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L’Evangile selon Klaus Schwab

Il y a un livre que tous devraient lire, un livre exceptionnel promis à figurer parmi les classiques de la littérature contemporaine, Covid 19 : la grande réinitialisation (1). Son auteur est l’humaniste et grand lettré Klaus Schwab, le fondeur et président du Forum économique mondial de Davos, un club de gens du monde. Cette bande de joyeux lurons se réunit le temps d’un séjour pour y respirer le grand air, connaître le vertige des cimes et youyouter sur des tonneaux. Le soir, devant un feu de camp, ils relisent à haute voix quelques pages de la Montagne magique de Thomas Mann. Ils font de l’argent, certes, mais ce sont des esthètes, avant tout. Le chef-d’œuvre de Schwab n’est pas encore bien remarqué, même dans le camp national, ce qui relève du pur scandale, tant son style est exquis et son contenu précieux.

Schwab écrit peu, mais quand il écrit, la postérité tremble. Son style fait passer Christine Angot pour Marcel Proust et Marc Lévy pour Julien Gracq. « Dans le monde complexe et adaptatif d’aujourd’hui, le principe de non-linéarité signifie qu’un État fragile peut soudainement se transformer en état en déliquescence et que, inversement, un État en déliquescence peut voir sa situation s’améliorer avec une égale célérité grâce à l’intermédiation des organisations internationales ou même à l’injection des capitaux étrangers. » Quel souffle ! Quelles formules ! On est frappé par un style très imagé. Pour réaliser cette tâche, Schwab s’est aidé de Thierry Malleret, un économiste qui écrit comme il pense. Avant parution, le livre a reçu les retours de quelques patrons du cercle de la raison. C’est dire à quel point ceux qui savent faire de l’argent ont du goût et de la culture.

Il faut lire le livre du sieur Schwab comme une feuille de route, un programme économique et social destiné à relever les grands défis de l’Occident après l’épidémie. Schwab, ne s’interrogeant pas sur les origines de la Covid 19, considère toutefois le virus comme une véritable opportunité. La Covid est une grande et formidable occasion pour changer de société. C’est ce qui fait, dit-on, le larron. En somme, cette crise pandémique révèle les limites d’un système global, technocratique et néo-libéral. Schwab reconnaît que ce monde, son monde, est une erreur mais qu’il appartient aux gens d’en payer les conséquences, avec ou sans leur consentement. Les élites autoproclamées et cooptées sont d’accord pour changer de système, soit, au peuple de suivre.

Le livre a été écrit en 2020, pendant le premier confinement. Sans doute motivé par l’ennui, Schwab a découvert le vaste champ des possibles que lui offrait ce moment de retraite paisible, créatif, agréable. Dans sa tour d’ivoire, il annonce la couleur : « la crise mondiale déclenchée par la pandémie de coronavirus n’a pas d’équivalent dans l’histoire moderne. » Cette phrase d’une grande subtilité dit bien que la crise et la gestion de cette pandémie sont les causes de troubles et de dommages que connaît le monde et non le virus lui-même. Ce n’est qu’à la fin de son poème que Klaus von Ravensbourg reconnaît que la Covid 19 ne tuera presque personne et qu’elle ne marquera pas l’histoire. Il eût annoncé cela dès le début, qu’il n’aurait pas eu besoin de pondre un programme politique et la face du monde en aurait été changée. Che peccato ! Dans son introduction, Schwab poursuit : « beaucoup d’entre nous se demandent quand les choses reviendront à la normale. Pour faire court, la réponse est : jamais. » On est soulagé.

À présent, grâce au Patron, on est sûr d’une chose : l’histoire s’écrit ante covidium et post covidium. Schwab, au début de son ouvrage, explique que la peste noire a causé des changements profonds dans la société médiévale (la disparition de la chevalerie et de la féodalité) et calque les effets de celle-là sur la Covid pour justifier la grande réinitialisation. Que préconise alors le summo poeta ? Un confinement d’un à deux ans, plus ou moins strict, suivie de la vaccination généralisée. Viendront ensuite les grands changements nécessaires à l’humanité. Quand on a tordu, larvé, oppressé une population à ce point, il n’est pas difficile de lui soumettre n’importe quel changement. Sa majesté des mouches est d’un si grand génie que Machiavel lui-même n’aurait pas fait mieux pour manipuler son peuple. Parce que la Covid, explique-t-il, modifie notre société, il est impératif de changer de cycle et de se réinventer à partir de quatre grandes idées : un capitalisme nouveau à l’aune de la technologie, l’urgence écologique, le tout sanitaire, et l’inclusion des minorités. Ces notions se complètent, se relient les unes aux autres.

