Du fascisme tout et son contraire a été dit depuis déjà près d’un siècle. Innombrables sont les auteurs d’études, articles, livres et documentaires, plus ou moins sérieux ou fantaisistes, consacrés à l’histoire du phénomène fasciste et à sa signification historique. Singulièrement moins nombreux sont en revanche ceux qui s’intéressent aux polémiques sur le sens du mot fascisme et de son opposé l’antifascisme, et sur l’usage qu’il convient d’en faire. L’immense mérite du politologue américain Paul Gottfried est d’être l’un des très rares sinon le seul à traiter l’ensemble de ces aspects. En cela réside l’intérêt et l’importance de la vaste et passionnante synthèse qu’il vient de publier aux éditions du Toucan / L’Artilleur Fascisme, histoire d’un concept. Dans sa préface, l’historien américain Stanley Payne, grand spécialiste du sujet, écrit pertinemment: « Aucun autre livre de la littérature scientifique récente ne traite ces questions de manière aussi exhaustive ». Pour prendre la mesure de cette critique élogieuse, une brève remise en perspective n’est pas inutile.
A entendre ce que nous rabâchent depuis des décennies bon nombre de politiciens, écrivains et journalistes, le fascisme serait un danger perpétuellement présent, caché, un monstre, une hydre qui renaîtrait sans cesse de ses cendres en dépit de tous les efforts pour l’écarter. Dans le vocabulaire politico-médiatique, le terme « fasciste » est employé constamment pour dénoncer, invectiver, dénigrer, stigmatiser l’adversaire, dont on déteste les idées ou la personne. « Fasciste » est synonyme de violent, fanatique, intolérant, pervers, machiste, homophobe, réactionnaire, colonialiste et raciste. Le fascisme est toujours assimilé ou amalgamé au nazisme ; il incarne donc le mal absolu, la figure du diable, le démon de la Bible dans une sorte de version moderniste ou réactualisée. Le vocable fasciste est devenu un « signifiant vide », un mot-valise tronqué, banalisé, mais néanmoins, en raison de sa connotation péjorative et de sa charge négative, il n’est pas un seul adjectif dépréciatif qui puisse rivaliser avec lui. Aucune personnalité politique de premier ou de second plan n’échappe plus à l’accusation de fascisme ; au fil des ans, les régimes, les catégories sociales, les communautés culturelles et religieuses, les partis politiques et les syndicats les plus divers, ont tous ou presque tous été dénoncés comme fascistes ; les philosophies et les idées les plus contradictoires ont toutes ou presque toutes été semblablement clouées au pilori.
Fascistes seraient donc, ou auraient été, selon les maîtres censeurs modernes, gardiens jaloux du politiquement correct, Platon, Aristote, Alexandre le Grand, César, Charlemagne, Dante, Isabelle la Catholique, Philippe II, Hegel, Nietzsche, Roosevelt, Churchill, Franco, Gandhi, Mao, Trotski, Staline, Tito, Soljenitsyne, Erdogan, Netanyahu, Poutine, Obama, Trump, Biden, Merkel, Orban, Kiom-Jong-un, Xi Jinping, ou, pour s’en tenir à la seule France, Louis XIV, Napoléon, Pétain, de Gaulle, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Macron, Mélenchon, Le Pen, Zemmour, Onfray, Houellebecq et bien d’autres. Fascistes seraient, ou auraient été, l’Allemagne et l’Italie bien sûr, mais aussi l’Espagne, le Portugal, Cuba, l’URSS, la Chine, les États-Unis, l’ex-Yougoslavie, la France, le Chili, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Arabie Saoudite, Israël, etc. Fascistes seraient aussi les hommes d’affaires, les bourgeois, les bobos, les ouvriers, les catholiques, les curés, les juifs, les antisémites, les sionistes, les islamophobes, les islamophiles, les islamo-gauchistes, les souverainistes, les populistes, les nationalistes, les mondialistes, les féministes, les machistes, les homosexuels, les pédérastes, les puritains, les « pornocrates », les policiers et j’en passe et des meilleurs. En dernière instance, nous serions tous, à des degrés divers, désespérément fascistes ! Tutti fascisti ! Tous fascistes ! tel était le titre caustique de l’opuscule publié il y a bien longtemps par le critique cinématographique italien Claudio Quarantotto. Il n’a jamais été autant d’actualité. Grand vaincu de l’histoire politico-militaire du XXe siècle, le fascisme semble être devenu le triomphateur absolu et omnipotent de la vie politico-culturelle occidentale du tournant du XXIe siècle.
