Le Coran © Unplash

Vers une relecture du Coran ?

Globalement, le monde musulman reste encore très en retrait des études scientifiques sur le Coran. Néanmoins, il y a de courageux précurseurs musulmans qui cherchent à le réinterpréter.

Au-delà des lacunes à combler en matière de connaissances, Le Coran des historiens « se veut également une initiative civique et politique dans le sens le plus noble des termes », précisent Amir-Moezzi et Dye. « Nous pensons en effet qu’un des moyens les plus sûrs – mais aussi sans doute les plus lents, hélas – pour apaiser les esprits, faire tomber les tensions, neutraliser les fanatismes et les incompréhensions, est d’introduire l’histoire et la géographie – en un mot, l’approche scientifique, avec sa froideur et sa distance – dans l’examen des choses de la foi. C’est ainsi que deviennent possibles la contextualisation, la relativisation, la distanciation critique. »
Tel est donc le deuxième objectif poursuivi par les réalisateurs de ce travail monumental : susciter une émulation et des vocations chez les intellectuels musulmans pour qu’à leur tour ils se lancent avec audace dans une recherche scientifique libérée de toute contrainte dogmatique ou idéologique. Il leur faut pour cela retrouver l’esprit du moutazilisme (du mot arabe motazil = qui s’isole). Très actifs à Bagdad aux VIIIe-IXe siècles, les tenants de ce courant de pensée rationalisant, initié par le philosophe Wâsil ibn Ata, considéraient le Coran comme le vecteur créé de la Révélation de Dieu, ce qui laissait la place au libre arbitre, à la raison et à la responsabilité du croyant. Mais, après avoir été officialisée par le calife Mamoun (813-833), cette doctrine fut contestée par les tenants de l’école fondée par Achari pour qui le Coran en sa qualité d’« attribut de Dieu » est donc « incréé ». Le calife Moutawakkil (848-861) déclara le moutazilisme hors-la-loi, initiative qui préluda à la « fermeture de la porte de l’ijtihad » (interprétation innovatrice) décidée par Qadir, l’un de ses successeurs (992-1031).
À la fin du XIIe siècle, le courant rationaliste disparut complètement du champ de la pensée musulmane, contribuant à la verrouiller. Ce phénomène a surtout frappé l’islam sunnite, lequel « s’est installé depuis dans une sorte de répétition permanente, dans un juridisme paralysant pour les sociétés et les individus, et dans un refus de la réflexion sur soi-même », notait récemment Rachid Benzine, Français musulman, l’un des promoteurs actuels de la réforme (1).

Les ambiguïtés du « réformisme »
L’histoire a pourtant connu des épisodes prometteurs, notamment à partir de la fin du XIXe siècle, sous l’influence de l’Europe. Mais, loin d’ouvrir la voie à une véritable herméneutique scientifique, ce qu’il est convenu d’appeler le « réformisme » ne manquait pas d’ambiguïté. Ses militants prônaient en fait une restauration de l’approche initiale de la religion, purgée des « innovations blâmables » dans lesquelles ils voyaient la cause de l’affaiblissement de l’Oumma (la nation mondiale de l’islam). À la même époque, un certain nombre de lettrés, surtout au Levant, persistaient cependant dans leur combat pour le renouveau de la pensée islamique, lequel devait porter sur le Coran et la Tradition mahométane. L’islamisme, d’abord incarné par les Frères musulmans, mouvement politico-religieux fondé en Égypte en 1928, fut d’ailleurs une réponse à ces « nouveaux penseurs », préparant la réislamisation des idées et des mœurs. D’où le manque de créativité et la crise existentielle qui continuent d’affecter le monde musulman (2).
Aujourd’hui, un nombre croissant de diplômés, sans renier leur identité musulmane, portent des regards lucides sur la réalité. Ainsi, suite à la publication d’un rapport sur la production scientifique dans le monde, établi par l’UNESCO en 2010, qui faisait ressortir le très grand déficit de l’univers islamique en ce domaine, Nadji Safir, sociologue algérien, signait une tribune dans laquelle il estimait que « les sociétés musulmanes devront nécessairement mener un immense et courageux effort collectif d’introspection afin de clairement établir les raisons, nécessairement internes – excluant donc les éternelles recherches de boucs émissaires – qui les ont conduites aux impasses actuelles ». Cela exige « un effort totalement renouvelé de (re)lecture de tout le patrimoine intellectuel islamique » (3). Citons aussi son compatriote naturalisé français, le politologue Mustapha Benchenane. « L’islamisme sous ses différentes formes est en fait le révélateur, le symptôme, d’un phénomène historique beaucoup plus profond qu’on ne le pense : le début d’un processus de dépérissement de la religion musulmane. L’excès d’islam, qui se traduit par l’islamisme, n’est pas un signe de vitalité et de dynamisme, mais celui de la crise d’un système de croyance en train de se décomposer en sectes de plus en plus nombreuses » (4).
Parmi les plus engagés dans une réforme concrète de l’islam, on peut en distinguer deux catégories. Certains, préconisant d’en finir avec l’idée que la charia est intouchable du fait que le Coran fait de Dieu le seul Législateur, proposent de distinguer entre « l’éternel et le circonstanciel », de manière à ouvrir la voie à des ajustements. Pour eux, il s’agit donc, à partir d’une contextualisation des textes sacrés, de rendre l’islam compatible avec la culture universelle, notamment en ce qui concerne le statut de l’être humain, l’organisation de la société, les rapports avec le reste du monde (5).