Le confinement et les mesures nécessitent de travailler à distance et donc d’être hyperconnectés. Bien des gens vont devoir s’adapter, d’autres perdre leur travail. Il faut donc repenser un capitalisme plus juste, égalitaire et éthique. Parce que le virus est, selon lui, lié au réchauffement climatique, il est urgent de sauver la planète. Qui dit dérèglement climatique, dit aussi règlement climatique. Le dérèglement est donc un dysfonctionnement : seules des mesures techniques sont aptes à le résoudre. Cela est sans compter sur la jeunesse qui croit dans le progrès et qui est à même de sauver ce que nous avons de plus précieux : la terre. Parce que le virus affecte nos vies, nos relations, et qu’il tue chaque jour des milliers de personnes à travers le monde, il est nécessaire, pour se protéger et protéger les autres, de porter un masque, d’adopter des mesures concrètes, de respecter de nouvelles règles de distance, de se faire vacciner. La mort, sur le modèle du climat, est un dérèglement de la vie, une déviance, un problème. Il faut donc trouver les moyens de résoudre la mort. Et tout cela au nom des autres. On retrouve la pensée de maître Attali et son concept d’altruisme déjà formulé depuis quarante ans dans ses opera omnia. Bien des gens, ante covidum, issus des minorités, étaient exclus ; il faut donc repenser un monde plus juste, vert, fondé sur l’inclusion, la tolérance, le progrès.

Le Graf von Schwab parle de bienveillance dans le dernier chapitre de son livre. C’est mignon ! Les nationalistes, les identitaires, les défenseurs ardents de la souveraineté, de la tradition, sont des méchants qui sont dans le repli, l’obscurantisme, l’intolérance. C’est terrible. Les autres sont dans l’ouverture et le partage. C’est tout juste si sa sainteté Klaus VI ne nous demanderait pas d’être charitables et de faire un don pour les petits lépreux. Avec sagesse, il préconise de « réinventer notre carte mentale », d’aspirer à un capitalisme éthique et d’« avoir l’esprit créatif ». Monsieur l’abbé devient même rousseauiste, quand il nous dit que « la nature est un formidable antidote » et d’ajouter qu’« il deviendra progressivement primordial d’accorder une plus grande attention à nos atouts naturels ».

Tout cela est beau, très beau même, mais cela n’existe pas. À la cathédrale de Strasbourg, on trouve la statue du Tentateur. Le jeune homme, charmant, séduisant, offre une coupe à celle qui le désire, mais sur son dos pullulent crapauds, scorpions et serpents. De la même manière, derrière chaque belle et bonne idée que Jean Jacques Schwab et Klaus Rousseau énoncent, le diable se cache.

Rappelons déjà qu’une idée n’est pas généreuse, elle est vraie ou fausse. Quantifier le bonheur, la gentillesse, l’altruisme dans une société, est d’une bêtise confondante, une niaiserie, en tout cas, proche du gâtisme. De même le « nauséabond, « le rance » ne sont pas des concepts, de même la gentillesse n’est pas une donnée susceptible d’entrer dans la pensée politique, économique ou sociale. Schwab se donne la prétention de conseiller le monde. Il semble jouer à celui qui contrôle les événements, sait tout et prévoit tout à l’avance. C’est un homme qui a trop d’influence et trop de pouvoir pour son bien et pour le nôtre. Il pense que ses idées sont nécessairement les meilleures parce que ses amis et lui ont beaucoup d’argents. À la parodie se joint la mégalomanie, au ridicule le gâtisme, à la médiocrité le jeu de rôle. Ce grand ponte de l’université de Genève a les connaissances historiques et philosophiques d’un étudiant passable en école de management. Il ressemble à un Goldfinger de série Z qui ne comprend pas qu’il est en fin de course, ringard et dépassé.

