Livres Mars 2021

NE DIS RIEN
Meurtre et mémoire en Irlande du Nord
PATRICK RADDEN KEEFE
Belfond, 2020, 432 pages, 22 €

Pour quiconque s’intéresse à l’Irlande, voici un ouvrage passionnant et particulièrement remarquable. Ni livre d’histoire ni roman, il s’agit d’un récit des événements qui ont déchiré l’Ulster depuis la fin des années 1960. En partant de la disparition de Jean McConville, veuve catholique de 38 ans et mère de famille de dix enfants, accusée de trahison, enlevée et assassinée par l’IRA, le récit s’organise en suivant plusieurs personnages réels – principalement Dolours Price, Gerry Adams, Brendan Hugues… –, ce qui lui donne une épaisseur humaine exceptionnelle. L’auteur, journaliste américain d’origine irlandaise, assure avoir enquêté plusieurs années pour ne raconter que des choses vraies ; il s’appuie notamment sur les dépositions « privées » enregistrées de nombre d’acteurs de ce drame et conservées au Boston College, non destinées à être rendues publiques avant la mort de ces derniers, mais que la justice nord-irlandaise a réussi à obtenir pour partie en 2013 après moult péripéties juridiques. On est frappé par la richesse de l’information, la qualité des détails qui donnent l’impression au lecteur de vivre ces événements.

Inutile de le préciser, comme toute histoire irlandaise, celle-ci est tragique. L’auteur reste très factuel et ne prend jamais parti, mais la simple relation des faits montre l’incroyable oppression subie par les catholiques d’Irlande du Nord, sous la coupe d’un pays qui est pourtant censé être historiquement la première démocratie du monde. Les méthodes employées par le gouvernement britannique contre l’IRA dans les années 1970 laissent pantois, tant elles bafouent les droits humains les plus élémentaires avec d’effroyables tortures, et tant elles sont dignes d’une dictature et non celles d’une nation démocratique du XXe siècle ! Cela demeure une honte qu’il faudra bien que les Anglais affrontent un jour ou l’autre.

D’un autre côté, ce récit exhibe la réalité de l’IRA et de son fonctionnement, et cela est peu reluisant, même si ses militants font preuve d’un rare courage. Sans doute l’action terroriste et meurtrière de l’IRA a-t-elle contribué à obtenir les fameux accords de paix du Vendredi Saint de 1998, mais à quel prix, trois décennies de peur, d’incertitude, de souffrance, d’assassinats, avec une violence atroce qui alimente une haine réciproque sans fin.

Un livre étonnant à lire pour mieux comprendre.

Christophe Geffroy

LES VOIES DE L’ORAISON MENTALE
DOM VITAL LEHODEY
Traditions Monastiques, 2020, 408 pages, 22 €

Cette année, la Providence a pourvu à notre faim spirituelle en nous envoyant un petit ouvrage, au titre simple : Les voies de l’oraison mentale. Arrivé sans annonce par voie postale, ce livre de poche d’excellente facture ravive le nom de son auteur, dom Vital Lehodey. Cet écrivain spirituel du début du XXe siècle – né en 1857, il a rendu son âme à Dieu en 1948 – est surtout connu par un autre de ses livres, Le Saint Abandon dans lequel il invite son lecteur à se laisser guider par Dieu et enseigne comment ne pas y mettre d’obstacles.

Ce rude Normand de vieille souche paysanne, avait été ordonné prêtre à Coutances en 1880 avant d’exercer un ministère paroissial puis d’entrer à la Trappe de Bricquebec en 1890. Cinq ans plus tard, il fait profession et devient… père abbé de son monastère en 1897. Assurément, cet homme n’est pas ordinaire. Sa recherche de Dieu est constante. Comme il le confiera lui-même elle passe surtout par la voie des austérités. Sa rencontre – dans la foi – avec l’enfant Jésus le conduit à changer radicalement et à pratiquer le saint abandon par l’imitation de l’enfance du Christ.