Plus sérieusement ou plus rigoureusement, depuis la « marche sur Rome » des fascistes mussoliniens (1922) (du moins si l’on accepte de mettre entre parenthèse les récentes dérives idéologiques des universités américaines et européennes), les milieux académiques n’ont jamais cessé d’essayer de formuler des théories explicatives du phénomène. À ce jour, et en dépit de l’affirmation incongrue de Roger Griffin et de ses disciples, le débat reste ouvert car il n’y a pas de consensus. Bien au contraire, toute une série d’interprétations, pour la plupart initialement avancées dans les années 1920 et 1930, occupent le terrain. Certaines se combinent et s’imbriquent, d’autres, pour la plupart, se contredisent et s’excluent.
Selon les goûts et les convictions des exégètes, le fascisme est perçu tantôt comme l’instrument violent et dictatorial du capitalisme bourgeois, le « bras armé du capital » comme l’affirmait le Komintern, dès l’année 1923; tantôt comme l’effet du nihilisme irrationnel, extrémiste et violent, conséquence de la crise morale et de la corruption des mœurs ; tantôt comme le résultat délétère du capitalisme et de la répression sexuelle, l’excroissance d’une société autoritaire et répressive avec ses inévitables pulsions névrotiques et pathologiques, comme le prétendaient les idéologues de l’École de Francfort, dans les années 1930. Mais la liste des analyses, interprétations et explications du phénomène ne s’arrête pas là. Une bonne vingtaine de spécialistes, reconnus internationalement comme tels, dont nous épargnerons l’énumération fastidieuse au lecteur, relèvent d’autres facteurs ou caractéristiques qu’ils jugent plus essentiels. Le phénomène fasciste serait selon eux : soit, le produit de l’avènement des masses sur la scène politique ; soit, l’expression du radicalisme exclusif des classes moyennes ; soit, la réponse à une situation de détresse devant un mouvement de destruction sociale produisant l’aversion du chaos parmi les acteurs sociaux les plus homogènes; soit, la forme contemporaine du bonapartisme, indépendante d’une domination spécifique de classe; soit, l’exutoire pour l’homosexualité; soit, le produit de processus retardataires et atypiques du développement ; soit, la résistance à la modernisation ; soit, le prototype de la révolution « développementaliste » et modernisatrice; soit, une forme d’ultranationalisme populiste et révolutionnaire ; soit encore, une « religion politique », la manifestation typique du totalitarisme du XXe siècle, un système collectiviste et policier propre à la modernité incarnant le triomphe de la violence et de la terreur, avec pour modèles archétypiques les tyrannies soviéto-communiste et nazie qui ont davantage de points communs entre elles qu’avec n’importe quelles autres formes de gouvernement autoritaires.
Soulignons pour être plus complet, mais sans être exhaustif, que les spécialistes s’opposent aussi sur la nature de droite, de gauche ou « de droite et de gauche » du phénomène : les uns voient dans le fascisme le produit d’un révisionnisme de gauche, socialiste, étatiste, laïciste, anti-traditionnel et antichrétien ; les autres y voient une révolution de droite, ni réactionnaire, ni opportuniste reposant sur le mythe du renouveau et de la régénération ; d’autres encore y voient un mouvement révolutionnaire « ni de droite, ni de gauche », ou simultanément de droite et de gauche, né de la synthèse du socialisme « révisionniste », du syndicalisme révolutionnaire et d’un nouveau nationalisme communautaire, organique et social.
