En décembre 2020 est parue l’anthologie de la poésie latine en pléiade ; si l’édition bilingue est imposante par le nombre de poèmes étalés sur des siècles, il est néanmoins critiquable autant dans le choix des auteurs que dans la méthode suivie par les éditeurs.
Pour la sainte Noël, je reçus l’anthologie bilingue de la poésie latine éditée dans la collection de la Pléiade chez Gallimard. Quelle ne fut pas ma joie de lire, mu par quelques spritz, entre deux petits fours, les poèmes de Catulle. En la feuilletant, je fus tout ébaubi de retrouver ces amis qui enchantent la vie et d’en découvrir d’autres. Cette pléiade riche, dense, fait sentir la grande tradition de la poésie latine sur plusieurs siècles et honore une langue tour à tour vernaculaire, liturgique et érudite.
Si la langue latine a survécu, que dis-je, vécu hors de ses frontières, c’est grâce au travail acharné des érudits de la renaissance carolingienne qui l’ont sauvé du néant. Seulement, Alcuin et Raban n’ont pas défendu le latin, ils n’ont pas cherché à la sanctuariser, ils l’ont illustré. Ils ont été les héritiers de cette langue et prolongé sa tradition par leur intelligence et leur foi. Ils avaient l’esprit mais aussi la plume. C’est cela que l’on appelle l’avant-garde sérieuse.
Dans le combat entre les anciens et les modernes, cette anthologie déclare sur deux mille ans, les anciens vainqueurs. On se souvient de cette phrase de saint Bernard de Clairveaux : « nous sommes des nains assis sur des épaules de géant. » Elle peut être interprétée de deux façons : nous valons peu de choses par rapport à ceux qui nous ont précédés ; nous sommes petits mais comme nous sommes sur leurs épaules, nous voyons plus loin qu’eux. Ce duo-duel amorce à l’orée de la renaissance, comme l’a bien montré feu Marc Fumaroli, notre maître à penser, la questione della lingua en Italie. Pétrarque est le tenant d’une réaction. Il cherche à arrimer la culture de son temps à l’antiquité et préfère revenir aux bons vieux Romains dont la classe n’est plus à prouver ni la noblesse, ni même la grandeur face à la mode gothique et flamboyante. Pétrarque peut écrire des chansonnettes en italien pour Laure, il excelle en latin dans la consolatio adressée à ses proches à l’instar du bon Sénèque.
Rappelons encore que la nature première de la poésie tient dans sa quête de la suprême beauté. On lit de la poésie pour atteindre la grâce, l’élégance décisive, sentir les formes d’une œuvre sans égale, éclatante et profonde. C’est la noblesse même du genre le plus haut considéré dans l’histoire de la littérature. Le latin a sa propre beauté. Admirez ces mots en ux, en or, en vi ; goûtez ces sons liquides qui déferlent en ruisseau, en torrent, et ces labiales qui fouaillent et claquent au vent comme des knouts. Les sons dures cognent et frappent, tapent dans la phrase comme un marteau pour attendrir la bidoche. Quand on les frotte, ils font des étincelles. Le latin est une langue silex qui accomplit un feu qu’il soit divin ou profane. La poésie latine devient alors, si j’abusais Paul Valéry, le « saint langage, le discours prophétique et paré, belles chaînes en or qui s’engage le dieu dans la chair égarée. »
Cette anthologie fera les délices des anciens latinistes qui se rappelleront leur Lucrèce comme de leur premier jeans. Ces veteres exerceront leurs ricordanze quand les louveteaux découvriront des amis disparus. En parcourant la période antique, on est amené à lire quelques sentences de Publilius Syrus marquées par une grande finesse, le piquant et la rapidité de l’énoncé. Martial épate par sa truculence mondaine dans son Livre des spectacles. Lucain raconte la bataille de la Pharsale dans un mélange d’horreur baroque et de froideur métallique. Les satires de Juvénal sont choisies justement et Horace a son rond de serviette à la bonne place. Au chant IV de l’Eneide, Didon au bord songe du suicide par ces vers « dulces exuviae, dum fata deusque sinebant,/ accipite hanc animam meque his exsolvite curis. Vixi et quem dederat cursum Fortuna peregi, / et nunc magna mei sub terras ibit imago /douces reliques, tant que le permettaient le dieu et les destins, accueillez mon âme et délivrez-moi de mes souffrances. J’ai vécu, j’ai achevé le cours donné par la Fortune. » Virgile demeure le patron. On trouvera des perles comme la Veillée de Vénus, poème d’un érotisme charmant et doux, une vénuserie sur papier en somme ; ou La Mort de Cicéron de Cornellius Severus qui rend la fin du Pois-chiche digne et grave « abstulis una dies aevis decus ictaque luctu. Conticuit Latiae tristis facundia/ un seul jour a enlevé cette gloire de son siècle et, frappée de douleur, / l’éloquence de la langue latine tristement s’est tue. »
Ulrich Willamowitz dit de la poésie latine qu’elle n’atteint son sommet que lorsqu’elle acquiert dans les nouvelles formes rythmiques chrétiennes une richesse que les Romains n’ont jamais possédée. Goûtons cette nova musica avec l’Hymne du soir d’Ambroise de Milan « dormire mentem ne sinas/ dormire culpam noverit ! Castos fides refrigerans/ somni vaporem temperet ! » Le rythme imite l’ambiance de la bougie, mue le soir feutré et le mouvement de la flamme prête à s’éteindre avant de dormir.