Ce changement spirituel portera ses fruits. Non seulement dans sa personne, mais aussi dans sa charge de père abbé. En témoigne par exemple l’esprit missionnaire qui l’anime. Durant son abbatiat – il devient abbé émérite en 1919 – il fonde au Japon deux monastères d’hommes et six monastères de femmes.

Il puise cet élan missionnaire et ce charisme de fondateur dans la vie de prière. C’est justement le thème des Voies de l’oraison mentale, destiné notamment aux nombreux laïcs qui cherchent à vivre une vie chrétienne fervente, en trouvant dans la prière l’union à Dieu. On ne résume évidemment pas un tel ouvrage, mais on peut en dire l’une de ses principales qualités : la clarté. Ce que dom Lehodey a puisé dans la tradition chrétienne et monastique, ce qu’il a lui-même pratiqué, il parvient à l’exposer de manière simple et concrète, faisant de ce petit livre un trésor pour toute une existence.

Philippe Maxence

LE POLITIQUE
OU L’ART DE DÉSIGNER L’ENNEMI
JULIEN FREUND
Textes présentés par Alain de Benoist et Pierre Bérard, Éditions de la Nouvelle Librairie, 2020, 19, 90 €

Julien Freund est né voici un siècle et sa pensée (présentée dans La Nef, n° 296, octobre 2017, p. 32-33) apparaît aussi essentielle que (pour le moment encore) sous-estimée. Peu porté sur les compliments, Raymond Aron considérait son Essence du politique comme une œuvre « géniale ». Commençons par dire ce que le présent livre n’est pas : un portable, pour parler comme les Anglo-Saxons, une anthologie rassemblant les meilleurs pages d’une réflexion dense et capitale. De quoi s’agit-il, alors ? Avant tout d’un ouvrage consacré au compagnonnage de Freund avec la « Nouvelle Droite » et sa figure tutélaire, Alain de Benoist. Cette accointance fut reprochée à Freund, mais on lui aurait de toute manière reproché n’importe quoi, tant il s’était placé à la fois loin et au-dessus de la vulgate intellectuelle de son temps. Le volume se compose de trois parties, d’un intérêt très inégal : d’abord un entretien-fleuve « reconstitué » (comment et suivant quels principes ? on l’ignore), déjà publié dans le Liber amicorum, recueil hommage à Benoist (2004) et, depuis, plusieurs fois repris en ligne. Il est difficile d’accorder une grande valeur à quelque chose d’aussi impressionniste et parfois d’aussi trivial. Ensuite, la correspondance inédite entre Freund et Benoist où, comme il faut s’y attendre, on parle « boutique » (revues, éditeurs, nouveautés…). Enfin et surtout, trois articles confiés entre 1974 et 1987 aux organes de la « Nouvelle Droite », ainsi que la traduction d’une étude (parue en italien) sur le fascisme. Les livres et les revues où ces textes ont été publiés sont d’un accès difficile et on se félicite de disposer de ces belles méditations sur le politique, l’aristocratie et la pensée de Carl Schmitt, dont Freund fut en France l’interlocuteur paradoxal.

Gilles Banderier

LA CHASTETÉ
GABRIELLE VIALLA
Artège, 2020, 140 pages, 14 €

Si l’on pensait encore que la chasteté sentait bon la naphtaline, il est urgent de lire le dernier essai de Gabrielle Vialla. Mère de famille, spécialiste de la spiritualité conjugale depuis plus de vingt ans, elle dépoussière cette petite vertu essentielle. La chasteté ne s’adresse pas seulement aux prêtres et aux religieux mais nous concerne tous. Sans chasteté, l’homme reste esclave de sa sexualité, blessée par le péché originel. Il ne s’agit pas d’un lointain idéal mais d’une précieuse condition de l’épanouissement humain. L’auteur souligne avec justesse la schizophrénie du monde contemporain qui a intégré les régimes, le jeûne, les privations de viande, de gluten ou de sucre pour garder un corps équilibré mais qui, dans le domaine de la sexualité, prône toujours un plaisir sans limites. L’exercice de la maîtrise dans ce domaine permet pourtant de le mettre à sa juste place et de dominer son corps en vue d’une vie heureuse. En d’autres termes, la chasteté est une clé du bonheur.