Cela étant, le fascisme en tant que modèle sociopolitique de caractère général et transnational, ou si l’on préfère la catégorisation de « fascisme générique », soulève plus de questions que de réponses. Comment peut-on définir le fascisme sans sombrer dans l’interprétation-schématisation ou le cliché réductionniste ? Les historiens répondent que définir le « fascisme » c’est avant tout en écrire l’histoire en ayant bien en vue les caractéristiques nationales liées aux événements politiques, économiques, sociaux et culturels des pays concernés. Il n’y aurait pas, selon eux, un modèle de « fascisme unique », ni de définition universellement valable. Mais en revanche, on pourrait relever l’existence d’une conception minimale de base, commune à des mouvements et des régimes politiques apparus en Europe au début du siècle dernier, en pleine crise culturelle, économique et sociale. Un point de vue a priori convaincant mais qui soulève bien des interrogations.
Les similitudes imparfaites qu’ils relèvent constituent en effet un véritable fatras d’idées, de valeurs et de principes et il n’y a pas bien sûr d’accord sur leur importance, leur fréquence et leur signification comparées. Selon les convictions des auteurs, il y aurait au cœur du fascisme en vrac: une conception mystique de la vie et de la politique ; un mode de pensée irrationnel et volontariste ou idéaliste voire spiritualiste ; une vision cyclique de l’histoire ou une conception palingénésique de l’histoire; le rejet du matérialisme marxiste ; le mépris de l’individualisme, de la démocratie parlementaire et de la bourgeoisie, au nom de la communauté organique, structurée et hiérarchisée ; le racisme, l’antisémitisme et la haine de l’autre ; le culte du leader providentiel et charismatique ; l’appel à une nouvelle élite fondée sur la vertu de l’exemple ; l’aspiration à une société plus mobile ; la volonté de créer une nouvelle classe dirigeante issue des classes moyennes et du monde ouvrier ; l’exaltation de la jeunesse ; la mobilisation et l’intégration des masses au moyen de la propagande et du parti unique ; la politique réaliste (Realpolitik)opposée à la politique utopique (Phantasiepolitik) ; l’impérialisme politico-culturel ; la justification héroïque de la guerre ; le volonté de concilier la modernité technique et le triomphe des valeurs traditionnelles ; la fusion des idéaux communs au traditionalisme, au nationalisme, au libéralisme élitiste, au socialisme révolutionnaire et à l’anarcho-syndicalisme ; l’affirmation de la primauté de la souveraineté politique aux dépens de toute forme d’économisme ; la défense de l’économie privée mais toutefois l’extension de l’initiative publique ; enfin, et pour ne pas allonger démesurément cette liste, la volonté de transformer la société et l’individu dans une direction qui n’a jamais encore été expérimentée ni réalisée. Au final, un véritable patchwork intellectuel qui laisse pantois.
Devant ces désaccords, bon nombre d’auteurs en sont venus à nier que l’on puisse définir un phénomène « fasciste générique ». D’autres adoptent une position moins radicale, mais n’en expriment pas moins le plus grand doute sur son utilité (voir notamment : Gregor, Bracher, Muñoz Alonso, Fernández de la Mora, Arendt et De Felice, pour ne citer qu’eux)
En réalité, les spécialistes du fascisme ne parviennent pas à surmonter l’obstacle que représentent les différences profondes qui existent entre les mouvements ou les régimes supposés « fascistes », non seulement entre l’Italie fasciste et l’Allemagne national-socialiste, mais aussi entre ces deux modèles et les autres « socialismes nationaux » apparus dans les années 1920-1940. Pour s’en tenir au « totalitarisme d’État » du fascisme italien, et au « totalitarisme de race » du national-socialisme allemand (et sans parler du « totalitarisme de classe », anticlérical et antireligieux, soviéto-communiste), il y a une différence incommensurable dans l’horreur (La thèse d’Emilio Gentile sur « la voie italienne du totalitarisme » a d’ailleurs été sévèrement critiquée par les disciples de Renzo de Felice). Avant leur arrivée au pouvoir, entre 1919 et 1922, les fascistes italiens ont causé entre 600 et 700 victimes parmi les militants de gauche et d’extrême gauche et ont subi sensiblement le même nombre de morts dans leurs rangs. De 1922 à 1940, le régime de Mussolini a fait exécuter neuf personnes (dans leur majorité des terroristes slovènes), et dix-sept autres en 1943 (date du début de la guerre civile qui fera 50 000 victimes selon Claudio Pavone). Le nombre de prisonniers politiques de l’Italie fasciste ne dépassa jamais les 2000. Le fascisme italien n’eut jamais ni l’intention, ni la possibilité de développer un système authentiquement totalitaire, reposant sur le contrôle de toutes les institutions de l’État et de la société, ni à plus forte raison un système concentrationnaire comme ceux de l’Allemagne national-socialiste et de l’URSS. Le nombre de crimes, de meurtres et d’exécutions, commis au nom du « salut » de l’humanité aryenne par l’Allemagne national-socialiste ou du « bonheur » du prolétariat, voire de l’humanité tout entière par l’URSS et les autres pays communistes reste un sujet de débat parmi les historiens, mais en tout état de cause il est sans commune mesure avec celui des victimes de l’Italie fasciste (Selon les méthodes, les critères et les sources, les estimations varient du simple au double ; elles sont de 8 à 15 millions pour l’Allemagne national-socialiste, de 20 à 40 millions pour l’URSS et de 60 à 120 millions pour l’ensemble des pays communistes). Il y a ici avec le fascisme italien une différence non seulement de degré mais de nature.
