Mario Draghi © European Parliament from EU-Commons.wikimedia.org

Italie : le coup d’État des pantoufles ou le choix de Draghi

Les lecteurs de Curzio Malaparte ont probablement lu son essai, Technique du coup d’état, qui décrit, de Bonaparte à Mussolini, huit manières de prendre le pouvoir et de le garder. Depuis le début de l’année, il y en aurait une neuvième qui s’ajouterait à celles décrites par l’auteur de la Peau, organisée par le pouvoir bancaire et européiste : l’accession au pouvoir de Mario Draghi. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement d’une élection, ni d’un vœu démocratique ; Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, a été choisi par le président de la République italienne, puis rallié par toutes les factions politiques du centre afin de diriger le pays. Carton plein, comme on dit au loto ; carreau, comme on dit à la pétanque.

Revenons un peu en arrière. En 2018, les élections législatives ont fait émerger le Movimento Cinque Stelle à 32 % et une alliance de droite à 37 % sans dessiner toutefois une majorité. Le Partito Democratico de Renzi prend une peignée bien méritée. Après trois mois de discussions, de négociations et de menaces, Giuseppe Conte est nommé président du Conseil des ministres, Matteo Salvini ministre de l’intérieur et Luigi Di Maio ministre du développement économique. Cette alliance bizarroïde des « extrêmes » semblait prometteuse ; deux hommes assez talentueux, de deux camps populistes, traduisaient l’un et l’autre l’opinion et les attentes légitimes du peuple italien. L’alliance de droite au nord et le Movimento au sud. L’Italie, laboratoire politique, depuis l’empire romain, ne dérogeait pas à sa nature. Cette alliance promettait d’affronter les problèmes de l’immigration et d’asseoir la souveraineté du pays face à l’euro, la technocratie et l’Allemagne. Elle s’assurait de revoir la gestion des services publics, de lutter contre la corruption et de réduire l’écart de niveau de vie entre le nord et le sud. On pensait en avoir fini avec la droite Berlusconienne, vendeuse de lessive, et la gauche sociale-démocrate, tarte molle, de Renzi.

L’entente va durer un peu plus d’un an. De grands désaccords, pendant l’été 2019, ont éclaté entre Di Maio et Salvini. Ce dernier finit par démissionner et souhaite, en tant que vice-président du Conseil des ministres, des élections anticipées. Mais le président de la République, Sergio Mattarella, qui en a le pouvoir, sauve Conte, accepte l’alliance de principe du Movimento et du PD dirigé par le socialiste Maurizio Martina. Nous revoici à la case départ : les perdants d’hier sont les gagnants du moment. À la rentrée, en pleine constitution d’un nouveau gouvernement, qui ne revient pas aux bons souvenirs des Italiens ? Matteo Renzi lui-même, avec un nouveau parti politique, Viva Italia, de centre gauche, libéral et europhile. Deux membres de son parti rejoignent le gouvernement. Vient la crise de la Covid. Conte fait ce qu’il convient à tous les pays européens de faire : confinement, couvre-feu, fermeture des restaurants et des musées. Leur fermeture est annoncée en octobre 2020. Un confinement est imposé en décembre qui prendra fin début février. Seulement, Conte se trouve fragilisé de partout : la gauche de centre lui reproche les décisions prises et voit d’un mauvais œil le ras-le-bol populaire ; Draghi, déjà lui, critique le manque de vue économique de Conte depuis quelques mois ; Renzi sort de la coalition, le parti socialiste lâche le Premier. Alors qu’il est plutôt confortable dans les sondages et qu’il a obtenu le vote de confiance de l’Assemblée et du Sénat, Conte démissionne, lâché à son tour par le président Mattarella, qui fait appel à Mario Draghi au placard depuis 2019.