Gabrielle Vialla propose une définition solide de la chasteté en s’appuyant sur l’Evangile et la vie des saints, elle en montre le formidable enjeu dans la vie affective et spirituelle et propose des applications concrètes. « Réhabiliter la chasteté, c’est rendre à la sexualité sa beauté ! Remettre à l’honneur la chasteté dans notre vie, c’est louer Dieu dans notre corps. » Libérateur.

Marie de Dieuleveult

EN FINIR AVEC ROBESPIERRE ET SES AMIS
MICHEL BIARD
Lemme Edit, 2021, 118 pages, 15,90 €

Entre le décret du 22 prairial an II (10 juin 1794), passé dans l’histoire sous le nom de loi dite « de Grande Terreur », et le 9 thermidor (27 juillet), soit en six semaines, 1376 personnes furent guillotinées à Paris. Or, le 9 thermidor, lendemain de son dernier discours à la Convention, Maximilien Robespierre et ses plus proches affidés tombaient devant le coup de force dirigé contre eux par cette même Convention. Le 10 des charrettes les emmenaient, au nombre de vingt-deux, sur le lieu de leur exécution. Les 11 et 12, d’autres, au nombre d’environ quatre-vingt, eurent un sort identique. Chute foudroyante où l’Incorruptible n’avait montré ni prévoyance, ni lucidité, ni habileté, ni pénétration politique.

Robespierre mort, un cri va courir : liberté de la presse ! Vite suivi d’une ouverture des prisons et d’une envolée tapageuse d’imprimés prenant à partie les anciens suppôts du tyran abattu. Élément central de la rhétorique antijacobine… et bientôt antimontagnarde, la « queue de Robespierre », en effet, désigne ceux-ci avec âpreté. Même si quelques-uns, à la fin, l’ont renversé et poussé sous le couperet. Cette queue donc, une fois identifiées toutes ses composantes, reconnus ses « restes cadavéreux », il importait de s’en débarrasser. À quoi la campagne pamphlétaire de l’été et de l’automne 1794, relayée par le braillement des colporteurs, aidée par la curiosité du public, la fermentation des esprits, ou encore, bon gré mal gré, par une Convention soucieuse de s’autoamnistier grâce au sacrifice d’une poignée de boucs émissaires (Carrier, Fouquier-Tinville, etc.), travailla avec persévérance.

Proposons un exemple qui complète le présent ouvrage. Juste après Thermidor, aux abords de Saint-Germain-l’Auxerrois et en diverses places de la capitale, un chanteur de carrefour, sur des airs de vaudeville, promenait des attroupements suspendus à ses lèvres moqueuses. Homme de petite taille avoisinant la trentaine, figure expressive, ton incisif, il satirisait la bande terroriste évincée et, à l’occasion, fleurdelisait non sans hardiesse, grief et colère. Déporté à Cayenne sous le Directoire, un roman d’Alexandre Dumas l’a immortalisé. Il s’appelait Louis-Ange Pitou.

Michel Toda

FRANCE-AMÉRIQUE. UN DIVORCE RATÉ
LES HURONS
Cerf, 2020, 202 pages, 18 €

Vous cherchez un panorama précis et bien documenté de 200 ans d’asservissement de la France au profit des États-Unis, et, plus particulièrement, un inventaire de tous les Français qui ont œuvré, ouvertement ou dans l’ombre, à cette tâche ? L’ouvrage des « Hurons » (pseudonyme) est fait pour vous. Précis, d’une écriture aisée, grâce à lui vous saurez tout sur les « agents d’influences », « idiots utiles » et autres dupes consentantes, qui, de Lafayette à Macron, ont relayé en France la « voix de l’Amérique ». L’ouvrage est également très documenté sur les institutions qui nous attachent, pour notre bien disent nos « amis américains », pour notre malheur pense l’auteur, à la superpuissance américaine. Gageons que l’ouvrage finisse d’ouvrir les yeux des plus naïfs. On regrettera seulement le portrait un peu trop « lissé » de Jean Monnet.

