On connait Julien Rochedy pour avoir été au Front national jusqu’en 2014. Jeune homme charmant, intelligent, il est devenu, outre ses activités professionnelles, un intellectuel de premier plan chez les jeunes gens, passionné par la chose littéraire et intellectuelle. Son livre est paru depuis quelques mois, intéressant, clair, discutable quelquefois (1).
L’essai de Julien Rochedy n’est pas un traité universitaire. C’est sa force. Il a l’allure d’un Que sais-je ?. Il est bâti comme une synthèse mais possède plus de tripes et de chair que ces petits manuels d’érudition. C’est tout d’abord un hommage. Nietzsche a écrit « Schopenhaueur, éducateur », sorte de reconnaissance à un maître. Julien Rochedy en fait de même. L’introduction sous forme d’égo-histoire, comme c’est la mode et l’usage aujourd’hui, fait état de la rencontre entre un jeune rebelle, sans doute un peu pommé, et le philosophe dont la pensée a eu l’effet d’une révélation. Rochedy a appris à vivre et à combattre grâce à Nietzsche, c’est un bien des plus précieux.
Il est toujours émouvant qu’un auteur, mort de surcroît, par la force de ses écrits et la puissance de sa pensée, fasse changer la vie d’un homme. Cet essai peut être vu comme un exercice d’admiration. De l’hommage, on passe à l’idée de transmission, moteur du livre, puisque Rochedy cherche à transmettre à ses lecteurs les rudiments pour comprendre la pensée de Nietzsche, tâche ardue qui me semble avoir été bien remplie.
La grande qualité de cet essai tient dans sa clarté. Rochedy écrit comme il parle sur chaine youtube ; on l’entend à notre oreille. A la différence des essais qui se perdent dans le blabla universitaire ou dans le commentaire devenu une œuvre sur une œuvre – l’école deridienne et les productions imbuvables à la suite d’Althusser dans la veine du freudo-marxisme- le propos n’est brouillé ni par le jargon ni par la novlangue avec ces expressions maladroites comme « position de revendication », « manifestation de sincérité », « action de communication » ou des choses dans ce genre. L’ensemble se tient, très agréable à lire, ce qui permet de simplifier beaucoup de choses.
Quatre points me semblent importants à souligner dans cet essai. Premièrement, Julien Rochedy met en évidence l’importance de la Grèce dans la pensée de Nietzsche, ses recherches sur Dionysos, son goût pour les présocratiques et sa détestation de Socrate. Ce dernier pense que philosopher, c’est apprendre à mourir ; Nietzsche avec Héraclite explique que la vie, quant à elle, est le carburant de la philosophie.
Nietzsche fait donc, deuxièmement, de la vie le fait même de sa philosophie. Rochedy souligne très bien le rapport entre philosophie et biologie entretenu dans la pensée du philosophe. De nombreux abrutis pensent que Wagner est lourd, au contraire, il est puissant. Il y a cette même puissance chez Nietzsche, cet instinct de vie qui jaillit, cette santé grandiose, cette force qui sort du ventre qui expulse et se libère. Nietzsche n’est pas un cérébral mais un viscéral, théorisant beaucoup l’estomac et les tripes comme le lieu du ressentiment, des rancœurs, des choses que l’on macère. L’aristocrate, cet homme de l’art, de la création, du vrai, du beau et du soleil, a les viscères propres, immaculée de toute pourriture.
Troisièmement, la mort de Dieu. On a entendu beaucoup de choses à ce sujet, notamment le fait que Nietzsche annonçait la mort de Dieu. Je connais des « spécialistes » de Nietzsche qui se disent Nietzschéen parce que libérés de Dieu et se proclament nihiliste. Julien Rochedy propose en une page – ce qui est remarquable – de montrer que c’est l’insensé et non Nietzsche qui l’annonce, que le surhomme doit advenir suite à cette annonce mais qu’il doit lutter contre le néant et l’effondrement advenant à cette annonce. On se souvient de Dostoïevski « si Dieu est mort, alors tout est permis », justement, le surhomme doit lutter contre cela, tout rebâtir et ne pas succomber au vide du nihilisme qui n’a rien de ravissant. Quand on sait, surtout, que le capitalisme survient à la mort de Dieu (in God we trust), on ne peut pas dire que cette annonce soit une libération.
Quatrièmement, le fait que Nietzsche ne soit pas un philosophe à système mais un philosophe tout court nous fait considérer ce dernier, avec Deleuze, comme un philosophe contre et en marge de ses contemporains. Hegel est un prof d’université, Marx un formidable (j’ose le dire !) théoricien ; ils ont chacun un système rigoureux. Nietzsche, plus libre, lui, cherche des formes d’expressions, ce qui est peu souligné par le camarade Rochedy lui-même mais qui est capital. En tant que littéraire, je suis sensible à la variation chez Nietzsche. Les premiers écrits sont universitaires, sous forme de dissertation ; puis prennent la forme de l’aphorisme et de la maxime, inspirée de la morale du Grand siècle de Louis XIV et le pétillant XVIIIème siècle. Puis, avec Zarathoustra, le moustachu de Sils-Maria se tourne vers la poésie, ce qui correspond aussi à une considération esthétique dirigée contre les Allemands, trop lourds avec leurs gros sabots. C’est aussi un trait de l’artiste Nietzsche que l’on cherche depuis quelques années à mettre en valeur : Nietzsche le poète, auteur à la vingtaine de Dithyrambe à Dionysos.
