Mosquée d'Ispahan © Wikipédia

Pour une approche historique et critique du Coran

Mohammad Ali Amir-Moezzi, universitaire et islamologue français d’origine iranienne, a codirigé Le Coran des historiens avec Guillaume Dye : immense travail, provenant pour l’essentiel de chercheurs occidentaux non musulmans, qui applique au Coran la recherche critique scientifique moderne. Il faut espérer que de telles études puissent maintenant être reçues dans le monde musulman pour l’aider à la nécessaire réforme de l’islam.

La Nef – Vous êtes né à Téhéran. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à vous établir en France et nous présenter votre parcours universitaire ?
Mohammad Ali Amir-Moezzi
– En 1972, encore lycéen, j’ai rencontré Henry Corbin (1903-1978) à Téhéran par l’intermédiaire d’un ami de mon père. Il fondait à cette époque l’Institut Français de Recherche en Iran et passait pratiquement la moitié de l’année dans la capitale iranienne. C’est lui qui m’a conseillé de venir en France pour faire mes études universitaires. Arrivé à Paris en 1974, après mon baccalauréat, j’ai pu suivre les dernières années de son enseignement à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Mais j’ai été surtout l’élève de son successeur Daniel Gimaret (1933-) qui, avec Jean Jolivet (1925-2018), autre grande figure de cette vieille et belle maison, co-dirigea ma thèse d’État sur un sujet vers lequel m’avait poussé Corbin, à savoir le chiisme ancien. Le cours étonnant des choses a fait que j’ai succédé, sur la même chaire, à Daniel Gimaret, en 1994, celle qui fut, avant Corbin, la chaire de Louis Massignon. J’ai été également étudiant à Langues’O, Paris 3, Paris 8 ; j’ai fait des séjours d’études et de recherches à Oxford, à Naples et à Princeton mais je suis principalement un « produit » de ce que j’appellerais l’École française d’islamologie de l’EPHE.

Dans l’introduction générale des trois volumes composant Le Coran des historiens, que vous signez avec Guillaume Dye, vous indiquez que « les études critiques et scientifiques sur le Coran » ont débuté au XIXe siècle. Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps après l’élaboration officielle du Coran (VIIe siècle) pour voir émerger un tel chantier, inauguré de surcroît en dehors de l’espace musulman ?
C’est dans l’ordre des choses, me semble-t-il. L’étude scientifique des écritures saintes, fondée sur la philologie et l’histoire dans le sens moderne du terme et aboutissant à la distance critique et la contextualisation, est la conséquence intellectuelle majeure d’une histoire occidentale qui est passée par certains courants de l’exégèse biblique à la fin du Moyen-Âge, par la Renaissance, l’humanisme ou encore les Lumières. Mais même en Occident, l’acceptation de cette conséquence n’a pas été aisée et a connu des siècles de maturations, des phases de conflits, parfois violents, de résistances et de débats. Encore aujourd’hui, certaines approches dites « confessionnelles » s’opposent à la recherche critique sur les choses de la foi. Mais d’une manière générale, on peut constater que la distance critique et la contextualisation dans ces domaines sont désormais intégrées dans la culture occidentale, même parmi les croyants – je pense notamment aux chrétiens et aux juifs –, lesquels ne sentent pas leur foi menacée par la science historique et philologique des religions. Ce n’est pas le cas du monde islamique qui n’a pas eu la même histoire intellectuelle et demeure encore, pour une très grande part, fortement ancré dans ses traditions, surtout sur le plan religieux. Aujourd’hui, au XXIe siècle, quelques frémissements se font sentir dans les milieux lettrés et universitaires musulmans mais, il y a deux siècles, la naissance de la recherche critique sur le Coran ne pouvait éclore et se développer qu’en Europe.