Abbé Hervé Benoît

L’ÈRE DE L’INDIVIDU TYRAN
ÉRIC SADIN
Grasset, 2020, 350 pages, 20,90 €

S’inspirant principalement de Simone Weil et de Hannah Arendt, le « technosceptique » Éric Sadin puise dans les dernières révolutions technologiques pour dessiner les contours de notre nouvelle humanité. Contrairement à bon nombre de ses contemporains, il ne s’aventure pas dans les angoisses d’un futur transhumaniste, il se cantonne au présent et cela lui suffit pour trouver matière à son récit. Il décrit notre réalité et il en déduit notre condition post-moderne.

L’ère de l’individu tyran est définie par l’auteur comme « l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout soubassement commun pour laisser place à un fourmillement d’êtres épars qui s’estiment dorénavant représenter l’unique source normative de référence et occuper de droit une place prépondérante ». Sans pour autant se référer directement à la doctrine sociale de l’Église, il regrette la notion de « bien commun » qui permettait la cohésion au sein d’une société.

Bien des raisons expliquent ce morcellement, mais l’une des plus visibles réside dans l’avènement dans le courant des années 2000 du web participatif, ou web conversationnel, média qui permet à l’individu de se hisser au rang d’émetteur de l’information, graal de la communication. Éric Sadin en fait l’histoire à travers des événements clés, l’avènement de l’iMac en 1998, de l’iPhone en 2007, des réseaux sociaux Facebook (2004) ou YouTube (2005). Il insiste sur leur dénomination, sur le « I » ou le « You » qui symbolisent l’appropriation par l’individu de l’outil médiatique. Ce règne nouveau a fait émerger des entrepreneurs stars, les influenceurs sur le web (les internautes qui disposent d’un capital sympathie important sur les médias sociaux), mais aussi des personnalités comme Jeff Bezos (Amazon) ou Elon Musk (Tesla).

Cet « affichage de soi comme nouvelle condition d’une visibilité sociale » participe de la destruction de la paix sociale et de ce totalitarisme dont Tocqueville avait vu les prémices dans De la démocratie en Amérique. « Il est probable qu’un fascisme d’un nouveau genre émerge dans les “années post-coronavirus”, conclut Éric Sadin. Il serait fait d’une autre étoffe et procéderait, non pas d’un pouvoir cherchant à soumettre les corps et les esprits à son idéologie, mais de foules d’individus ne s’en remettant qu’à leurs propres credo. »

Pierre Mayrant

YVES CONGAR 1904-1995
ÉTIENNE FOUILLOUX
Salvator, 2020, 350 pages, 22,80 €

L’auteur, spécialiste du catholicisme contemporain, auteur d’une thèse devenue un énorme livre sur l’histoire de l’œcuménisme, a connu et fréquenté le Père Congar depuis 1966 et a eu accès, dès son vivant, aux volumineuses archives et écrits personnels qu’il a accumulés. Il était le mieux placé pour écrire cette biographie qui ne verse pas dans l’hagiographie. Le livre est souvent une chevauchée qui s’attarde peu au contexte historique et ecclésial et qui s’attache surtout aux travaux, innombrables, du Père Congar, à ses heurs et malheurs, sans beaucoup évoquer sa vie spirituelle et sa vie religieuse. On saura peu de choses, par exemple, sur sa célébration de la messe en ses différentes époques.

