.

Patrice Guillamaud

Patrice Guillamaud, philosophe, auteur de La Jouissance et l’espérance (Cerf, (2019, cf. lire p. 38) et d’Autrui, la chose et la technique (Kimé, 2021).

© LA NEF n°335 Avril 2021