Quel but poursuivez-vous vous-même par vos recherches sur l’historicité du Coran, dont vous exposez le résultat dans d’autres ouvrages (1) où vous innovez d’ailleurs en mettant en évidence la version chiite ?
D’abord, égoïstement, étancher ma propre soif d’apprendre, dans les deux sens du terme : chercher le savoir et le transmettre. Dans les livres que vous mentionnez, mais aussi très explicitement dans les introductions de deux autres, Dictionnaire du Coran (2) et Le Coran des historiens, je dis que ces recherches poursuivent, en toute humilité, deux objectifs principaux, scientifique évidemment mais aussi civique et politique dans le sens noble de ces termes. Avec tous les événements dramatiques qui se passent depuis quelques décennies au nom de l’islam, faire de l’islamologie dans le sens classique du terme, c’est-à-dire étudier l’islam en tant que religion et système de pensée, devient un acte sensible dont il faut mesurer attentivement la portée, même modeste, dans la société. Comme je l’ai déjà dit, introduire de l’histoire, mais aussi de la géographie, dans l’étude de la res religiosa, ouvre sur la contextualisation, la distance critique salutaire, la relativisation. Ce sont des éléments qui, à mon sens, peuvent neutraliser aussi bien le caractère absolu qu’une certaine tradition inculque aux objets de la croyance que certaines conséquences de ce processus comme l’irrationalité, l’aveuglement, le fanatisme. Faire de la recherche, avec rigueur et exigence, dans le respect de l’objet de l’étude et dans la sérénité, mais sans aucune complaisance et en évitant le double écueil de l’apologie et de la polémique, voilà ce qui peut aider à terme, me semble-t-il, à ouvrir et apaiser les esprits.

Certains aspects du texte coranique posent des problèmes de cohérence avec une approche fondée sur la science et la raison. Par exemple, malgré le caractère « éternel » et « immuable » du Coran, présenté comme étant descendu tout entier lors de « la nuit du Destin » (97, 1), de nombreux passages contingents épousent explicitement des épisodes de la vie de Mahomet et de ses compagnons. Comment les musulmans comprennent-ils cela ?
Dans le registre de la croyance, les épisodes de la vie de Mahomet font également partie d’un plan divin éternel et immuable. Mais une précision s’impose ici. Les passages dont vous parlez ne sont pas aussi explicites que cela. Dans la quasi-totalité des cas, c’est la Tradition, notamment les propos attribués au Prophète (hadîth), les « biographies » canonisées de celui-ci (sîra) ou encore les sources exégétiques (tafsîr), qui ont associé ces passages à tel ou tel épisode présenté comme étant historique de la vie de Mahomet. Si on lit le Coran sans ces filtres traditionnels, c’est ce qu’on a essayé de faire dans Le Coran des historiens, on peut avoir d’autres compréhensions de ces passages. Il me semble qu’un des résultats des initiatives comme l’ouvrage que je viens de citer, c’est de faciliter la distinction entre « l’éternel » et « le contingent », entre l’essentiel et l’accessoire, entre ce qui relève des domaines spirituels de la foi (îmân en arabe) et qui peut être considéré comme valable pour tous les temps et tous les lieux d’une part, et ce qui dépend manifestement des contingences de l’époque et qui est devenu, par la force de la tradition, objet de croyance (‘aqîda) d’autre part. L’approche historique montre que cette deuxième catégorie appartient à une époque, une culture, une anthropologie passées qui, rationnellement et moralement, ne peuvent plus être reprises et appliquées à la lettre aujourd’hui. Cette approche peut mettre en question certaines croyances mais ne peut aucunement menacer la foi qui est d’un autre ordre, qui est aussi insaisissable et mystérieuse que l’amour.

Le grand islamologue Alfred-Louis de Prémare (1930-2006) écrit, dans son essai Aux origines du Coran, que, contrairement à une idée répandue chez les musulmans, Mahomet n’était pas illettré (3), ce qui remet en cause leur certitude sur Dieu comme seul auteur du Livre. Que pensez-vous de cette démonstration ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une « démonstration » chez mon regretté et éminent collègue. Comme il le dit très justement, l’illettrisme de Mahomet est une invention apologétique et hagiographique. Cette invention assez tardive est d’ailleurs en contradiction avec certaines données rapportées par les sources islamiques ; son objectif est de souligner le caractère miraculeux et inimitable du Coran et d’appuyer la distinction entre le Coran, comme Parole de Dieu, et le hadîth, comme parole du Prophète, distinction qui était loin d’être nette au premier siècle de l’hégire.