Ceci dit, on apprend beaucoup de choses. Des écrits intimes du Père Congar, on connaissait déjà le Journal de la guerre (qui concerne les années 1914-1918), le Journal d’un théologien (qui concerne les années 1946-1956) et Mon Journal du Concile (en deux volumes). Étienne Fouilloux fait la lumière sur d’autres époques, notamment sur la période de la Seconde Guerre mondiale où Congar, prisonnier de guerre en Allemagne, reste pétainiste, au moins jusqu’en 1942. Il professe aussi à cette époque « un antisémitisme politique, social et culturel » (l’expression est d’É. Fouilloux), au moins jusqu’en 1943 où dans une note il juge qu’il y a une « question juive » à distinguer de la « question d’Israël » et que la légitime « défense antijuive » doit aller de pair avec une « charité pro-israélite ».

Réduit à un silence, relatif, dans les années 1950, le Père Congar a connu une réhabilitation quasiment officielle lors du concile Vatican II où il a joué un rôle majeur. Dans l’après-concile, nous dit Fouilloux, il est resté dans un « entre-deux » : « ni conservateur ni progressiste » (p. 329). Mais en mai 1984 encore il écrit au cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, pour essayer d’éviter la condamnation de la théologie de la libération qui se prépare.

Yves Chiron

OBJECTION DE CONSCIENCE ET DROITS DE L’HOMME
GRÉGOR PUPPINCK
Téqui, 2020, 176 pages, 16 €

La notion d’objection de conscience compte parmi celles qui ne cessent de stimuler, par les paradoxes qu’elles impliquent, la réflexion des moralistes et des juristes. Et, de fait, si cette notion est aujourd’hui invoquée comme elle ne l’a peut-être jamais été (service militaire, avortement, euthanasie, vaccination, célébration des mariages entre personnes de même sexe, etc.), sa définition demeure d’une rare complexité, en particulier lorsqu’il s’agit de distinguer ce qui relève du périmètre de l’objection de conscience et ce qui n’en relève pas.

C’est donc à la clarification de ce concept que s’est attaché Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour la loi et la justice (ECLJ), dans un petit et riche ouvrage, aujourd’hui réédité dans une nouvelle version largement refondue. Selon l’auteur, qui nous fait profiter de sa précieuse expérience en matière de droits de l’homme, acquise en particulier grâce aux nombreuses procédures défendues devant la Cour européenne de Strasbourg, il est impératif, pour sauver cette notion d’une dilution qui pourrait la vider de sa portée, d’en « faire émerger la rationalité » et d’en « identifier les critères d’appréciation objectifs ». Parmi ces critères figure, bien entendu, le fait que la loi contestée doit porter directement atteinte à un droit fondamental, et non à une simple convenance personnelle.

Deux questions, d’une grande actualité, sont par ailleurs abordées. S’agissant, d’abord, de l’objection fondée sur des convictions strictement religieuses (par exemple les interdits alimentaires), l’auteur admet qu’elle doit être prise en considération en raison du droit à la liberté religieuse, mais précise qu’elle ne saurait être protégée au même titre que l’objection de conscience fondée sur le respect de la vie et de la dignité humaines. Pour ce qui est, ensuite, du point de savoir si la société moderne est philosophiquement disposée à accorder l’objection de conscience à ceux qui ne partagent pas ses valeurs, G. Puppinck émet des doutes à cet égard, doutes que le projet de suppression de la clause spécifique d’objection de conscience en matière d’avortement vient hélas confirmer.

Jean Bernard

NOUVELLE HISTOIRE DE L’ULTRA-GAUCHE
CHRISTOPHE BOURSEILLER
Cerf, 2021, 390 pages, 24 €

Elle s’est en général exprimée par la voix de cénacles, de nébuleuses, et ses protagonistes, ses figures représentatives, nous apparaissent comme autant de théoriciens de l’inclassable. Elle ? Une flopée de courants dont les désignations diverses et les modes d’action dissemblables n’empêchent pas qu’on puisse les réunir sous le qualificatif d’ultra-gauche. Aussi, pour éviter de s’y perdre, le mieux, dans cette notule, consiste à signaler le plus intéressant ou le plus singulier de ladite mouvance au cours de la seconde moitié du XXe siècle. D’abord la revue-groupe Socialisme ou Barbarie ; puis l’Internationale situationniste.

