Usine désaffectée © Wikipédia

Réindustrialiser la France

La pandémie de Covid a mis en lumière à quel point la France était désindustrialisée. Cette situation dramatique est la conséquence de politiques délibérées. Il est urgent de réindustrialiser le pays.

62,5 milliards d’euros. C’est le chiffre, abyssal, du déficit commercial français. C’est huit milliards de plus qu’en 2019. Déficit que notre excédent sur les services et le tourisme est loin de compenser. La pandémie a non seulement révélé l’ampleur catastrophique de notre désindustrialisation (pénurie de masques et de tests…), mais elle l’a encore accrue. Pour la même année, l’Allemagne affichait un excédent de 179 milliards. Et, malgré une chute de ses exportations de 10 %, notre voisin italien pouvait s’enorgueillir d’un excédent de 63 milliards.
On nous parle beaucoup du déficit public, mais jamais du déficit commercial, qui est provoqué par la désindustrialisation. Pourtant, notre balance commerciale est négative depuis 2003. Or, notre déficit commercial est un sujet bien plus grave que la question du déficit public. Le déficit commercial est le signe d’une faiblesse de l’appareil productif et d’une évaporation de notre richesse au profit des pays excédentaires (Allemagne, Italie, Chine, Japon, Corée…). C’est même le déficit commercial qui est la cause de notre déficit public puisqu’en sapant la richesse du pays, il diminue les rentrées fiscales de l’État et le met en déficit. On loue le sérieux budgétaire de l’Allemagne : mais si les comptes publics allemands sont désormais à l’équilibre, c’est grâce à la formidable puissance de l’industrie allemande, qui crée assez de richesses pour financer les dépenses de l’État. La priorité absolue de tout gouvernement devrait être de remettre des usines dans notre pays. Bien plus que de s’occuper d’une énième réforme des retraites, dont on sait déjà qu’elle n’équilibrera pas les comptes.
Sur le plan économique, la réindustrialisation permettrait de résoudre la question du chômage. Dans les années 80-90, nos élites ont fait le choix de l’économie de services, en pensant que les emplois du tertiaire allaient remplacer les emplois industriels. Ce fut une erreur. On sait depuis qu’un emploi industriel génère deux à trois emplois dans les services. Ainsi créer un million d’emplois industriels revient-il à créer trois à quatre millions d’emplois au total (le million d’emplois industriels en lui-même et les deux à trois millions d’emplois de service qui en découlent). Si ce chiffre était atteint, on équilibrerait le budget de l’État et les comptes sociaux grâce à l’augmentation du nombre d’actifs et à l’amélioration de notre commerce extérieur.

La cohésion sociale menacée
Sur le plan social, la désindustrialisation sape la cohésion nationale. Augmentant les inégalités, dévastant des régions entières et atrophiant les classes moyennes, elle provoque une vaste colère populaire : Gilets Jaunes, électeurs de Trump, du Brexit et de Johnson ou du RN, sont avant tout des victimes de la désindustrialisation. Quand un ouvrier de l’industrie perd son travail, il perd plus que son revenu, il perd une certaine image de lui. Le travail industriel a une portée symbolique forte, parfois épique. Il confère dignité et fierté aux travailleurs. Les nouveaux emplois du tertiaire (femmes de ménage, livreurs, caissiers…), eux, sont peu qualifiés, offrent peu de perspectives de progression et ne sont riches d’aucune mythologie. De même, la désindustrialisation gêne l’intégration des personnes issues de l’immigration. Parce qu’elle les met au chômage et parce que l’usine est un lieu de mixité entre classes populaires blanches et immigrées. Mais aussi parce que la désindustrialisation fait de l’ouvrier blanc au chômage une figure-repoussoir, là où il faisait au contraire office de référence lorsqu’il travaillait.
Pour opérer notre indispensable réindustrialisation, il faudrait prendre des mesures radicales. Nous devons réorienter l’épargne vers l’industrie (comme c’est le cas en Allemagne). Nous devons former davantage d’ingénieurs et les inciter à travailler dans le secteur industriel. En effet, nous souffrons d’une pénurie d’ingénieurs. D’une part, nous n’en formons pas assez. D’autre part, un nombre important de ceux que nous formons préfère s’orienter vers les métiers de la finance ou du conseil plutôt que vers l’industrie et les travaux publics. Nous devons réformer notre système d’enseignement professionnel, qui s’est effondré. Mais ce point est un angle mort pour nos élites, car ni elles ni leurs enfants ne sont amenés à fréquenter l’enseignement professionnel, réservé de fait aux enfants des pauvres. Nous devons refuser d’obéir à la Commission européenne lorsque sa politique de la concurrence empêche la création de véritables champions européens. Nous devons protéger notre marché face au dumping social et environnemental des pays émergents. Nous devons baisser massivement le coût du travail pour restaurer notre compétitivité. Non pas en baissant les salaires mais en diminuant les charges sociales qui pèsent sur le travail et font de la France l’un des pays où employer un salarié coûte le plus cher au monde. Il faudra également poser la question de la sous-robotisation de nos usines. Pourtant nos élites politiques sont aveugles sur ces enjeux.