Ce livre, un cocktail tonic d’Attali musclé, ne propose finalement rien de neuf de ce que l’on sait depuis la Mondialisation heureuse d’Alain Minc, en 1997. Rien appris, rien compris. Il n’y a pas un gramme d’imaginaire supplémentaire ; c’est pauvre et répétitif comme un roman de gare. L’élite mondiale n’a ni pensée ni génie. C’est la petite utopie d’un banquier qui ne connaît le monde que par les va-et-vient entre un Sofitel et deux aéroports. Ces mondialistes prétendent être à la pointe de la modernité, préconisent l’ouverture, mais ont une vision étriquée et rabougrie du monde. Schwab parle de l’argent, des gens, des autres, de la terre et du monde ; ce sont des abstractions qui ne renvoient à rien de réel. Est-il déjà sorti dans la rue depuis dix ans ? J’en doute.

Le ménestrel d’Outre Rhin assène avec brio des vérités toutes faites, des idées jetées en l’air, donne des chiffres sans source, ne démontre rien mais annonce, fait des raccourcis à la limite du sabotage, lance des études comme s’il en pleuvait. Quand les idées sont un peu dures à soumettre, Schwab est commentateur, expose, et convoque des experts qui sont toujours de son côté, des copains à lui. La gouvernance européenne. Quand les idées sont sympathiques, il devient décideur et prescripteur, avec un ton péremptoire d’un sage parmi les sages qui aurait aspiré un peu trop de Minc en extra pure.

Ce livre est l’Oktoberfest de l’ânerie. Rions un peu : « le vide dans la gouvernance mondiale et la montée de diverses formes de nationalisme rendent plus difficile la lutte contre l’épidémie », « à mesure que la critique de la croissance économique prendra de l’ampleur, la domination financière et culturelle du consumérisme dans la vie publique et privée sera remise en question », « la Covid 19 a été un élément déterminant : la mort de Georges Floyd a été étincelle qui a allumé le feu des troubles sociaux ». Chapeau l’artiste !

La grande réinitialisation est un coup mafieux à la sauce Davos : on prend le Parrain, on enlève les spaghettis, met de la choucroute à la place, on a Schwab. C’est un tour de force, une vaste prise en otage. Président du syndicat du crime mondialisé, il ne dit rien des conséquences terribles de ce great reset. Il reconnaît que « l’économie mondiale est si étroitement interconnectée que mettre un terme à la mondialisation est chose impossible ». Détruire des millions d’emplois des suites de la Covid, concède Schwab, mettre des gens au chomdu, remplacer une partie du travail par des robots, serait un mal, assurément, mais un mal nécessaire : « la récession induite par la pandémie va déclencher une forte augmentation du remplacement de la main-d’œuvre, ce qui signifie que le travail physique sera remplacé par des robots et des machines intelligentes, ce qui provoquera des changements durables et structurels sur le marché du travail ». Il y a par exemple, une phrase tout à fait énigmatique : « les restaurants devront se réinventer. » Quésaco ? Devront-ils succomber à l’uberisation, faire dans la sous-traitance, laisser la place à grandes chaînes de restauration qui pourront aussi bien faire des pizzas que des sushis ? La plume de Schwab ne se mouille pas. Le capitalisme technologique, hyperconnecté, promet donc l’effondrement d’une partie de classe moyenne salariale et entrepreneuriale et une polarisation accrue et définitive entre les plus riches, bénis des métropoles mondialisées, et les pauvres aux métiers « pas très intéressants ».

Schwab n’est pas mécontent de voir toutes les structures exploser au profit de l’individu, de l’atome, plus apte à souscrire au mondialisme, à la loi des minorités victimaires, au jeunisme. Il vaut mieux des brebis égarées qu’un troupeau solide qui se perpétue. L’écologie avec Schwab devient un mondialisme puisqu’il met l’individu, d’où qu’il vienne, consommateur et salarié, devant la responsabilité de sauver la planète, le climat, les mers. Seulement cette écologie n’est que le revers d’une même médaille qui a pour face le capitalisme, la domination financière. Docteur Klaus et mister Schwab ne disent pas tout : derrière l’idée que la mort serait une erreur de parcours, se cache la volonté d’imposer une société de surveillance généralisée post covidium : « l’endiguement de la pandémie de coronavirus nécessitera un réseau de surveillance dès leur apparition. » Après tout, de nouveaux virus verront le jour à cause que le réchauffement climatique existe. Au nom du bien, c’est-à-dire de la santé, Frankenschwab veut d’une société du testing, du tracing, une sorte de dictature sanitaire mondiale faite par les gouvernements et manœuvrée par les exploits de la technologie. Il n’est pas sans rappeler qu’une dictature ne s’impose jamais au nom du mal, du dominer pour dominer, mais toujours au nom d’un bien supérieur et collectif. Les tyrans sont, avant tout, les petits pères des peuples. Petit détail savoureux, Schwaby va jusqu’à préconiser les toilettes connectés pour contrôler notre santé, des fois que la fondue de la veille serait mal passée. Quelle formidable idée !