Le De Laudibus Sanctae Crucis de Raban Maure est une révélation. Il est devenu un frère pour moi. Le praeceptor Germaniae représente le Christ dans un calligramme fait d’hexamètres au même nombre de lettres. La clarté de l’expression et de l’idée pâtit parfois d’une virtuosité qui va trop loin mais l’ouvrage impressionne par sa beauté naïve. Le Stabat mater de Jacopone da Todi nous met un uppercut tant la douleur de la croix prend aux tripes « fac me plagis vulnerari,/ fa me cruce inebriari/ et cruore Filii /fais que je sois blessé par ses plaies, fais que je sois ivre de la croix et du sang de ton Fils. » Les Carmina Burana sont des pièces profanes qui viennent s’ajouter comme des mignardises. Œuvres des goliards, carabins et moines défroqués qui font la tournée des villages comme des rockers en vanne dans les années 70, elles expriment la reverdie, le retour du printemps, la montée de sève frustrée par le malheur amoureux dont nous avons ici un bel exemple « hei lmaberem, hei lamberem, hei lamberem, luxuriando per characterem/ Ah je la bécoterais, la bécoterais, la bécoterais, en m’abandonnant au plaisir d’y mettre mon empreinte. » L’ardeur délicat de ces vers fait toujours autant vibrer les amoureux en avril.
La renaissance arrive avec ses raffinements d’un ancien monde, marquée par les paysages arcadiens et le goût des nymphettes et des bergers. Les mots sont plus recherchés, la syntaxe plus complexe et plus ambitieuse. Jésus va avec Apollon, Vénus avec la Vierge ; en Italie brille une alliance du païen et du chrétien de haute volée. L’Africa de Pétrarque tutoie l’excellence de la poésie tragique par le souvenir de la guerre punique. Quel dommage que nos universitaires n’aient accordé qu’un seul petit poème au Panormite, l’auteur de l’Hermaphroditus, recueil de poèmes licencieux ! On appréciera l’épigramme sur les Ruines de Rome d’Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II. Ce poème exprime l’engouement général des humanistes pour la Rome des ruines au plus près des pierres. Les franciscains, ces vieux choux, revivent la croix, eux, ravivent les cailloux. Le napolitain Sannazaro, quant à lui, chante Venise dans un quintil qui se termine ainsi « dices hanc posuisse deos/ tu verras en celle-ci l’œuvre des dieux », cela s’est confirmé. Avec Fracastor, vous reprendrez bien un peu de son traité sur les maladies vénériennes, le Siphilidis sive morbi Gallicis, qu’il a mis en vers et dont l’introduction prend une tournure épique des plus savoureuses. Imaginez le professeur Raoult pondre un rapport sur la chloroquine en alexandrin dans le style de Boileau !
