Mise au tombeau © La Nef

Un samedi soir avec le Christ

On sait comment le Christ termine sa semaine. Le jeudi, il lave les pieds de ses disciples, s’abaisse, se courbe, cure des orteils. Puis il banquète une dernière fois, déjeune de pain et de vin. Alors que les apôtres roupillent à Gethsémanie, angoissé par la mort, teinté du sang qu’il sue, il entre en agonie Arrêté, torturé, cloué, il meurt sur la croix, le vendredi. Le dimanche, sorti du tombeau, il ressuscite. Buona Pasqua !

Il est d’usage que les sectateurs de la laïcité ignorent le vendredi saint, se tapant une entrecôte saignante rue Daguère, et que les foules sentimentales organisent en famille, le dimanche, une joyeuse chasse avec des gamins survoltés, accros aux kinders surprise. Le samedi, ils vont aux courses, bronzent dehors, prennent un spritz en terrasse, regardent la tv. Il est saint, le samedi ? Il l’est ! C’est le jour du grand tremblement et de la délivrance.

Les Évangiles sont peu loquaces ; Pierre dans son épître nous dit que commence déjà, en ce jour, « la résurrection du Christ qu’il a prévue et annoncée, en disant qu’il ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas la corruption ». La liturgie n’est pas plus éclairante, le Credo évacue assez vite, comme une simple étape légère, son passage au camping des trépassés. Le culte Orthodoxe, quant à lui, laisse parler ses icônes. Les transports entre l’empire de l’Orient et Venise, où elle tenait quelques comptoirs, ont fait venir ce thème dans la peinture médiévale et renaissante. Détail admirable, sur de nombreuses fresques de monastères russes, la croix renversée fait passer le Seigneur du monde des vivants à celui des morts ; cette croix, union de la vie et de la mort, de l’espoir et du malheur, relie son portier d’une terre l’autre où les eaux se séparent. Ce passage – pâques voulant signifier ce terme en hébreux – montre bien que la mort ne peut rien contre le Seigneur.

Avant Jésus, l’antiquité classique cultivait déjà les aller-retours entre les deux mondes. Enée cherche son père aux enfers et Ulysse retrouve les siens. C’est ce que l’on appelle la Nekuia, en grec, la visite des morts. Cerbère est dompté par Hercule et Eurydice sauvée par Orphée. Dans un écrit byzantin, on peut même voir Hercule, au cours d’une aventure farfelue, visiter le Christ au ciel. C’est une belle perle ! Ce séjour du Christ aux enfers n’est pas un épisode romanesque de plus avec des péripéties, des monstres à abattre, des princesses à sauver. Il n’est pas comparable aux traversées nostalgiques des vieux héros. Il bouleverse tout.

Le Christ déposé, mis dans son tombeau, se rend aux enfers. Son âme rejoint l’armée des ombres, coule dans le torrent qui déferle dans le Sheol, l’Hadès. Il y a eu la vie, il y a la mort, ce Christ-là achève sa condition d’homme. Il se soumet à la nature. Idée incarnée, esprit en chair, grâce à barbe, il rejoint les morts au continent globalisé des morts indifférents. Il n’abolit pas ; il accepte l’ancien monde, lui qui professe le nouveau. Il quitte la vie, suit son cours, et, avec les siens, repose.

Le passage du Christ aux enfers est aussi l’aboutissement de la kénose. Ce terme aux nuances de tapis turque et de champignon désigne l’humiliation que le Christ l’inflige lui-même. Lui, le roi des Juifs ; le fils de Dieu, réduit en bouilli par les coups, bafoué et outragé sous ses accoutrements ; terrassé par le poids de la croix, brisé par le bois et les clous dans sa chair vive, empaqueté dans des langes et des bandes comme un morceau de viande, prolonge sa honte jusque dans les abîmes. Cette absurdité pour les Romains, ce scandale pour les Grecs, prend son sens : le fils de dieu parmi les loqueteux, les ploucs et les mauvais, siège entres les clodos, Raoul le boulanger et Marcel le facteur. La grandiose infamie. Quel Dieu voudrait s’enticher des morts et des pourris ? Jésus. Tel est l’esprit de ce Dieu qui accomplit tout, tout jusqu’au bout, jusqu’au sort final et résolu des mortels.

  Ce samedi soir, le Christ dépasse la vie et la mort. Dans les profondeurs, il sillonne le royaume d’outre-tombe. Personne sur terre, en haut, ne se doute, dans les égarements du cœur et de l’esprit, que cette nuit est un moment de grande folie. Le Christ entre en effraction dans l’autre monde, brise les verrous de la porte. Toute plombée, elle retombe sur le malin et l’écrase. Fra Angelico le montre dans sa lumière, Libertador des prisonniers défunts, la croix rouge de sa passion comme bannière, la croix glorieuse. C’est lui qu’on attendait. Il défie le mal, regarde la mort en face. Il pardonne aux hommes cueillis dans le péché. Il éloigne les bêtes, les puants, les éructant, les bébêtes et les affreux qu’il terrasse. Il rencontre Adam et Ève. Ils se courbent devant le fils unique du dieu unique. Le Christ les inonde de sa main blanche, lave leur souillure et lève leurs péchés. Les Nus de l’éternité se rhabillent, vêtus d’honneur et de reconnaissance.

Le premier, un homme, un divin homme, un juif, un Dieu, est passé de l’autre côté pour séparer les bons et les mauvais. Les enfers uniformes chez les païens. À son passage, au moment précis de sa venue, ils ne font plus qu’un. Un seul. L’Enfer. Dante dessinera une cartographie de ce continent en forme d’entonnoir fait de neuf cercles avec ces mots sur la porte d’entrée : « voi che entrate, lasciate ogni speranza. » Il n’y a qu’un enfer parce qu’il n’y a qu’un royaume des cieux. De Infernis ad Infernum.

Le Christ ce samedi est de sortie. Vous ne verrez pas Jésus rastaquouère fumeur de gitane, buveur de tequila. Il ne royaume ni ne bringue. Il a rangé son perfecto Kooples et son poncho Saint-Laurent. Cette nuit, il ne bamboche pas avec les squatteurs des night-clubs. Il ne traîne pas dans les bars avec les noceurs décadents et les nanas branchées. Il est au chevet des mourants dans les hôpitaux ; il donne à boire à ceux que l’on torture dans les prisons, à manger aux mendiants que nous ignorons. Il nettoie le visage de la femme que l’on bafoue ; il libère l’enfant avorté ; il pardonne à l’avorteuse, au repenti, au mari violent. Il veille l’homme seul ; adoucit la tumeur du cancéreux ; fluidifie le membre de l’infirme. Il accompagne les vieux malades dans leur lit et illumine les pensées du suicidaire. Au cœur de nous, de nos vanités, de nos peurs, de nos solitudes, il est avec nous. L’amour dans sa force a vaincu. C’est la mise à mort de la mort. La rédemption.

Nicolas Kinosky

© LA NEF, le 1er avril 2021, exclusivité internet