Le Coran se présente comme « une Révélation en langue arabe claire » (26, 195) mais, dans Le Coran des historiens, certains auteurs montrent les emprunts à d’autres langues, notamment sémitiques (araméen, syriaque). Les musulmans peuvent-ils accepter cette découverte et bien d’autres, sachant qu’elles sont susceptibles de bouleverser le dogme du Coran « incréé » qui a été fixé au IXe siècle et n’a jamais été remis en cause officiellement ? Il y a dix ans, le grand imam d’El-Azhar réaffirmait cette position : « La lecture historique ne peut s’accorder à l’esprit du Coran qui est un texte divin, absolu, valable pour tous les temps et tous les lieux » (4).
Comme je l’ai déjà rappelé, certains musulmans considèrent que l’approche historique menace leur foi. Ceci est vrai dans le cas du Coran mais aussi d’un grand nombre de dogmes et de pratiques. Ces musulmans oublient que certains de leurs grands penseurs, comme Ghazâlî ou Ibn ‘Arabî si je me rappelle bien, avaient distingué entre « foi » et « croyance » – comme je l’ai fait moi-même tout à l’heure – en insistant sur le fait que certaines croyances peuvent polluer la foi et que pour purifier celle-ci il est parfois nécessaire d’abandonner celles-là. Je pense que la recherche critique historique peut aider à faire cette distinction. C’est par exemple cette recherche qui montre que le dogme de la nature incréée du Coran n’a rien d’originellement religieux mais qu’il est un fruit tardif des aléas historiques. Il date de l’époque d’al-Mutawakkil, dixième calife abbasside au IXe siècle, c’est-à-dire bien longtemps après le temps de Mahomet. Ce dogme a été officialisé et imposé dans le sunnisme pour des raisons éminemment politiques, c’est-à-dire contre deux courants politico-théologiques adverses, le moutazilisme et le chiisme, lesquels professaient que le Coran est Parole divine mais que sa transmission sous forme de livre est humaine et donc sujette à caution. À partir de là, le califat impose violemment son dogme tout en pratiquant une répression féroce contre ces deux groupes mais aussi contre les juifs et les chrétiens. Pour quelqu’un de bonne foi, même un fidèle musulman, ces faits historiquement documentés doivent susciter des questions sur la valeur religieuse et spirituelle du dogme de la nature incréée du Coran qui, d’une certaine façon, est le principal obstacle de sa perception rationnelle et distanciée chez un musulman croyant.

En 1985, le théologien soudanais Mahmoud Taha (sunnite) proposait, dans son livre La seconde Mission de l’islam, de ne retenir du Coran que les enseignements de la période mecquoise, auxquels il conférait une vocation universelle, et d’abandonner les sourates de Médine, lesquelles, fortement marquées par des circonstances politiques et guerrières, devaient donc, selon lui, être contextualisées. Il fut pendu pour cela. Depuis lors, d’autres intellectuels sunnites, « les nouveaux penseurs de l’islam », publient des ouvrages préconisant aussi des relectures contextuelles du Coran et de la Sunna. Voyez-vous dans leurs travaux les signes d’une réconciliation entre la croyance religieuse et la science ?
D’une certaine façon, Mahmoud Taha préconisait la distinction entre foi et croyance, entre l’essentiel et l’accessoire. Effectivement, depuis quelques décennies, il y a des frémissements ici ou là dans le monde musulman dans le sens d’une mise en question de la Tradition et ses implications. C’est ce que j’ai appelé ailleurs « l’apprentissage par la souffrance ». On le dit souvent mais on ne le répète pas assez : les premières victimes de la violence islamiste, sous ses différentes formes, sont les musulmans eux-mêmes. L’immense tragédie physique et spirituelle que traversent les musulmans a suscité des questions profondes chez certains de leurs penseurs qui disent en substance qu’il n’est plus suffisant d’attribuer nos problèmes au colonialisme, à l’impérialisme, au matérialisme, au sionisme ou à d’autres « ismes » allogènes ; il y a peut-être aussi un gros problème dans notre propre vision du monde, dans notre approche de la Tradition ; le ver est peut-être aussi dans le fruit. Ces questionnements provoquent évidemment des résistances dans la masse de la population et des réactions souvent violentes des autorités politiques et religieuses au pouvoir mais ils creusent aussi leur chemin dans les mentalités. Sur ce plan, les travaux scientifiques occidentaux, connus rapidement par les nouveaux moyens de communication, sont un soutien souvent très apprécié par ces penseurs réformateurs.

