Il est de bon ton de fustiger aujourd’hui le « cléricalisme » spirituel dans l’Église, sans trop s’arrêter au cléricalisme politique consistant en la confusion des ordres temporel et spirituel. Explications.
«Le cléricalisme, voilà l’ennemi. » Qui aurait pu croire, il y a encore quelques années, que le célèbre slogan lancé en 1877 par Gambetta pour dénoncer, de l’extérieur, l’emprise de l’Église sur la société serait un jour repris par la hiérarchie catholique elle-même pour expliquer, de l’intérieur, l’origine des maux que connaît cette même Église ?
Tout semble en effet être analysé et compris, aujourd’hui, à travers le prisme du cléricalisme, cette « manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église » (pape François). Il en va bien sûr de la crise des abus sexuels sur mineurs, qui a trouvé, pense-t-on, dans le phénomène ainsi dénoncé son explication définitive, mais également de tous les dysfonctionnements qui affectent aujourd’hui le catholicisme. Et du cléricalisme au clerc, il n’y a qu’un pas, franchi allègrement par certains. Le sacerdoce catholique ? Cléricalisme. La messe ? Cléricalisme. Les fidèles souhaitant la réouverture des lieux de culte ? Cléricalisme.
Toutefois, l’intention, louable par certains côtés, de traquer ce cléricalisme spirituel semble avoir assoupi la garde contre un autre cléricalisme, celui que dénonçait justement Gambetta, à savoir le cléricalisme politique. Car ce vieux cléricalisme, ce cléricalisme de papa, celui par lequel la hiérarchie entend parler au nom de l’Église et guider les fidèles dans le domaine politique, semble rarement s’être aussi bien porté qu’aujourd’hui, alors même que les Pères du concile Vatican II avaient juré leurs grands dieux que cette période était révolue et qu’il appartenait désormais aux laïcs d’assurer, « comme leur tâche propre », le « renouvellement de l’ordre temporel » (Apostolicam Actuositatem, n. 7).
Il est vrai que l’exemple vient peut-être d’en haut, car le pape François, dont les origines sud-américaines et l’appartenance à la Compagnie de Jésus nourrissent la passion pour la politique, se prive rarement d’aller sur un terrain qu’il affectionne visiblement. Mais un des exemples les plus spectaculaires de cette intrusion des clercs dans le champ de compétence des fidèles laïcs est sans doute celui donné par la COMECE, la « Commission des épiscopats de l’Union européenne », qui regroupe les évêques délégués par les conférences épiscopales des 27 États membres de l’Union. En effet, cet organe peu connu, présidé par le cardinal Hollerich, archevêque de Luxembourg, n’hésite pas à exprimer ses positions politiques – qu’il a nombreuses, concrètes et précises – dans des domaines aussi variés que la politique d’asile, la santé, l’écologie ou encore la politique économique et sociale. Ainsi, en visitant le site de la COMECE, le fidèle catholique sera intéressé d’apprendre que celle-ci s’est félicitée du « plan européen de lutte contre le cancer » lancé par la Commission européenne, a soutenu le Projet Edward « Journée européenne sans mort sur la route », a recommandé la transparence des logiciels d’intelligence artificielle équipant les drones à usage militaire, a émis un avis sur le statut juridique des robots, a proposé la simplification de l’octroi des visas pour les étrangers, a approuvé la mise en place de l’outil mondial COVAX en matière de vaccination contre le covid, a contribué à la consultation de l’Union européenne sur les taux de TVA, a pris position sur le Partenariat transatlantique de commerce UE-USA et a même proposé une contribution pour mener le combat contre la « résistance antimicrobienne »…
Il est donc impératif, afin de conjurer tout risque de cléricalisme politique, de retrouver une saine distinction des ordres, ce qui suppose de rappeler – sinon de clarifier – les conditions d’intervention de la hiérarchie dans le domaine politique. Or, une telle tâche suppose, à la lumière notamment de la « Note doctrinale » de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) du 24 novembre 2002, de distinguer impérativement deux situations.
