Rémi Brague, bien connu de nos lecteurs, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive, nous donne son analyse sur Le Coran des historiens qu’il juge comme « une avancée spectaculaire ».
La Nef – Le Coran des historiens inaugure-t-il un tournant « historique » (sans jeu de mots) dans la connaissance générale de l’avènement et de la consolidation de la religion musulmane ?
Rémi Brague – D’abord, un grand coup de chapeau à ce travail et à ses maîtres d’œuvre, M.-A. Amir-Moezzi et G. Dye (qui a fait son doctorat avec moi, mais sur un tout autre domaine). Le premier tome de cet énorme ouvrage contient des études très précieuses, parfaitement au courant des découvertes et théories récentes, sur le contexte historique, politique et religieux du Coran. Elles mobilisent toutes les sciences auxiliaires de l’histoire : épigraphie, papyrologie, numismatique, etc. Les deux autres tomes contiennent un commentaire suivi, sourate après sourate, dans l’ordre traditionnel. Comme dans tout collectif, il y a de l’excellent et du moins bon. On reste parfois sur sa faim, justement sur des détails proprement historiques. Ainsi, le verset 3, 75 mentionne le dinar comme une évidence. Or, cette monnaie d’or n’a été introduite par le calife omeyyade (marwanide) Abd el-Malik que soixante ans après la mort de Mahomet. Ou encore, en 37, 137-138, ceux à qui le Coran s’adresse sont dits passer « matin et soir » devant les ruines de Sodome, en fait des concrétions géologiques situées juste au sud de la mer Morte, à 800 kms de Médine. Là-dessus, on attendait une discussion, que le commentaire ne donne pas.
S’agit-il d’un tournant décisif ? Il est encore trop tôt pour le dire. On verra quelle en sera la réception. C’est en tout cas une avancée spectaculaire. Avec elle, le monde francophone rattrape son retard sur les domaines anglo-saxon et allemand.
Selon vous, ce travail prépare-t-il les autorités religieuses de l’islam à promouvoir une authentique démarche scientifique de leurs textes sacrés ?
Quelles autorités religieuses de l’islam ? Il n’existe que des autorités de fait, et aucun magistère pour définir et défendre le dogme. L’autorité est censée reposer sur le consensus unanime des croyants, ce qui rend un changement, paradoxalement, plus difficile que si l’islam pouvait parler d’une seule voix. Les musulmans n’ont rien contre l’étude précise du vocabulaire et des procédés rhétoriques du Coran. Mais la question décisive, celle de son auteur, est autrement délicate. Pour l’islam, c’est Dieu, surtout pas un homme, et encore moins plusieurs auteurs successifs. On a du mal à imaginer un islam qui admettrait l’origine purement humaine du Coran.
Un nombre non négligeable de lettrés musulmans évoquent pourtant la « crise de conscience » que connaît l’Oumma aujourd’hui. Cette situation serait-elle donc sans issue ?
Je ne sais pas en quoi consiste aujourd’hui cette crise de conscience, et pour qui, puisque les opinions sont très variées chez les membres de l’Oumma. Il est vrai que l’islam est secoué par les défaites des Ottomans depuis le siège de Vienne, l’avancée russe en Asie centrale, l’expédition d’Égypte, et enfin les colonisations européennes. Sur les causes de la faiblesse relative du monde musulman, ses intellectuels ont commencé à s’interroger bien avant le XXe siècle. Ils ont d’abord cherché des causes militaires et ont donc adopté la balistique européenne. Mais Jamal ed-Dine el Afghani (1), dans sa célèbre réponse à Renan, reconnaît la responsabilité de l’islam lui-même – bien entendu uniquement dans la version française de son texte, et pas dans la version persane, tactique du double langage que d’autres ont adoptée depuis. Quant à l’avenir, Dieu seul sait ce qu’il sera.
Nos dirigeants annoncent leur désir de susciter l’émergence d’un « islam des Lumières ». Selon vous, cette intention est-elle légitime et réalisable, et dans l’affirmative à quelle condition ?
« Les Lumières » sont une vache sacrée de l’Occident, qui devrait bien regarder de plus près ses concrétisations au XVIIIe siècle… L’esprit des Lumières, défini par Kant – une sortie de tutelle, la tâche de penser par soi-même – est autre chose, qu’on ne peut qu’approuver. Le slogan « islam des Lumières » est un beau projet, lancé en 2004 par Malek Chebel. On peut faire voyager sous ce pavillon toute sorte de marchandises… Ou chercher dans le passé des sociétés islamisées des préfigurations de ce qu’on souhaite pour l’avenir. Les historiens sont souvent assez réservés sur ce passé idéalisé. On peut, en toute hypothèse, se demander si cet islam éclairé, à supposer qu’il soit possible, pourrait surgir d’ailleurs que de l’intérieur même de l’islam et de ses intellectuels.