Composé d’une vingtaine de membres où dominent deux jeunes intellectuels du même âge, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, le groupe a lancé le premier numéro de Socialisme ou Barbarie en mars-avril 1949, très critique envers le léninisme et désireux de dialogue et d’échanges non limités aux frontières de l’Hexagone. Mais, à l’intérieur du collectif, des divergences allaient se produire et le binôme dirigeant connaître des fissures. En effet, la réputation de Lefort excède le strict cadre militant, trop selon plusieurs, tandis que, résultat d’un certain cloisonnement, voilà Castoriadis érigé en maître doctrinaire et ses textes changés en « bulles ». Devenu, à l’automne 1960, un groupe politique nommé « Pouvoir ouvrier », Socialisme ou Barbarie (abandonné en 1958 par Lefort) sera dès 1963 victime d’une scission autour de la validité maintenue, thèse défendue par Jean-François Lyotard, ou de l’obsolescence, thèse dorénavant soutenue par Castoriadis, de la doxa marxiste. Au vrai, une époque s’achevait. En 1965 plus de revue. En 1967 le cercle qu’elle retenait, à son tour disparut.

Autre agrégat minuscule, surgi pendant l’été 1957, qui entend rassembler les artistes révolutionnaires et lutter contre le nouvel ordre établi du monde moderne : l’Internationale situationniste (IS). Dissidence, en 1952, du Groupe lettriste d’Isidore Isou (créé en 1946) sous l’appellation d’Internationale lettriste (IL), l’IS, à première vue simple mouvement culturel d’avant-garde, va joindre assez tôt à son activisme expérimental un soubassement d’ultra-gauche (extérieur à l’anarchisme classique comme au marxisme d’école), jugé seul capable d’élargir son horizon. D’où la naissance au printemps 1962 de la « deuxième Internationale situationniste ».

Prônant un dépassement libertaire du marxisme, ce que veulent au fond les « situs » c’est, hors des idéologies mensongères, démonter les rouages de la présente société, c’est témoigner que le spectacle ayant été mis en place par le capitalisme menacé d’effondrement, celui-ci en a fait son visage contemporain. Guy Debord, principal animateur de l’IS, le proclame. Raoul Vaneigem corrobore. S’y ajoute, intempestive et transgressive, une diffusion de tracts et de brochures. Doublée de pratiques surréalistes. En 1972 pourtant, mort de l’IS. Vient le temps des éditions Champ Libre et, chez Debord, faute de révolution, une probable lassitude des « eaux glacées du calcul égoïste », une philosophie du désespoir conclue au mois de novembre 1994 par le suicide.

L’ultra-gauche aujourd’hui ? Guère joli. Des meutes d’autonomes réinventés en « black blocs » et des violences urbaines impunies.

Michel Toda

GÉNÉALOGIE DE LA CATASTROPHE
Retrouver la sagesse face à l’imprévisible
CHRISTIAN MAKARIAN
Cerf, 2020, 260 pages, 20€

Lorsqu’on se trouve dans une situation délicate, on peut être amené à se demander ce qu’aurait fait tel ou tel personnage compétent et admiré. Lorsqu’une civilisation entière est, comme la nôtre, dans une position inconfortable, elle peut se demander ce qu’auraient fait ses grands penseurs : exit le conseil scientifique ! Pour réfléchir à la catastrophe que nous traversons, Christian Makarian convoque Pascal, Spinoza, Descartes, et bien d’autres… dans une réunion de crise qui est, pour le lecteur, l’occasion d’un voyage à travers les siècles et les philosophies.

Avec Pascal, il est question de réapprendre en temps de confinements à « demeurer au repos, dans une chambre ». Avec Péguy, il s’agit pour nous chrétiens de redécouvrir l’Espérance en temps de crise. Thucydide, lui, nous apprend à garder la tête sur les épaules en temps de pandémie. À l’aide de ces penseurs, l’ouvrage propose plusieurs diagnostics sur notre société, en nous montrant combien le désenchantement du monde rend difficile de mener une politique en temps de crise.