Toutes ces questions sur les ressemblances et les dissemblances des modèles nazi-allemand et fasciste-italien et bien d’autres encore se retrouvent posées, examinées et judicieusement discutées par l’auteur de Fascisme, histoire d’un concept. Esprit libre et indépendant, Paul Gottfried, prend au sérieux la tradition académique de rigueur et de probité. Il honore en cela sa profession alors qu’une bonne partie de ses pairs se vautre désormais dans l’idéologie et l’intolérance. Gottfried n’est pas de ceux qui prétendent avoir l’exclusivité des arguments rationnels ou « scientifiques », ni le monopole de la parole légitime. Il respecte ses adversaires, expose honnêtement leurs thèses, en discute la teneur et présente ses conclusions en évitant toujours de morigéner. S’il accepte la catégorisation de « fascisme générique », il souligne, comme d’autres auteurs l’ont fait avant lui (tels Nolte, Arendt, Sternhell, de Felice, Payne, Del Noce ou Gregor, pour ne citer qu’eux) qu’il y a des différences fondamentales entre d’une part le national-socialisme allemand et d’autre part le fascisme italien et les autres « fascismes ».
Cela dit, il préfère réserver le terme « fascisme » aux mouvements autres que le nazisme, – « cas limite » marqué par le caractère totalisateur et exterminateur de sa dictature (significativement opposée à toute forme de démocratie organique) -, et distingue dans le « fascisme générique », le « fascisme latin », des pays catholiques du « fascisme nord-européen », des pays protestants. Il est aussi d’accord pour dire que le phénomène fasciste est de nature révolutionnaire et historiquement lié à l’Europe de l’entre-deux-guerres. Il convient en outre également que les droites traditionnelle, nationaliste et conservatrice des gouvernements autoritaires de Franco, Salazar ou Dollfus ne sauraient être amalgamées au seul véritable modèle du « fascisme générique » qu’est le fascisme italien. En revanche, considérant que la ligne de démarcation entre la droite et la gauche repose sur les principes d’égalitarisme et de hiérarchie et sur l’acceptation ou le refus du mythe du progrès, Gottfried classe résolument le fascisme à droite, et s’oppose ainsi frontalement aux auteurs qui, comme son préfacier Stanley Payne, estiment que le fascisme constitue au contraire le seul type de révolutionarisme au-delà des formes classiques de la gauche et de la droite.
