Alors que nous sommes en pleine pandémie et que les médecins se battent pour sauver des vies, un projet de loi sur l’euthanasie a été soumis à l’Assemblée Nationale jeudi 8 avril dernier, et aurait pu être adopté si le nombre d’amendements n’avait pas été aussi important. Euthanasie, ou plutôt, « assistance médicalisée à mourir ». Une expression plus politiquement correcte, semble-t-il, car le mot « euthanasie » n’apparaissait pas dans le projet de loi. Olivier Falorni, rapporteur du texte, insiste sur le caractère volontaire de l’omission du terme, en disant « qu’il doit s’agir d’un acte médical, même en cas de suicide assisté ». Cela en dit long sur la croyance qu’en changeant les mots, on change la nature de la chose. Autrement dit, ce qui, hors du cadre médical serait considéré comme un assassinat ou un meurtre devient, par la magie du cadre médical et de nos mains de soignants, une « fin de vie libre, digne et choisie ». Cela n’est pas autre chose que du nominalisme.
Effectivement, le cadre médical rassure. Le cadre permet de contrôler. Le cadre permet de garder la mainmise. On se donne bonne conscience en se disant que la médecine étant une bonne chose, un acte encadré par la médecine est sain. Mais ne croyons pas que la médecine puisse être exempte de dérives par le fait qu’elle est légalement encadrée. Lorsque le cadre légal garantit à lui seul qu’un acte puisse être considéré comme éthique, les dérives sont à la porte. Ou même déjà bien installées.
Voyons de plus près en quoi cette « assistance médicale à mourir » est digne, libre et choisie. La proposition est qu’un trio de médecins sera chargé de vérifier le caractère libre éclairé réfléchi et explicite de la demande du patient. Patient qui se trouve dans un état de souffrance physique et/ou psychique tellement insupportable qu’il préfère mourir : où est la liberté ? Où est le discernement éclairé, lorsque vous êtes dans un tel état de souffrance ? Si dans cet état de souffrance, le médecin est celui qui apparaît avec une solution de mort comme ultime possibilité, comment un patient souffrant à ce point pourrait-il faire autrement que lui demander cette solution finale ? Et parlons de la liberté de ce trio hypothétique de médecins. En quoi la multiplicité des décideurs garantit-elle une décision juste ? Si le médecin supprime la souffrance avec le souffrant, quel remède apporte-t-il ? Il résout le problème en supprimant le problème. Il supprime la pathologie en supprimant le patient. Parlons aussi de l’éclairage de leur discernement quand ils sont sous la pression du manque de temps et de recul, du nombre de lits, des tarifications à l’activité, de leur propre dette de sommeil. Au cours de leurs études, les médecins ne reçoivent pratiquement aucune formation élémentaire en philosophie, en éthique et on leur donnerait par la suite le droit de délibérer sur la mort d’une personne qui le leur demande ? Et l’on s’étonnerait encore que les chiffres du burn-out et du suicide explosent chez les médecins, particulièrement chez les jeunes internes, voire même les externes, autrement dit des étudiants entre 20 et 30 ans dans la pleine force de l’âge ?
Olivier Falorni rend manifeste que le cadre médical est devenu un laissez-passer que les législateurs brandissent à tout va pour justifier et encadrer des procédures non médicales dans leur finalité. C’est un fait qui recoupe plusieurs débats bioéthiques actuels et sur laquelle devient urgent de braquer un projecteur. La médecine est ainsi devenue la porte d’entrée des desiderata sociétaux. Il est donc paradoxal et tristement ironique d’envisager que les médecins deviennent des dieux autant que des pantins, manipulés par des législateurs qui engagent la médecine au gré de leur vote, sans même que les médecins n’aient le temps de mûrir une réflexion propre sur les enjeux et les conséquences que ce vote a sur leur propre pratique.