Je me permets de faire quelques critiques car une vraie critique saurait honnêtement dire ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Si l’essai de Julien Rochedy est excellent, clair, cohérent, je trouve dommage qu’il n’y ait pas de traces d’allemand. Est-ce que l’auteur pratique la langue de Goethe ? Les grands concepts cités dans la langue d’origine auraient été un plus. Quelques pages, notamment celles sur Zarathoustra, m’ont semblé un peu plus faibles que les autres et ressembler plus à un résumé. Hélène Nancy consacre un livre au philosophe, Nietzsche, l’Art et la vie, une sorte d’anthologie mais sans explications ; ici, c’est tout le contraire, il y a de bonnes, de très bonnes explications mais peu de textes. Il aurait fallu citer davantage le texte, montrer l’ironie de Nietzsche, son goût pour le drolatique, son côté acide.
Julien Rochedy oriente son Que sais-je ? vers l’actualité. C’est un bon procédé pour rendre lisible un philosophe au plus grand nombre. La pensée de Nietzsche, selon l’auteur, est faite pour éclairer le XXème et le XXIème siècle que son temps. Si la première partie de l’essai est axée sur la biographie de Nietzsche, Rochedy tend à employer la pensée du philosophe vers la compréhension de notre époque, assimilant, très justement la postmodernité au nihilisme. L’idée est séduisante car Rochedy s’emploie à faire de Nietzsche un philosophe de « droite ». Le Joker dit à un moment, dans le film assez moyen mais intelligent tout de même de Todd Philipps « je croyais que ma vie était une tragédie mais elle est une comédie ». Cela m’a l’air important. Notre société, partant à la dérive, s’apparente à une joyeuse fin sous le signe de la dérision, de la subversion faussement provocante des valeurs, de la parodie incroyable qu’elle entretient avec la vie (toujours en selfie) et avec la mort (toujours à la tv et sous masque). Ce nihilisme guettant l’homme à la mort de Dieu est notre postmodernité où toute structure s’effondre, toute valeur est subvertie, toute limite transgressée, toute beauté enlaidie. Eclairer nos travers par la vie nietzschéenne, la force de sa pensée est très convaincant et se présente comme la vaste architecture qui sous-tend le travail du camarade Rochedy : virilisation, confiance dans l’homme, renaissance des valeurs européennes, fierté d’être ce que l’on est.
Les faibles et les esclaves dont parle Nietzsche sont les victimes éternelles qui font l’actualité, celles qui réclament, cherchant le statut de victime, et s’imaginent toujours sujet à l’oppression. Ils veulent être dans les marges mais souffrent d’être marginaux. On peut les nommer : descendants d’arrière-petit-fils de colonisés, militantes féministes, militantes LGBTQIA… (mot compte double au scrabble). Une nation, voire une civilisation si l’on parle de l’Europe comme en parle Rochedy dans son mémoire, ne peut et ne doit pas reposer sur la souffrance et la douleur, bâtir ses fondations à partir d’esclaves et de victimes. Surtout cela représente toujours la même lutte pour le pouvoir. Derrière les masques, celui des pleureuses, il y a la volonté de remplacer les dominants. La noblesse fut remplacée par la bourgeoise qui au cours du XVIIIème siècle, et pendant les années de la régence dominée par le système Law, a été remplacée par les laquais eux-mêmes. On se souvient de la fin de Turcaret de Lesage, Frontin le serviteur conclut la pièce avec un cynisme terrifiant : « voici le règne de monsieur Turcaret fini, le mien vient de commencer ». Derrière ces bons sentiments, ces prêches, ces luttes pour la lutte contre le mal, l’oppression et le droit aux personnes, se cachent l’ambition, la haine, la volonté de dominer. Mais un faible d’esprit et de corps reste un faible quand bien même il chercherait à remplacer le fort. Cette archéologie des bons sentiments, des passions tristes et de la morale à bon marché nous est décidemment précieuse et parfaitement actuelle.