Un aveuglement politique
La racine de cet aveuglement politique est intellectuelle, car le débat économique français qui oppose les étatistes aux réformateurs libéraux est mal posé. En effet, c’est tout le paradoxe de l’économie française d’être à la fois extrêmement libérale et en même temps extrêmement étatisée. Libérale, la France l’est incontestablement. Depuis 1983, tous ses grands choix macro-économiques ont été néo-libéraux : libération totale des mouvements de capitaux (y compris vis-à-vis de pays non-européens), dérégulation financière, politique du Franc fort (qui lamina notre industrie) puis adoption de l’Euro, choix du libre-échange commercial sans la moindre exigence de réciprocité, abandon de la politique industrielle au profit d’une économie de services, soumission totale aux décisions de la Commission européenne en matière de concurrence… Mais en même temps, personne ne peut nier le caractère particulièrement étatisé de l’économie française, au point qu’on peut se demander s’il s’agit encore d’une économie de marché. 25 % de notre PIB est consacré aux aides sociales. Avec 1 % de la population mondiale, la France distribue 15 % des aides sociales de la planète.
Ces deux tendances, en apparence opposées, sont d’ailleurs liées. Les choix néo-libéraux des élites provoquent une désindustrialisation brutale. Comme la France est un pays prompt à l’explosion, il faut acheter la paix sociale et compenser les conséquences de la désindustrialisation en déversant un torrent d’aides sur la population pour l’anesthésier. On prive les classes populaires d’un emploi décent à l’usine et on leur donne des aides pour maintenir artificiellement la consommation (au prix d’une montagne de dettes). Ce que ne voient ni les libéraux (qui critiquent l’assistanat) ni leurs ennemis (qui nient la question du coût du travail et demandent toujours plus de redistribution), c’est qu’en France l’assistanat est la conséquence des politiques néo-libérales. Plus nous faisons des choix néo-libéraux, plus les usines ferment. Plus les usines ferment, plus nous devons consentir de dépenses sociales et donc plus nous taxons le travail pour les financer. Plus nous taxons le travail et plus les usines ferment. Ainsi de suite. Jusqu’au jour où le système s’effondrera.
Pour se redresser sur le plan industriel, l’économie française a besoin de mesures libérales sur certains points afin de restaurer notre compétitivité. Mais elle a également besoin de mesures étatistes sur d’autres points afin de protéger nos entreprises industrielles. Elle a besoin qu’on mette du libéralisme là où elle est étatiste et de l’étatisme là où elle libérale. Le libéralisme n’est pas un bloc. Mener une politique libérale en faveur des particuliers et des entreprises pour stimuler l’industrie (baisser les impôts et les charges sociales, simplifier les procédures administratives, supprimer les normes superflues…) n’implique pas de se rallier nécessairement à une vision libérale de la macro-économie (dérégulation financière, libre-échange, absence de politique industrielle…). On peut à la fois libérer et protéger. Cette salutaire combinaison de compétitivité libérale et de protection étatique serait un véritable « en même temps ».

Jean-Loup Bonnamy

© LA NEF n°335 Avril 2021