Nous y sommes. Mario Draghi, depuis le 13 février, est président du conseil des ministres. Le peuple n’a pas eu le moindre mot à dire. Tous les partis ont opiné du sous-chef. Un gouvernement de salut public s’est imposé, sans que personne ne bronchât. Georges Bernanos disait : « bien plus que le bruit des bottes, je crains le pas feutré des pantoufles. » Qu’on le veuille ou non, il s’agit bien là d’un tour de force, d’un coup d’État doux et gentil. Une menace fantôme. Draghi est arrivé au palais Chigi dans ses chaussons. Ce banquier a été appelé pour sauver l’euro parce que l’Union européenne a peur que l’Italie n’en sorte. Sa tâche est d’accomplir les réformes libérales nécessaires et dictées par la finance européenne dans le but de liquider les services publics par le paiement de la dette – dette parasitaire et jamais remboursable – puis de mater le peuple italien par des mesures sanitaires propres à la Covid 19. Le confinement annoncé début mars est le cadeau de bienvenue de super Mario aux Italiens. Les Italiens imputent la crise hospitalière pendant l’épidémie à l’union européenne. Les services publics médicaux et hospitaliers, il faut le dire, ont été largement détricotés par des technocrates au pouvoir et sur les conseils des grandes directives européennes. La Commission et Ursula-casse-tout sont dans le viseur des Italiens, prêts à enfourcher le tigre. Une large défiance de l’opinion s’est fait sentir vis-à-vis de l’euro et des politiques d’austérité instaurées par l’Allemagne. On comprend l’urgence, alors, pour les gens d’en haut, de sauver, à tout prix, whatever it takes, l’Italie.

L’euro et la bonne santé des marchés financiers sont le seul horizon des eurocrates. Se ne fanno un baffò del popolo. L’Italie est depuis des années le troisième contributeur net en termes d’argent donné à l’union européenne, mais elle va devoir faire des réformes dictées par Bruxelles si elle souhaite bénéficier des aides européennes. Comment peut-on parler de solidarité ou de souveraineté, encore même de sauvetage ? L’euro est, comme deutschemark déguisé, une monnaie trop forte pour la lire italienne ; depuis vingt ans, le pays voit fuir des milliards de capitaux chaque semaine. La logique est implacable : l’Italie a une monnaie trop faible pour l’euro, il faut donc injecter de l’argent par des plans de relance pour sauver son économie. Cet argent sera remboursable par la privatisation et la réduction des services publics, entraînant plus de précarité et moins de moyens. Tout cela pour faire fructifier les marchés. Admirable ! Draghi promet, comme un Redentore, 130 milliards d’euros injectés sur 6 ans, 109 de prêts pour des projets approuvés, 30 autres à fonds perdu. Une partie sera prêtée si les Italiens font ce que les décideurs décident, une autre sera versée pour qu’ils la rendent dans six ans. Draghi l’a dit et assuré au moment de sa prise de fonction : « la dette créée par la pandémie est sans précédent et devra être remboursée principalement par ceux qui sont jeunes aujourd’hui. Il est de notre devoir de veiller à ce qu’ils aient tous les moyens de le faire. » Un braquage à l’italienne.

Certains croient encore que l’Italie peut être menacée par un raz-de-marée populiste et fasciste mené par Salvini si les digues républicaines sautent, si les forces de centre ne sont plus vives, si une force de gouvernement ne répond pas presente. Ce genre de réflexe de centriste est una stronzata megagalattica. Qu’on se tranquillise, la belva n’a jamais été fasciste. Débutant chez les communistes au conseil municipal de Milan, inspiré par le guevarisme, Matteo Salvini est parti au centre, impliqué dans la commission dédiée à la culture et à l’éducation au Parlement européen, au cours des années 2000. Entre 2015 et 2017, Salvini s’est montré eurosceptique au point de vouloir sortir de l’union européenne. Il aura conçu ce doux projet pendant trois ans. En 2018, après la sconfitura de Marine le Pen, il revoit sa copie, au moment des élections législatives. En 2021, comme les autres, Salvini fait le choix de Draghi. Oui, Salvini s’est rallié ; non, il n’a pas trahi.

La Lega elle-même, qui est une alliance de toutes les ligues autonomistes et indépendantes du nord, n’a pas toujours été populiste, souverainiste, anti-immigration. Bien souvent elle a fricoté au niveau du Parlement européen en faveur de l’Europe – c’était son moyen d’être visible d’un point de vue institutionnel. Giancarlo Giorgetti, de la Lega, un copain de Draghi, est l’artisan du recentrage du parti dans le giron européen. Salvini, depuis quelques années, sous les coups de pression de son propre parti, a infléchi sa ligne politique, s’est prononcé en faveur du maintien de l’Italie dans l’Union européenne et pour une immigration sur mesure. Que l’on ne s’y trompe pas, la ligue du nord n’a jamais été souverainiste, elle est pro-européenne et fédéraliste, favorable à la sous-traitance de l’industrie allemande. Le rapprochement avec le FN et le FPÖ autrichien n’a été qu’un vaste coup de communication. Je ne crois pas qu’il y ait, d’ailleurs, d’idées véritables dans ce parti. Il surfe sur les vagues, mise sur des chevaux et des écuries, va où le vent tourne. En pleine crise des migrants, il fallait que Salvini montrât les dents et qu’il s’opposât à l’immigration incontrôlée. Le minestrone devait être bon.