Comme le dit le beau et brillant « philosophe » Raphael Enthoven : « la philosophie est intemporelle ». Ce grand ponte oublie que la philosophie est, avant tout, une histoire des idées. Un philosophe est le produit de son temps, d’un contexte, d’un esprit, et peut, dans certains cas, parler pour les siècles à venir. Il y a des philosophes qui illustrent la pensée de leur temps mais sont presque illisibles de nos jours. Qui accorde une importance encore au Proslogion d’Anselme de Canterbury pour comprendre le monde actuel ? Quel apport nouveau la métaphysique de Leibniz vient-elle suggérer ? Ces philosophes illustrent un esprit qui correspond à un état donné des idées et des préoccupations d’un moment. L’enjeu de Nietzsche et l’Europe, repose sur le regard de Nietzsche face à l’Europe de son temps et ce qu’il voit venir en Europe. C’est dans cet essai que l’on sent mieux où Nietzsche se situait dans son temps et pourquoi on lui prête des talents de prophète. C’est un essai plus précis sur la pensée de Nietzsche, on y trouve plus de références à l’auteur ce qui permet d’apprécier son ironie et son style mordant. On est frappé par certains de ses jugements sur la Prusse qui, alors qu’elle est devenue la Grosse nation, lui paraît arrogante, lourde, grossière, comme un contre-sens de l’histoire ; le socialisme survenu comme un nouveau christianisme où les derniers seront les premiers, les pauvres les bons et les riches les méchants, un danger ; l’homme sans qualité, qui est le bourgeois de l’empire autrichien décrit par Musil en 1930 à défaut d’être l’aristocrate, l’homme de la qualité, un ennemi. Cependant dans ce mémoire, deux idées de Nietzsche méritent d’être discutées et débattues car elles m’apparaissent plutôt comme des vœux pieux ou de l’idéalisme.
Face à la crise de son temps dans laquelle est plongée l’Europe, Nietzsche prétend passer par la destruction pour tout reconstruire. L’idée a fait son chemin jusque dans l’avant-garde artistique à Zurich avec Dada et à Vienne avec le sécessionnisme et l’expressionisme. Puisque tout est pourri autant tout détruire à nouveau pour revenir à la Grèce. Julien Rochedy explique très bien la différence fondamentale entre Nietzsche et Hegel au sujet de la Grèce. Si cette idée est séduisante parce qu’elle repose sur l’éternel retour, son application au XXème siècle a été une catastrophe : première guerre mondiale, totalitarisme, seconde guerre mondiale, guerre froide. L’homme de la première guerre mondiale est l’homme brisé, puis l’homme nouveau, né de la machine sous les totalitarismes. Le regard de Nietzsche sur la Prusse, s’il est convaincant, annonce, de manière perturbante, la destruction de l’Allemagne en 1945. Si la Prusse du XVIIIème siècle, celle de Fréderic II, a su se relever d’Iéna en 1806 pour devenir la Prusse de 1870 qui s’effondre en 1918 et renait avec le Reich nazi, elle ne s’est pas levée, même encore de nos jours, de la destruction massive et horrible de 1945. L’idée de résurrection en Europe est un échec et l’on ne peut pas dire que notre société sortie de la fin du conflit de la guerre froide soit ressuscitée en quoi que ce soit.
L’idée d’Europe chez Nietzsche est un cosmopolitisme. Le camarade Rochedy a su pointer le goût de Nietzsche pour l’Italie, la France et sa littérature, la Grèce comme modèle indépassable auquel l’Europe doit s’arrimer. Tout cela est intéressant et c’est un projet auquel nous croyons : retrouver une Europe des arts, des langues, des lettres, du beau et du vrai. Seulement cette Europe nationale pourrait être, et c’est un passionnant sujet de discussion, une vue de l’esprit. Avant Nietzsche, elle n’a jamais existé, l’Europe unie. Mais au XXème siècle, il est clair que la destruction de l’Europe par la guerre et les conflits idéologiques ont causé une perte et des dommages considérables à cette belle Europe. J’ai même l’impression que prôner l’unité de l’Europe et sa destruction en vue de sa résurrection constituent un paradoxe. Ensuite, là où Nietzsche ne s’était pas trompée, c’est qu’il y a bien eu une unité européenne mais une unité politique, structurelle qui n’a rien à voir avec la culture européenne. L’union européenne n’a strictement rien à voir avec l’Europe des aristocrates. Elle est minée par la multiculturalisme, qui est une sorte de cosmopolitisme pour les pauvres et de masse, la technocratie, la dissolution des nations, un truc global, peu appétissant et creux.
A nous de la construire, certes, mais la question de la souveraineté des nations devant cette Europe de Maastricht est légitime, ainsi que le retour des peuples contre la technocratie et le nouvel empire Allemand. Julien Rochedy, influencé par la pensée d’Alain de Benoist sur l’Europe et les idées du Grèce, avance masqué ; trouvant ringarde la pensée souverainiste, il propose de bâtir un patriotisme européen. Si l’idée est belle et bonne, elle me semble peu efficiente et surtout relever de la même tare que la défense de l’Europe par la sociale démocratie : l’inutilité.
Livre dans son ensemble convaincant, facile à lire, clair, les profanes apprécieront les talents d’éducateur de Julien Rochedy et les autres trouveront dans Nietzsche et l’Europe un sujet précis, passionnant sur lequel des débats et de grandes discussions s’imposent.
Nicolas Kinosky
(1) Julien Rochedy, Nietzsche l’actuel. Introduction à la philosophie nietzschéenne. Suivi de Nietzsche et l’Europe, 2020.
© LA NEF le 13 avril 2021, exclusivité internet