Les autorités religieuses et les savants du chiisme semblent plus ouverts à la recherche scientifique sur les textes sacrés de l’islam. Comment expliquer cette différence avec le sunnisme ?
Il est plus juste de dire certains savants religieux chiites et pas tous, loin de là hélas ! Mais il est vrai que certains éléments doctrinaux du chiisme permettent une plus grande ouverture vers la recherche scientifique sur le Coran. La thèse chiite de la falsification de la version officielle du Coran, déclarée ouvertement et majoritairement pendant les trois premiers siècles de l’islam, puis discrètement et minoritairement jusqu’à nos jours, comporte des notions qui ne peuvent qu’être approuvées par les historiens : la dépendance historique de la transmission et de la rédaction des Écritures à leurs contextes politique et social, l’articulation entre les sources scripturaires et le pouvoir ou encore la connivence entre les autorités politiques et religieuses dans l’élaboration des Écritures. Par ailleurs, on sait que le courant théologique rationaliste des moutazilites a disparu assez tôt en tant que tel mais il continua à vivre à travers le chiisme rationaliste jusqu’à aujourd’hui. Cette présence forte de la pensée rationnelle islamique, à l’origine très redevable à la dialectique aristotélicienne, permet également la possibilité d’une plus grande ouverture du chiisme à une perception renouvelée de la Tradition.

Comment Le Coran des historiens a-t-il été accueilli par les lecteurs musulmans ?
On met de côté les réactions agressives de deux groupes : les musulmans apologètes ou fanatiques et puis les non-musulmans idéologues et polémistes. Pour répondre à votre question précise, au niveau des individus, Guillaume Dye et moi-même, nous avons reçu un très grand nombre de réactions fort positives de la part d’amis, de collègues, d’universitaires et d’intellectuels ou de simples croyants. En revanche, les milieux, les personnalités et les institutions religieux brillent par leur silence. Comment interpréter ce silence ? La méfiance ? L’indifférence ? L’ignorance de l’existence de notre livre ? On manque encore de recul pour y répondre. La seule exception est l’Iran, pays des paradoxes. Sur le site de deux universités théologiques chiites de la ville de Qom, il y a eu des présentations très élogieuses du livre. On y soulignait, entre autres, les différentes qualités scientifiques de l’ouvrage, le grand intérêt pour les musulmans de connaître les derniers résultats de la recherche occidentale sur le Coran, même s’ils ne sont pas d’accord avec tous ces résultats, ou encore la nécessité de débats entre croyants et historiens. Pour autant, je ne me fais pas beaucoup d’illusions : je suis presque certain que les auteurs de ces présentations n’ont pas lu les 4000 pages de notre livre et que ces réactions positives sont éminemment politiques puisque probablement en rapport avec la guerre idéologique sans merci qui fait rage entre Iraniens chiites et Séoudiens wahhabites. N’empêche que ces pages existent et elles contribuent à la diffusion « des frémissements » bénéfiques dont je parlais plus haut.

Propos recueillis par Annie Laurent

(1) Le Coran silencieux et le Coran parlant (CNRS Éditions, 2011) et Controverses sur les écritures canoniques de l’islam, avec Daniel de Smet (Cerf, 2014).
(2) Robert Laffont, Bouquins, 2007.
(3) Éditions Téraèdre, 2004, p. 65.
(4) Le Temps, Genève, 22 janvier 2011.

© LA NEF n°335 Avril 2021