Il est capital de poser la bonne question : quelle est le rôle de la médecine dans la société, son rôle par rapport à l’être humain ? De quoi la médecine devient-elle le remède ? La médecine avait pour principale mission de remédier à une pathologie. Aujourd’hui, on lui demande d’optimiser la santé, c’est-à-dire si on suit l’OMS cet « état de complet bien-être physique, mental et social qui ne se limite pas à l’absence de maladie ».
Quelle réalité est désignée par cette définition ? Qui parmi nous, à partir de cette définition, pourrait s’estimer en bonne santé ? Un seul état y répond : une anesthésie béate, correspondant moins au bonheur qu’à l’absence de souffrance, physique, puis psychique, voire morale.
Nous sommes à l’ère d’un schisme entre la prise en charge de la maladie et la prise en charge de la souffrance dans les objectifs de la médecine. La souffrance, sous toutes ses formes, est de plus en plus considérée par l’ensemble de notre riche société consumériste comme scandaleuse et indigne d’être vécue. De manière inexorable, la science médicale est de plus en plus sommée, non plus de remédier, mais de mettre fin à une souffrance, parfois même en dehors de toute pathologie. Ainsi l’exemple de la PMA pour toutes récemment, et dans certains autres pays européens (souvent pris en exemple par les législateurs pour souligner le « retard » de la France !), les exemples du suicide médicalement assisté, parfois pour le motif d’être « fatigué de vivre ».
Une médecine qui voit son référentiel axé sur la souffrance, et non plus sur la pathologie, ne peut qu’inexorablement médicaliser et assister la vie humaine dans toutes ses dimensions, tant la souffrance et la lutte font partie de l’existence humaine.
Aujourd’hui, on demande l’euthanasie, en invoquant le motif d’une fin de vie libre et choisie, lorsque la souffrance liée à une maladie incurable est présente. En regardant certaines personnes âgées dans la rue, dont la démarche lente, incertaine, rappelle à nos rythmes de vie frénétiques la vraie mesure de notre finitude, je crains que demain, la vieillesse et ses fardeaux ne deviennent un nouveau motif de souffrance morale intolérable, et que les générations futures biberonnées à l’idéal d’une liberté absolue, et habituée à l’immédiateté de résultat par un clic de leur doigt, ne puissent supporter que cette lenteur, ce déclin de leurs capacités et de leurs possibilités fasse partie de leurs existences. La souffrance morale sera trop grande d’être ainsi diminué. Et la médecine sera alors convoquée pour remédier à cette souffrance. Les gros titres seront les mêmes : « pour une fin de vie libre et choisie ». Au nom de la liberté, l’on pourra choisir sa mort, choisir son lieu, choisir son heure, choisir sa dose. Presser le bouton stop. Mais en étant médicalement encadré par des soignants qui nous tiendront la main à travers le latex de leurs gants bleus, qui nous souriront derrière leurs masques et qui nous regarderont « partir en paix » avec beaucoup de compassion.
Dans un pays ou une avalanche de droits nous autorise à user de notre corps comme d’un stock de cellules et d’organes, manipulable au gré de nos désirs, il est urgent de se rendre compte qu’au lieu de remédier à une souffrance, cela décuple toujours plus la souffrance. Au lieu de combler un vide, le vide se creuse. Il est urgent de continuer à plaider pour retrouver un point d’ancrage anthropologique dans la réflexion actuelle, face aux ayatollahs de l’accroissement de droits sous motif de progrès. Quand la vision du progrès se réduit à ne pas mettre de limites à l’autonomie de la liberté, pointe de manière inexorable un sentiment indicible d’aberration, d’absurdité, qui déclenche de plus en plus une crise existentielle : qui sommes-nous ? Que sommes-nous ? Et où allons-nous ?
Éléonore d’Aubigny*
*Interne en médecine générale à Sorbonne Universités, ancienne élève de l’Institut d’études philosophique et anthropologique Philanthropos (Suisse).
© LA NEF le 23 avril 2021, exclusivité internet