Une grande chorale médiatique, en France comme en Italie, a chanté les louanges du sphinx de Francfort. Est-il, alors, l’homme providentiel que l’on nous vend ? Est-il donc cet homme capable de sauver l’Italie ? On n’aura jamais vu, tout d’abord, un économiste, un financier, sauver un pays. Dans une perspective vaguement evolienne, on pourrait dire, ensuite, que l’on a la physique de ses idées. Draghi est un Dracula en costume sombre, pâle comme du plâtre, d’une malheureuse banalité, charismatique comme un croque-mort. Nommé au trésor public de 1992 à 2001, il s’occupe de privatiser des biens publics pour résorber le déficit. Banquier chez Goldmann Sachs Europe de 2002 à 2005, membre du groupe Bilderberg, il est en place ensuite à la Banque d’Italie jusqu’en 2011. Il adresse en août de la même année une lettre à Silvio Berlusconi lui demandant d’accentuer les réformes libérales, notamment l’assouplissement de la législation sur les licenciements, des privatisations et la baisse des salaires des fonctionnaires. Une fois le crime commis, on le trouve à la BCE. Il engage en 2015 un bras-de-fer avec le premier ministre grec, Alexis Tsipras, élu sur un programme anti-austérité, afin de le pousser à se conformer aux recommandations de la BCE. Ne pouvant plus se représenter, depuis 2019, il convoitait la présidence la république italienne en 2022.

On fait croire que Draghi va faire avancer les choses, mais hélas, il n’est que le produit, à bout de souffle, usé et lavé, d’une technocratie qui s’est installée aux affaires depuis la chute de Berlusconi. Draghi est la quintessence du technocrate, rigoureux, libéral, antinational, soucieux du déficit. C’est un pragmatique de luxe qui plait aux Allemands et à la haute finance, un méridional prussien, très accommandant mais ringard, pensant comme Tchatcher qu’il n’y a aucune alternative au marché et à la mondialisation. Sur le plan politique, il n’a ni vision, ni projet, sinon de s’opposer à la réaction populiste. Nihil novi sub sole. Le voir, lui et Mattarella, au palais du Quirinal, avec un masque FFP2 irrespirable sur le museau, de celui que l’on préconise ardemment en Allemagne, était une belle allégorie de la situation.

Le choix de Draghi révèle aussi l’impasse terrible dans laquelle la politique italienne se trouve. La constitution de 1948, par peur du césarisme et de l’homme providentiel, a divisé les pouvoirs. Mussolini avait renforcé, par haine du parlementarisme, l’exécutif au détriment du législatif. La constitution revient sur ses pas et préfère émietter les responsabilités jusqu’à réduire l’exécutif lui-même. Le premier ministre est pris en tenaille par un président garant des institutions et de la constitution. Il dépend surtout du législatif par la confiance et la majorité souvent instable et chancelante. Pendant quelques décennies, les présidents du Conseil des ministres s’enchainaient presque chaque année, si bien qu’ils étaient réduits à gérer les affaires courantes. Berlusconi est le premier à durer neuf ans en tout, dont un mandant de quatre ans. La constitution fait primer l’idée de politique sur la personnalité politique. C’est un perpetuum mobile de la gestion, une succession de faibles principes dont le peuple s’est habitué à ne conserver aucune présence. L’Italie s’est détournée d’un monarchisme électif. De Gaulle, en 1958, fait l’inverse. Mais le résultat, des décennies après, dans les deux pays, reste le même : les Necker sont devenus les Louis XVI. En Italie, la survie du premier ministre dépend des alliances. Dans la vie politique italienne, elles ne tiennent à rien, quelquefois à des oppositions idéologiques, très souvent à des querelles et des stratégies de parti. C’est tout juste si un tel ne passe pas dans l’opposition parce qu’il n’a pas été invité à la Garden party du palais Madame. La faiblesse des alliances, la fragilité des ententes, font que le président du conseil a des pieds d’argile.