Cet essai mêle philosophie, histoire et même géographie, au cours d’une réflexion profonde mais accessible – même aux lecteurs non-initiés à ces disciplines. L’auteur, ancien rédacteur en chef au Point et ancien directeur de la rédaction de L’Express, est un spécialiste des questions géopolitiques. Il nous offre un panorama intellectuel riche d’enseignements, parfois décousus mais servis par une belle plume. Non content de tracer la généalogie intellectuelle de l’Europe, le livre remonte aux sources de la pensée chinoise, au confucianisme et au bouddhisme, tout en tentant de comprendre la place de l’islam dans le décor international du XXIe siècle.

En appelant à un retour aux sources de la pensée occidentale, Christian Makarian tisse un édifiant tableau dans lequel les grands esprits se rencontrent enfin.

Robin Nitot

Romans à signaler…

CE MONDE EST TELLEMENT BEAU
SÉBASTIEN LAPAQUE
Actes Sud, 2021, 330 pages, 21,80 €

Lazare, professeur d’histoire-géographie dans un lycée parisien, vit, à quarante ans, une existence très ordinaire avec une compagne, Béatrice, dont il partage l’existence depuis quinze ans. Lorsque celle-ci part seule en vacances chez ses parents rochelais, il ne réalise pas qu’il s’agit d’une rupture définitive et que sa vie va basculer. Avant même qu’il comprenne que tout est fini entre eux, le départ de Béatrice le pousse à s’interroger sur sa vie. Un dimanche, il a la révélation de « l’Immonde », à savoir ce qu’est devenue notre société. Sa rencontre avec Lucie, une voisine, l’émerveille, par sa spontanéité, sa franchise et sa vision du monde. Son ami Walter, catholique assumé, également. Bref, on assiste à une évolution du héros, préparée par d’autres événements, familiaux notamment, mais surtout accélérée par la mort brutale de l’un de ses meilleurs amis, Saint-Roy, professeur de philosophie dans le même lycée que lui. Lazare finit ainsi par se convertir au catholicisme et à trouver une paix intérieure qu’il n’imaginait pas.

C’est un beau récit que nous offre là Sébastien Lapaque, avec de longs et pertinents développements sur les travers de notre monde (« l’Immonde »), mais avec surtout des personnages bien dessinés et un profond portrait de Lazare, dont la conversion très progressive est décrite avec finesse et une réelle crédibilité, loin des « romans cathos » hélas souvent trop démonstratifs.

Christophe Geffroy

PIQÛRES DE RAPPEL
AGATHE PORTAIL
Calmann-Lévy/Territoires, 2021, 362 pages, 19,90 €

Après L’année du gel, voici une nouvelle enquête du major de gendarmerie Dambérailh, muté provisoirement dans une petite ville de Dordogne où les seuls faits divers se lisent à la rubrique « poule écrasée ». Calme, trop calme, cette petite ville, certes, mais rongée par de nombreux secrets ou rancœurs que fait ressurgir la préemption, vitale pour l’avenir de leur société, d’une châtaigneraie par un apiculteur Pascal, et son associé Hugo. Quel lien secret, hormis les abeilles, relie jusqu’à mort d’homme, Pascal et Hugo, le Père Prieur de l’abbaye voisine où, soit dit en passant, le fils de Dambérailh est novice, la société de chasse, la pharmacienne et tant d’autres… sans oublier Tante Daphné qui n’est jamais très loin pour épauler, une nouvelle fois et de manière très personnelle, son cher neveu dans ses investigations.

Voilà un savoureux policier « de terroir » fort bien enlevé et qui jusqu’au bout sait ménager un bon suspense.

Anne-Françoise Thès

© LA NEF n°334 Mars 2021, mis en ligne le 31 mars 2021