On peut néanmoins douter que la catégorisation de « fascisme latin », utilisée par Paul Gottfried, soit vraiment de nature à éclairer davantage la question passablement embrouillée du « fascisme générique ». Je crois, pour ma part, connaître plutôt bien la vie et la pensée politique de José Antonio Primo de Rivera de même que l’ensemble de la bibliographie sur son mouvement la Phalange espagnole. La majorité des spécialistes voient en lui le modèle du « fascisme espagnol ». Définit fasciste, José Antonio est dès lors nécessairement antidémocrate, putschiste, ultranationaliste, impérialiste, belliciste, totalitariste, apologiste de la violence et de la dictature. Le problème est que ces opinions, accusations et jugements de valeurs sont tous discutables et facilement infirmés par les faits, la vie et les écrits de José Antonio. Passons sur l’agacement et les sarcasmes légitimes que la sévérité et l’injustice de ces jugements ne manquent pas de susciter dans les pays hispaniques, lorsqu’ils proviennent d’auteurs étrangers beaucoup plus prudents, équilibrés et mesurés à l’heure d’évaluer les violences, incommensurablement plus vastes, commises au nom d’un prétendu pacifisme démocratique à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de leurs pays. Mais soulignons deux points, souvent passés sous silence par ceux qui abordent l’étude du dit « fascisme espagnol ». Il faut d’abord rappeler qu’au cours des deux derniers siècles les droites comme les gauches ont pour la plupart embrassé leurs propres formes d’antidémocratisme, d’autoritarisme, de nationalisme, d’impérialisme, de violence, de bellicisme, d’élitisme, de hiérarchie, de politique identitaire ou de particularisme. Il faut ensuite souligner que le mouvement phalangiste josé-antonien (1933-1936) n’a que de très loin rapports avec le mouvement de la Phalange Traditionaliste, né de la fusion de tous les partis de droite sous l’égide de Franco, en 1937, et à plus forte raison avec le régime du Caudillo de 1937 à 1975.
Pour la comparaison avec le « fascisme latin », tenons-nous en ici à la seule Phalange de José Antonio. En réalité, au-delà du caractère « révolutionnaire » ou très réformiste du programme économique et social de la Phalange Espagnole des JONS, les éléments qui différencient l’idéal josé-antonien du ou des fascismes sont nombreux : la conception de l’État subordonné aux principes moraux et à la fin transcendante de l’homme, le sens de la dignité humaine, la considération pour la personne et la vie sociale, le respect de la liberté, l’affirmation des valeurs éternelles de l’homme, l’inspiration catholique de la philosophie politique et de la structure de la société. Et cela n’est pas rien. Anticapitaliste et antisocialiste-marxiste, José Antonio l’était à n’en pas douter. Mais était-il antidémocrate ? On peut en débattre : « L’aspiration à une vie démocratique libre et paisible sera toujours l’objectif de la science politique au-delà de toutes les modes », disait-il. La violence n’était pas un postulat de son idéal, ni une condition de son objectif, mais une nécessité pragmatique pour éviter d’être annihilé (la Phalange josé-antonienne a subi une quinzaine d’attentats mortels dès le lendemain de sa fondation; après huit mois d’attentisme elle s’est lancée dans les représailles faisant une soixantaine de victimes parmi ses adversaires, chiffre sensiblement égal au total de ses propres pertes. Mais pendant toute la durée de la IIe République espagnole et jusqu’au déclenchement de la guerre civile il y eut près de 2500 morts).
José Antonio se voulait un patriote beaucoup plus qu’un nationaliste. « Nous ne sommes pas nationalistes, disait-il, parce qu’être nationaliste est une bêtise ; c’est fonder les ressorts les plus profonds de la nation sur un facteur physique, sur une simple circonstance physique ; nous ne sommes pas nationalistes parce que le nationalisme est l’individualisme des peuples ». On ne trouve pas non plus la moindre revendication territoriale dans ses Œuvres Complètes. L’empire espagnol au XXe siècle ne pouvait être selon lui que de nature spirituelle et culturelle. On chercherait en vain des relents antisémites ou racistes dans ses propos. Sans doute a-t-il utilisé maladroitement cinq fois le terme totalitaire ou État totalitaire, mais il l’a fait clairement pour signifier sa volonté de créer un « État pour tous, », « sans divisions », « intégrateur de tous les Espagnols », « un instrument au service de l’unité nationale ». Son point de vue sur le fascisme exprimé dans sa déclaration de 1936 est tout aussi surprenant: « Le fascisme est fondamentalement faux : il est dans le vrai en pressentant qu’il est un phénomène religieux, mais il veut remplacer la religion par une idolâtrie » et « il conduit à l’absorption de l’individu dans la collectivité ». Quant à ses convictions catholiques elles ne sauraient être mises en doute. On en trouve l’ultime et claire manifestation dans le testament qu’il rédigea le 18 novembre 1936, au lendemain d’une parodie de procès, deux jours avant son exécution : « Je pardonne de toute mon âme à tous ceux qui ont pu me faire du tort ou m’offenser, sans aucune exception et je prie que tous ceux auxquels je dois la réparation d’un dommage grand ou petit me pardonnent ».
