Benjamin Olivennes © DR

L’autre art contemporain

Benjamin Olivennes nous offre un essai des plus nécessaires (1), qui ne se contente pas de fustiger à juste titre les bêtises de l’art contemporain : il nous fait réfléchir sur ce qu’est l’art authentique.

Régulièrement, notre regard se pose sur l’une des productions artistiques que propose notre époque. Proposition qui confine à la contrainte pour peu que vous ayez l’idée saugrenue de visiter un musée, l’idée un peu plus commune d’emprunter l’autoroute de l’Est non loin de Reims (2), ou l’idée franchement banale de marcher dans les rues de Paris, dont la Mairie s’est donnée la charge morale de transformer une ville qui n’en demandait pas tant en foire d’art contemporain. Proposition qui s’accompagne en outre d’une injonction : face à ces objets divers, il convient de se dire « intéressé », « interpellé » – ou même « amusé », pour les esprits les plus accommodants – sous peine d’être immédiatement ringardisé et mis au rebut avec les autres dinosaures de l’espèce. Dès lors, si nos yeux sont trop rétifs à s’extasier, le choix nous est laissé de tourner en dérision l’objet montré qu’on refusera d’appeler « œuvre », de nous agacer ou de nous courroucer qu’un artiste subventionné, non content d’avoir berné le Ministère de la Culture, essaie en sus de se moquer de nous, ou encore de nous sentir rustres, penauds et démunis, victimes d’une éducation trop conventionnelle qui nous a rendus incapables de savourer le sulfureux et les transgressions indéfiniment reconduites de l’avant-garde artistique. Charge à nous de nous consoler ensuite en regardant à nouveau le sketch des Inconnus sur Romano Chucalescu, le modeleur de vide, le destructureur d’intemporalité – au moins, le rire aura le dernier mot !

Après le juste rejet, aller plus loin
Jusque-là, rien que de très normal. Seulement, une fois constaté ce rejet instinctif et communément partagé, nous en restons au relativisme du jugement de goût : « c’est pas ma came », et serions souvent bien en peine de pousser plus loin la réflexion. Heureux sommes-nous : Benjamin Olivennes a fait, pour nous, ce travail. Ce jeune philosophe amateur d’art, ce passionné qui refuse à la fois l’étiquette d’expert et le snobisme qui menace d’aller avec, nous fait le don d’un livre riche, nécessaire : L’autre art contemporain. Vrais artistes et fausses valeurs. « Après avoir un temps sincèrement essayé d’aimer cet art que notre époque célébrait, après avoir constaté que je n’y arrivais pas, et m’être demandé si je n’étais pas fou ou demeuré, j’ai fini par me dire que c’était peut-être dans l’art contemporain que résidait le problème », nous confie-t-il d’entrée de jeu. Il s’attelle, dans les pages qui suivent, à identifier et dénoncer cette imposture de l’art contemporain. On sort de cette lecture armé d’un argumentaire : ce qui n’était qu’une intuition et une réaction spontanée – le rejet de l’art contemporain – est devenu une conviction solidement affermie sur le roc du raisonnement philosophique, sur la rigueur de l’argumentation, et frappée au coin du bon sens. Comme on résoudrait une énigme, il nous dévoile comment un art « insignifiant, moche, fonctionnant à la provocation, souvent sexuelle, mais une provocation banale et triste, n’impliquant aucun métier, aucun savoir-faire, aucun travail », comment donc cet art a pu s’imposer et dominer les dernières décennies. Je n’en dis pas plus, laissons à la découverte du livre le privilège de livrer ses secrets.

Une définition réfléchie de l’art
Tout en bâtissant sa critique, il dépose entre nos mains ce beau cadeau qu’est une définition réfléchie, approfondie, de l’œuvre d’art véritable, celle qui « nous apprend à voir, et à aimer ce qu’elle représente et que nous n’aurions peut-être pas vu sans elle, un paysage, un visage, un moment », celle qui recrée le monde en le stylisant pour nous permettre ensuite de revenir vers lui, celle qui mêle dans le beau plaisir des sens et plaisir de l’esprit, celle qui peut exiger pour être pleinement goûtée « une fréquentation longue, de la patience, la rumination, la méditation », toutes ces vertus si éloignée de l’esthétique du choc et du scandale.
Et c’est là le second trésor que recèle ce livre, en même temps que son ultime surcroît de légitimité : la critique n’est pas la fin du propos, elle s’efface ensuite pour construire un pont entre nous, grand public, et les artistes nés après-guerre, trop méconnus, qui se sont passés, jusqu’à aujourd’hui, le flambeau de l’exigence artistique. Développant au passage une réflexion très personnelle sur la notion d’école nationale, Benjamin Olivennes nous présente, à travers ses peintres et sculpteurs, « cet art français délicat, bouleversant, profond, résolument de son temps quoique ancré dans le souvenir de notre passé », en une série de portraits qui nous plonge dans leur univers – Sam Szafran ou J.-B. Sécheret par exemple.
L’art aura décidément prêté à ce livre qui sert si bien sa cause, un peu de son pouvoir enchanteur qui charme notre âme et notre intelligence. Il faut des voix qui s’élèvent pour combattre la tendance d’une époque qui semble oublier que l’homme s’amoindrit s’il ne côtoie pas le beau, s’il ne lui est pas donné de ressentir l’admiration et l’émotion esthétiques : avec sa plume élégante, claire, souvent drôle, Benjamin Olivennes a pris sa part au combat.

Élisabeth Geffroy

(1) Benjamin Olivennes, L’autre art contemporain. Vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021, 168 pages, 16 €.
(2) On peut y apercevoir Environnement pour une autoroute, de Guy de Rougemont (1977).

© LA NEF n°335 Avril 2021