Schwab est acquis corps et âme à l’« avant-garde du changement social ». Bien entendu le progressisme sociétal, à défaut d’un véritable combat social, permet toujours de secourir le capitalisme et d’en accepter la règle. Schwab est, comme dirait Audiard, une synthèse. Jean Claude Michéa parle, lui, d’une alliance libéral-libertaire. C’est du Cohn-Bendit en moins ignoble, du Thunberg en cravate. En d’autres termes, on autorise la GPA et la PMA au nom des libertés individuelles mais on est masqué dehors et l’on est soumis au couvre-feu. Tout est permis, mais rien n’est possible, comme disait Michel Clouscard.

Schwab va devoir nous expliquer aussi comment il compte « repenser le rôle des gouvernements ». Tout cela va passer, bien entendu, par la gouvernance mondiale : « si la démocratie et la mondialisation se développent toutes deux, il n’y a plus de place pour l’état-nation » et de continuer plus loin « un retrait hâtif de la mondialisation entraînerait des guerres commerciales et monétaires, endommageant l’économie de chaque pays, provoquant des ravages sociaux et déclenchant un nationalisme ethnique ou clanique. Instaurer une forme de mondialisation beaucoup plus inclusive et équitable qui la rendrait durable, tant sur le plan social qu’environnemental, est la seule façon vivable de gérer ce retrait. Cela nécessite des solutions politiques et une certaine forme de gouvernance mondiale efficace ». Vivre dans un monde vert et tout sanitaire, ne conduira pas au meilleur des mondes. Au nom de l’écologie, on pourrait penser une taxation abusive, des confinements à répétition, la politique de l’enfant unique, la mise en place d’une taxe sur l’air que l’on respire. Rien de paradisiaque.

Le propos de l’empereur Palpatine est si contradictoire, des fois que l’on se perd dans ses intentions. Il peine à faire sortir une bonne idée, patauge dans son livre comme dans le Bodensee en vacances. La fin du bouquin, que l’on a fini avec le dégoût tant la langue du Kojak de Davos nous écœure, met quand même en garde. Ces changements se feront dans la douleur et tout le monde n’y arrivera pas. Sans se montrer menaçant, Schwab bat en retraite, glisse légèrement, esquive. Est-ce à dire qu’il faudra se débarrasser d’une part de la population nuisible et récalcitrante et revenir à un malthusianisme mondial au nom de l’écologie et de la santé ? En 2009, au sommet de Copenhague, le physicien Hans Joachim Schellnhuber l’affirme : « c’est un triomphe pour la science car au moins nous sommes parvenus à stabiliser quelque chose ; à savoir, l’estimation de la capacité d’accueil de la planète, c’est-à-dire un milliard de personnes. Quel triomphe ! D’un autre côté, voulons-nous en arriver là ? Je pense que l’on peut faire bien mieux ! » En France, Laurent Alexandre et Jean Marc Jancovici, par un travail d’évangélisme des jeunes élites du pays, ont décrété qu’il y aurait pour demain les hommes-dieux, maîtrisant la technologie, et les autres, les esclaves, les improductifs, les smicards qui polluent à cause de leur niveau de vie trop élevé. On en pensera ce que l’on voudra.

Ce livre est-il un programme ? Certains verront déjà se dessiner la trajectoire de la réinitialisation. Schwab jouit aussi, soyons honnêtes, de l’aura complotiste qui gravite autour de son organisation multinationale. Parce qu’il a de l’influence et un carnet d’adresses, on lui prête les moyens de nuire. En a-t-il vraiment les moyens ? Il y a quelque chose de terriblement burlesque, de parodique même, dans sa manière de jouer au rector mundi. Ce livre à bien des égards est le rêve d’un gâteux, le délire masturbatoire d’un bourgeois mondialiste devant ses petits camarades. Le doute est possible, espérons quand même que Schwab ne devienne pas un prophète.

Nicolas Kinosky

(1) Klaus Schwab et Thierry Malleret, Covid-19 : la grande réinitialisation, Forum Publishing, 2020.

© LA NEF le 13 avril 2021, exclusivité internet