Les réformateurs en France
En France, le physicien d’origine algérienne Malik Bezouh s’est lancé dans un combat pour « une théologie islamique de la libération » dont il trouve les fondements dans « le message de l’islam » (6). Du Coran, écrit-il, il faut passer d’une lecture « statique », « qui le vitrifie depuis bien trop longtemps », à une lecture « dynamique ». Cela doit conduire à des révisions dans les domaines les plus sensibles tels que les caricatures que l’auteur invite à accueillir avec humour et non comme des blasphèmes ; l’homosexualité, « un fait de nature », donc non condamnable ; l’infériorité de la femme ; le refus de l’altérité ; le renoncement à l’islam, etc.
Pour sa part, l’universitaire franco-tunisien Abdelwahhab Meddeb (m. 2014), à travers une œuvre érudite et lucide (7), impute les problèmes de l’Oumma à « la fiction qui attribue la parole coranique à Dieu même ». À ses yeux, la solution consiste à « faire trembler le Texte non seulement en le soumettant à la puissance interprétative, mais aussi en osant ouvrir le chantier de sa genèse pour l’arrimer à l’histoire ».
Ce chantier, une Tunisienne, Hela Ouardi, professeur à l’Université El-Manar, a osé l’entreprendre après avoir été choquée par la violence des salafistes. Elle en a témoigné lors d’une conférence internationale sur « l’Islam au XXIe siècle », tenue à l’UNESCO en 2019. « L’Histoire ne doit pas être un objet de culte mais un objet de connaissance […]. La manipulation idéologique et politique des textes du passé a eu pour effet de couper l’islam de ses origines historiques ; ce qui a entraîné une véritable exclusion de cette religion de la dynamique de l’Histoire et son enlisement dans un anachronisme tragique » (8). Son premier livre, Les derniers jours de Muhammad (9), soumet au feu de l’analyse critique les sources classiques de la tradition islamique, tant sunnites que chiites, ce qui lui a permis de mettre à nu les contradictions, les approximations et les invraisemblances de ces textes. Poursuivant ses investigations, elle a entrepris la rédaction d’une série sur les successeurs de Mahomet, Les califes maudits (10).

La réforme impossible ?
Au-delà de la lucidité exprimée par ces chercheurs sur l’état actuel de l’Oumma, un phénomène nouveau se manifeste : le rejet catégorique de l’islam par une partie de ses membres pour lesquels la perspective d’une réforme relève de l’utopie. Maurice Saliba, sociologue franco-libanais, en a recensé 47 dans un livre récent, L’islam mis à nu par les siens (11). « Malheureusement, l’islam ne peut être réformé […]. Il est sculpté dans le granit […]. Le livre d’Allah est scellé, figé, pétrifié », assure Amil Imani, Iranien exilé aux États-Unis. Sa conviction est partagée par l’écrivain égypto-allemand Hamed Abdel-Samad. « Quant à l’innovation du discours religieux, ce n’est qu’un mensonge comme celui de l’islam authentique. C’est une affabulation pour se dédouaner des accusations et détourner l’attention du problème essentiel. »

Annie Laurent

(1) L’Islam en débat, Éd. Courrier international, 2017, p. 150. Benzine a également publié un ouvrage intitulé Les nouveaux penseurs de l’islam, dans lequel il présente les travaux de huit intellectuels contemporains engagés dans de nouvelles approches du Coran (Albin Michel, 2004).
(2) Sur ces sujets, cf. A. Laurent, Petites Feuilles vertes (PFV) n° 61 à 67 : associationclarifier.fr
(3) « Les sociétés musulmanes face aux défis de la science », Le Monde, 18 novembre 2010.
(4) Le Figaro, 25 avril 2018.
(5) Cf. notamment : Mohamed Charfi, Islam et liberté. Le malentendu historique (Albin Michel, 1998) ; Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire (A. Michel, 2004) et La pensée islamique, rupture et fidélité (A. Michel, 2008) ; Hichem Djaït, La crise de la culture islamique (Fayard, 2004) ; Yadh Ben Achour, La deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme (PUF, 2011) ; Faouzia Charfi, La science voilée (Odile Jacob, 2013) et Sacrées questions… pour un islam d’aujourd’hui (O. Jacob, 2017).
(6) Ils ont trahi Allah. Ces tabous qui tuent la religion musulmane, L’Observatoire, 2020.
(7) La maladie de l’islam (Seuil, 2002), Face à l’islam (Textuel, 2004), Sortir de la malédiction (Seuil, 2008) et Pari de civilisation (Seuil, 2009).
(8) Les cahiers de la conférence de Paris, 2020.
(9) Albin Michel, 2016.
(10) Albin Michel, 2019 pour les deux premiers et le troisième à paraître.
(11) Éditions Riposte laïque, 2019.

© LA NEF n°335 Avril 2021