Cette anthologie présente cependant quelques défauts de méthode et d’idées. Qu’il n’y ait pas de mescolance, nous estimons les universitaires qui ont commis cette anthologie. Philippe Heuzé est un virgilien notoire, Yves Hersant un maestro, Etienne Wolf, entre autres, l’admirable traducteur du Livre des Facéties du Pogge. Quelque chose pour autant cloche dans la cohérence de cette pléiade : après l’ode de Jacob Balde (la seule publiée alors que le De Venatione est un chef-d’œuvre), arrive directement, sur la même page, les Francescae meae laudes de Baudelaire. Deux cents ans séparent les deux poètes. D’un point de vue intellectuel, ce trou n’est pas concevable. Les éditeurs s’en justifient vaguement dans la chronologie à la fin de l’introduction : « le latin tout en demeurant la langue liturgique et officielle de l’Eglise catholique, au XVIIème siècle, tend à être remplacé par un français châtié et remanié » et de dire encore qu’« il cesse, au XVIIIème, d’être une langue de poésie ». La blague ! Un peu après Balde, on trouve en France Jean de Santeul, hymnographe, à qui l’on doit la phrase connue sur la comédie « castigat ridendo mores ». Dans son entourage, viennent Jean Duhamel auteur d’une Ode sur le cidre, mais aussi Dominique Baudier, Charles Dupérier, Jean Sirmonde. François-Joseph Desbillons fut reconnu pour ses fables bucoliques, mort quatre mois avant la prise de la Bastille ; et Melchior cardinal de Polignac considéré par Voltaire comme un des grands latinistes de son temps. Il eût été bon de parler de Paul Fleming, poète luthérien comme de ces jésuites sous Louis XV à l’instar de Noël Sanandon ou Jacques Vanière. On peut reconnaître qu’ils ne soient pas au niveau de Pétrarque, c’est entendu, mais ils font partie de la tradition de la poésie latine. On peut aussi concéder que le manque de place a forcé nos universitaires à faire des choix, certes, mais ils ont tout bonnement fait l’impasse sur la poésie baroque latine sous prétexte qu’on ne pratiquait presque plus le latin. On aura du mal à nous le faire croire. L’argument commercial a primé sur la cohérence et la tradition. Dommage. Pour vendre du bouquin, Baudelaire, Rimbaud et Quignard sont des valeurs sûres. On trouve toujours dans une biennale d’art contemporain des performers qui écrivent en lettres de sang sur des murs blancs des poèmes d’avant-garde comme « life is a game », « we are poems », « hell is beautiful ». Les vers latins de Quignard sont de même facture.
La préface de l’anthologie, quant à elle, n’apporte rien de transcendant. Elle semble avoir été écrite entre deux copies d’étudiants avant la poire et après le fromage. Lire la préface aux Sagas islandaises de Régis Boyer ou celle d’Albert Thibaudet à la pléiade Rabelais est un ravissement pour l’esprit. Philippe Heuzé, hélas, ne déploie pas son érudition et n’éclaire aucune question cruciale inhérente à l’histoire de la poésie latine : la poésie comme fait de société dans l’antiquité, son origine dans le théâtre romain, son usage religieux, les exigences de la poésie nationale augustéenne, l’éclectisme de la poésie impériale, par exemple. On aurait pu s’attendre à une synthèse de Curtius pour le Moyen Âge latin, Que nenni ! Rougemont est à peine cité. L’émergence du platonisme et de l’allégorie dans la poésie médiévale ? Nada. La poésie baroque ? Niet. La querelle des anciens et des modernes n’est pas abordée. On regrettera le temps où les écrivains donnaient leurs avis, tranchaient et composaient des anthologies.
Je suis très attaché à la notion d’historicité, à savoir qu’une œuvre correspond à l’esprit d’un moment et que l’histoire procède par rupture épistémologique. De même que l’amour ne se peut penser de tout temps pareil, de même une œuvre, un genre littéraire, l’usage d’une langue, ne se peuvent pas concevoir sur deux mille ans de la même manière. Les éditeurs ont laissé les considérations esthétiques à l’appréciation des lecteurs, ce qui me semble problématique. La poésie est le haut degré de la langue, avons-nous dit, un lecteur qui n’entend pas le latin doit compter sur son talent naturel pour goûter la différence entre un centon, un poème cistercien, une bucolique du XVIème siècle. C’est au lecteur, à la fin, de savoir pourquoi ce qu’il lit est beau. Les éditeurs ont renoncé à le guider sur le terrain du goût comme si c’était un péché d’objectivité que de donner un avis tranché. Ils ne proposent que des notes sur le contexte des poèmes, la vie des auteurs et le fond des œuvres. Libres aux latinistes chevronnés de suivre les indications bibliographiques proposées gracieusement par les universitaires à la fin de chaque note. C’est une manière de leur déléguer le travail.
Cette anthologie, bloc riche et intéressant de surcroît, pêche cependant par des connaissances absentes qu’il faudra trouver soi-même ailleurs, si l’on a le temps. Si l’on lui préfère les Carmina Sacra publiés aux Belles lettres en 2018, il faudra prendre cette anthologie pour un gros manuel d’apprentissage et non pour un document de travail. Aux lecteurs de voir.
Nicolas Kinosky
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