Nos dirigeants ont-ils le droit de s’en mêler ? Ce serait prendre parti pour telle ou telle tendance à l’intérieur des milieux musulmans. Et éventuellement soutenir des gens moins violents, plus patients, mais tout aussi déterminés à imposer à long terme une forme de charia que ceux dont les attentats nous font peur.
Est-il légitime d’établir un parallèle avec l’attitude de l’Église ? On entend dire que les catholiques auraient attendu le début du XXe siècle, avec le dominicain Joseph-Marie Lagrange, fondateur de l’École biblique de Jérusalem, pour légitimer le recours aux méthodes historico-critiques sur la Bible et son étude rationnelle.
Ce parallèle n’est exact que très partiellement. L’examen scientifique des textes sacrés a commencé très tôt, avec des outils intellectuels qui avaient été forgés dès l’époque hellénistique pour Homère. Origène (m. 253), avec ses Hexaples, a comparé le texte hébraïque de l’Ancien Testament avec les traductions grecques dont il disposait. Saint Jérôme (m. 420) a appris l’hébreu pour traduire la Bible en latin. Érasme (m. 1536) a réalisé une édition critique du Nouveau Testament. Les dominicains de l’École biblique ont fait et font un travail admirable. Dans l’encyclique Divino afflante spiritu (1943), Pie XII a admis, entre autres, que certains récits bibliques pouvaient être lus comme des paraboles, non comme de l’histoire.
Il subsiste une question de fond : pour l’islam, le Coran a été dicté par Dieu et transmis à Mahomet sans ajout ni déperdition. On ne peut donc y toucher que d’une main tremblante. Pour le christianisme, la Parole de Dieu n’est pas un livre, mais le Verbe incarné en Jésus-Christ. Les textes qui racontent l’histoire d’Israël et sa culmination en Jésus sont l’œuvre d’hommes inspirés, mais faillibles. Tout ce qu’ils disent en fait de chronologie, de cosmologie, etc., peut contenir des erreurs ou des fictions.
N’est-il pas étonnant que, depuis l’apparition de l’islam au VIIe siècle, l’Église catholique n’ait jamais délivré un enseignement magistériel explicite sur la nature de cette religion et sa place dans le plan de salut de Dieu ? Comment comprendre cette lacune ?
L’islam se laisse mal caser dans des catégories préexistantes. Un prophète venant après le Christ est déjà impensable pour un théologien chrétien. L’islam n’est pas polythéiste, encore moins idolâtre. Il n’est ni un judaïsme, ni une hérésie chrétienne, comme le disait saint Jean Damascène. Il ressemble à un paganisme monothéiste, sans la notion d’alliance, centrale dans la Bible, Ancien et Nouveau Testaments. Il est voisin du monothéisme des philosophes néoplatoniciens de l’Antiquité tardive. Relisez la très courte sourate 112, l’une des deux, avec la toute première (Fatiha) qu’à peu près tous les musulmans connaissent par cœur (2). On pourrait presque la croire traduite du grec de Philon d’Alexandrie (De la création du monde, § 100) ou d’auteurs néo-pythagoriciens, latins et grecs, postérieurs.
La place de l’islam dans le plan de salut ? Pourquoi l’Église devrait-elle lui en imposer une ? C’est une religion postchrétienne parmi d’autres, et qui reprend à sa façon certains éléments du christianisme, comme par exemple la religion des Mormons. La théologie islamique assigne une place au christianisme (tel qu’elle le comprend), ou plutôt à Jésus, prophète et précurseur de Mahomet. Elle est obligée de le faire parce que le christianisme précède l’islam. Il lui faut donc le « remettre à sa place », à tous les sens de l’expression. Mais comment donner une place dans l’histoire du salut à une religion qui vient après son accomplissement dans le Christ ?
Sur la nature de l’islam, en revanche, l’Église pourrait très bien se prononcer pour aider les fidèles à y voir clair et à sortir de leurs confusions. La fameuse déclaration de Vatican II, Nostra Aetate, à quoi on se réfère souvent, ne parle nullement de l’islam, mais uniquement des musulmans. L’Église les respecte comme elle respecte tout homme, ni plus ni moins.
Propos recueillis par Annie Laurent
(1) Né en Iran (1839-1897), évoluant entre le chiisme et le sunnisme, il fut l’un des trois principaux instigateurs du réformisme musulman.
(2) Dis : « Lui, Dieu est Un ! Dieu ! L’impénétrable ! Il n’engendre pas ; Il n’est pas engendré ; nul n’est égal à Lui ! »
© LA NEF n°335 Avril 2021