La première situation est celle où un principe fondamental absolu est en jeu, c’est-à-dire un principe qui ne peut, en théorie, souffrir d’aucune atteinte, n’être mis en balance avec aucun autre principe fondamental. Dans ce cas, il entre incontestablement dans la mission de la hiérarchie, au premier chef du Souverain Pontife, de rappeler les obligations et les interdictions qui découlent de ce principe. L’exemple le plus connu est le droit à la vie, qui implique notamment la prohibition de l’avortement et de l’euthanasie, mais on peut également citer d’autres principes, comme l’égale dignité de tous les êtres humains, qui suppose l’interdiction absolue de l’esclavage ou de la GPA, ou encore la liberté de conscience, en vertu de laquelle il n’entre dans la compétence d’aucun pouvoir, civil ou religieux, de contraindre la conscience individuelle. C’est dans ce contexte que doivent être lues les grandes encycliques du XXe siècle contre les totalitarismes nazi (Mit brennender Sorge) et communiste (Divini Redemptoris). C’est dans ce contexte que doivent être comprises les condamnations répétées, par le pape François, de cette « culture du déchet », qui condamne à mort les enfants à naître et les personnes handicapées.
La seconde situation, plus complexe, est celle où plusieurs principes fondamentaux sont en jeu et où la décision politique procède nécessairement d’une mise en balance, d’un compromis entre ces principes. Cette situation de principes fondamentaux concurrents peut se retrouver dans des domaines aussi variés que l’immigration (accueil de l’étranger versus stabilité et identité de l’État d’accueil), l’écologie (protection de la Création versus développement des activités humaines), la politique d’armement (promotion de la paix versus légitime défense des États), la politique sociale (assistance aux défavorisés versus promotion de l’initiative économique individuelle) ou l’éducation (droit des parents versus responsabilité des pouvoirs publics). Or, dans cette situation, comme le rappelle la Note doctrinale de la CDF, « il n’appartient pas à [la hiérarchie] de formuler des solutions concrètes – et encore moins des solutions uniques – pour des questions temporelles que Dieu a laissées au jugement libre et responsable de chacun ». Il ne lui appartient pas non plus de porter, au nom de l’Église, des appréciations – positives ou négatives – à l’égard de décisions politiques prises dans ces matières. Cette tâche incombe aux laïcs catholiques, et à eux seuls, et ceux-ci doivent l’exercer avec la légitime liberté qu’ils ont « de choisir, parmi les opinions compatibles avec la foi et la loi morale naturelle, celle qui, selon leur propre critère, correspond le mieux aux exigences du bien commun ».
Cette règle de non-ingérence de la hiérarchie dans les affaires temporelles n’est toutefois pas absolue, et deux exceptions viennent en atténuer la rigueur.
Tout d’abord, de manière générale, la hiérarchie porte la responsabilité de rappeler, à temps et à contretemps, l’existence et la teneur des principes fondamentaux, surtout lorsque ceux-ci n’apparaissent pas encore clairement ou risquent de s’émousser dans l’esprit des fidèles. Un exemple déjà ancien d’une intervention prophétique est l’encyclique Rerum novarum (1891), dans laquelle le pape Léon XIII a souligné, à l’intention d’un monde catholique qui n’en avait pas nécessairement conscience, la nécessité de combattre la misère ouvrière et d’assurer la dignité des travailleurs. Un exemple plus récent est l’encyclique Laudato si’, dans laquelle le pape François a mis en garde contre la « crise écologique » et la domination de la technique sur la nature, dont la gravité avait peut-être été jusqu’alors insuffisamment prise en compte par la réflexion catholique.
Ensuite, la hiérarchie peut même à bon droit contester une décision politique concrète dans l’hypothèse très particulière où cette décision, qui devrait normalement être le fruit d’un compromis entre des principes fondamentaux concurrents, porte en fait atteinte à la substance même de l’un d’entre eux. On peut citer, à titre d’illustration de cette hypothèse, la protestation des évêques français, en 1984, contre le projet de loi Savary dont l’adoption aurait eu pour conséquence d’affecter de manière grave le droit des parents à choisir l’éducation de leurs enfants. Relève également de cette même hypothèse la mise en cause par la Conférence des évêques de France, au nom du droit de manifester ses convictions religieuses, des mesures d’interdiction des offices religieux pendant le confinement en lien avec le Covid.
En tout état de cause, d’un sujet assurément complexe – celui du rapport de Dieu et César –, il doit être souligné l’importance de sortir d’une confusion des rôles qui ne peut être que néfaste. Néfaste pour les fidèles laïcs, dont l’autonomie des choix politiques est menacée. Néfaste pour la hiérarchie, dont les compromis avec les idéologies temporelles ont toujours été payés au prix fort.
Jean Bernard
© LA NEF n°335 Avril 2021