Le président de la république, que l’on dit être un sage, a le pouvoir, de nommer un gouvernement de gestion, pour régler les affaires courantes. Dès qu’il y a une crise, et pour la résorber, il choisit des experts destinés à apporter les réponses aux problèmes. Sur quelle base démocratique ? Sur quel critère ? Ce garant de la République italienne et un marbre vivant. Par tiédeur, par centrisme, par mesure, il se calque trop souvent, et l’élection du Talleyrand romain en est une preuve, sur des décisions européennes, des politiques d’intérêts germaniques qui traduisent la volonté de maintenir, à défaut de l’intérêt général, l’établissement et non la souveraineté populaire.

Avec le choix de Draghi, l’Italie revient dix ans en arrière. Depuis 2011, ce pays n’avance pas. Comme dit le proverbe italien, il riso scaldato sarà sempre piu buono di quello appena cucinato. Peut-être, mais le risotto vient de tourner. Il n’y a, ce me semble, pas à regretter Silvio Berlusconi. Ce patron milliardaire, magna de la presse et de la télévision, membre de la loge P2 ; ce bonimenteur patenté proche des milieux mafieux siciliens, n’avait finalement que pour lui d’être charismatique, bien habillé, un excellent orateur et un italien enraciné. C’était déjà quelque chose, on s’en rend compte. Il n’était pas hors-sol, formaté, placé sous cellophane. Après ce guignolo nuisible, Reagan milanais libre-échangiste, la vie politique italienne a été rythmée par les cloportes, les ectoplasmes, les technocrates sans saveur. Que faire de Mario Monti et d’Enrico Letta ? Ce sont des valets de chambre de la commission européenne. Matteo Renzi est un margoulin, un Macron qui a échoué. Paolo Gentiloni est un mou, Giuseppe Conte un centrisme honnête mais sans parti. Dans le tableau l’Eclipse de soleil, Georges Grosz présente Hindenburg menaçant, entouré de ministres sans tête. Des fantômes. Le ralliement de toute la classe politique dirigeante, exceptée Giorgia Meloni de Fratelli d’Italia – qui maintient son alliance avec le centre droit- est un bal triste d’hommes politiques fantoches. On notera que la classe politique n’est pas encore progressiste et maintient un fond conservateur, lié au catholicisme, aux humanités latine et grecque et à une mascolinità assumée. Ce sont des libéraux technocrates, mais pas encore des libéraux-libertaires.

Le pouvoir financier européiste, en pleine crise de la Covid 19, ne se gêne même plus pour afficher ses pions. Il fait passer ses fonctionnaires pour des hommes politiques. C’est presque une petite nouveauté avec Draghi : les Turcaret mondialistes prennent le pouvoir et vont l’appliquer avec une rare austérité. Qui sait si Madame Lagarde n’aura pas, en France, le même rôle.

Quelle prospection faire pour les prochains temps ? Le Jacques Delors italien peut très bien ne pas rendre les clefs aussi vite, à cause que les mesures sanitaires et la situation de crise l’obligeraient. S’il les rend, ce sera après des élections législatives qui n’annoncent, au vu des formations politiques actuelles, rien de bien fameux. Après Draghi, un autre pantin, un autre fonctionnaire, qui sait, peut-être Gianluigi Bersani ou Renzi, viendra au pouvoir. Faudra-t-il compter sur un réveil du peuple italien ? La léthargie est européenne et la population malmenée. Je ne crois pas, pour autant, que la jeunesse, se laissera faire. Entre le pays réel et le pouvoir profond, tout sera très vite consommé. La police aura, sans doute, un rôle à jouer dans l’un ou l’autre camp. Draghi est froidement zélé pour matraquer la population récalcitrante, appliquer des mesures sanitaires proches de la dictature. Mais le peuple italien conserve encore une virilité antique, une furia, qui peut éclore précipitamment. La plèbe est allée sur l’Aventin, le nouveau consul est prêt à y mettre le feu, si jamais.

Nicolas Kinosky

© LA NEF le 16 avril 2021, exclusivité internet