On peut bien sûr penser qu’il existe entre l’agnostique Mussolini, le laïciste Giovanni Gentile (philosophe officiel du fascisme), le néo-païen Julius Evola, l’orthodoxe roumain, très antisémite, Codreanu et le catholique, national-syndicaliste, José Antonio, une sorte de plus petit commun dénominateur, mais le lien qui constituerait le « fascisme latin », est pour le moins ténu et discutable. La comparaison du jeune chef de la Phalange avec les non-conformistes ou personnalistes français des années trente ou avec le fondateur du Fianna Fail, président de la république irlandaise, Éamon de Valera, semble en revanche beaucoup plus probante. Il est révélateur que, passablement embarrassés par le cas José Antonio, la plupart des historiens aient recours à une série d’euphémismes. Le fascisme joséantonien serait, disent-ils, « intellectuel », « rationnel », « modéré », « civilisé », « idéaliste », « naïf » ou « poétique ». Peut être ! Mais ces attributs ne comptent pas parmi les caractéristiques communément admises du fascisme.
Cette réserve sur le « fascisme latin » étant faite, je ne saurais trop dire combien le livre de Gottfried mérite d’être lu. Ayant apprécié en son temps la version anglaise, j’ai eu la chance d’être associé au projet d’édition française. Dans sa belle préface pour le public francophone Stanley Payne écrit : « Le livre de Paul Gottfried est la meilleure et la plus vaste étude interprétative du fascisme qui ait vu le jour au cours de la dernière décennie de ce siècle ». Qu’il me soit permis de rectifier juste quelques mots pour dire de manière que je crois encore plus précise : « qui ait vu le jour depuis un quart de siècle ».
Arnaud Imatz
Note : Un mot sur les polémiques franco-françaises autour des « origines françaises » du fascisme. Selon la thèse développée pendant plus de quarante ans par l’historien israélien, Zeev Sternhell (qui fut un sioniste-socialiste dans sa jeunesse puis un militant social-démocrate influencé par Habermas), la France aurait été le laboratoire du proto-fascisme et du fascisme au tournant des XIXe et XXe siècles. Elle aurait ensuite connu une véritable « imprégnation fasciste » dans les années 1930, ce qui l’aurait conduit finalement au régime de Vichy, parfaite réalisation du fascisme. Obsédé par une vision de l’histoire des idées binaire opposant les héritiers des Lumières à leurs adversaires, Sternhell a grossi exagérément l’influence de quelques mouvements politico-culturels et d’une poignée de figures intellectuelles célèbres. À l’inverse de ce qu’il laisse entendre, il y a une différence considérable entre des mouvements nationalistes et autoritaires, qui préconisent une réforme de l’État dans le sens d’un renforcement de l’exécutif, et une organisation fasciste qui poursuit son renversement révolutionnaire ou qui aspire à un profond bouleversement des structures sociales. Raymond Aron, Michel Winock, Serge Berstein et bien d’autres historiens et politologues, ont démontré les amalgames et le caractère manichéen des travaux de Sternhell, lesquels relèvent, en dépit d’intuitions précoces très stimulantes, davantage d’une forme de militantisme antifasciste que de l’histoire des idées rigoureuse.
Paul Gottfried, Fascisme, histoire d’un concept, L’Artilleur, 2021, 464 pages, 23 €.
Arnaud Imatz, historien et politologue, grand connaisseur de l’Espagne, a notamment publié José Antonio et la Phalange espagnole et La Guerre d’Espagne revisitée. Dernier livre paru : Droite/gauche, pour sortir de l’équivoque (Pierre-Guillaume de Roux, 2016).
© LA NEF n°336 Mai 2021 (version longue de l’article publié dans ce numéro)