Austerlitz - Gérard (1810) © Wikimedia

Faut-il commémorer Napoléon ?

Les adeptes du « décolonialisme » se sont offusqués que l’on puisse commémorer le bicentenaire de Napoléon, coupable d’avoir rétabli l’esclavage dans les colonies. C’est une vision anachronique stupide qui ne tient pas compte de la complexité de l’histoire. Assurément, l’Empereur est une figure historique de premier plan comme il y en a peu dans l’histoire, et il est tout simplement impossible de ne pas réfléchir à ce que fut son règne. Nous remercions vivement Patrice Gueniffey pour cette réflexion de haut vol.

Ce n’est pas d’hier que Napoléon nourrit la controverse. On peut y voir la récompense de la place qu’il tient dans notre histoire. Personne ne s’intéresse aux obscurs ou à ceux qui n’ont rien accompli de notable. Qui, dans cinq ans, se souviendra encore de Jacques Chirac ? L’Empereur des Français ne laisse pas indifférent. Les royalistes lui ont longtemps reproché l’exécution du duc d’Enghien, les républicains la suppression de la plupart des libertés politiques et le reniement d’un certain nombre d’acquis révolutionnaires, les patriotes d’avoir – même involontairement – aidé à l’unification de l’Allemagne et, surtout, d’avoir finalement perdu les conquêtes territoriales de la Révolution. Les partisans du grand homme ne sont pas en reste. La colonne des plus équilibre celle des moins. N’a-t-il pas mis fin à dix années de déchirements franco-français, créé des institutions civiles, administratives ou judiciaires qui ont profondément changé la physionomie de la France, et pour la plupart si bien conçues qu’elles subsistent deux cents ans plus tard ? N’a-t-il pas réglementé l’exercice de la liberté des cultes, apaisé les querelles religieuses et émancipé les Juifs ? N’a-t-il pas porté haut et loin le nom de la France et donné aux Français, si prompts à se dénigrer, des raisons d’être fiers d’eux-mêmes ? Son épopée n’a-t-elle pas, pendant plus d’un siècle, inspiré peintres, écrivains et compositeurs rêvant de laisser une empreinte aussi profonde et indélébile que la sienne ? Ce n’est pas rien. Les motifs ne manquent pas de commémorer Napoléon.
Tels étaient les termes classiques du débat. Aujourd’hui, la contestation des célébrations repose sur un réquisitoire très appauvri puisqu’il s’appuie exclusivement sur la décision prise en 1802 de rétablir l’esclavage dans celles des colonies françaises où l’abolition solennellement proclamée par la Convention en 1794 avait été suivie d’effet. Où sont passés les autres griefs ? L’affaiblissement de la France, le coût humain des guerres, le despotisme ? C’est un mauvais vent qui souffle d’Amérique, porteur d’idées du reste françaises, puisque nous pourrions nous enorgueillir d’avoir été les premiers promoteurs, depuis Dada jusqu’à Foucault et Deleuze, de l’auto-flagellation et de la mauvaise conscience occidentales. Napoléon y perd sa première place. N’a-t-il pas été précédé, dans cette volonté d’épuration de l’histoire au nom des principes d’une « morale » universelle, par Colbert ? J’ai appris que même Jules César n’échappait pas à la fureur iconoclaste des déboulonneurs de statues. Ni Churchill, ni Washington, ni même de Gaulle. À quand Jeanne d’Arc, pour cause de catholicisme, de royalisme et « d’anglophobie » ? Heureusement pour elle, elle était femme et n’a pas eu à combattre le Sarrasin. C’est bien toute l’histoire de toutes les vieilles nations européennes qui est sur la sellette, dans une volonté de table rase qui s’exprime selon des formes venues d’Amérique – autrement dit, proprement hystériques. Jusqu’où ira ce suicide de l’Occident ? On ne sait, puisque l’activisme des uns – fort peu nombreux – prospère, il faut bien l’avouer, sur la passivité et l’indifférence d’un continent épuisé et qui aspire peut-être à ne plus être. Trop de tragédies, trop de grandeur, trop d’efforts fatiguent.
Quoi de plus contraire à ces passions tristes de peuples corrompus par le double héritage du christianisme et de la démocratie que l’épopée napoléonienne, pleine de bruit et de fureur, qui stupéfia au premier chef les contemporains. Le XVIIIe siècle n’avait-il pas aspiré d’abord à la paix et aux douceurs du bonheur privé ? On dira que la Révolution avait, la première, brutalement rompu avec ces aspirations au règne du « doux commerce » qui remplacerait la dure logique des passions par celles, que l’on imaginait inoffensives, des intérêts ? Si la Révolution rendit Napoléon possible, elle ne l’explique pas. Son irruption fut semblable à celle de la chute d’une météorite. D’où venait-il, cet homme qui ressemblait si peu à ses contemporains que la comparaison s’imposait d’emblée avec les plus grands héros de l’Antiquité ? Nul n’aurait pu répondre à cette question. L’histoire, souvent, défie la raison.
Le mystère est d’autant plus épais que ce conquérant qui se voyait lui-même à dos d’éléphant, coiffé d’un turban et « un nouvel Alcoran en main », était aussi le plus rationnel des hommes. Son imagination était, certes, sans limite, mais comme il aimait à répéter, il était aussi fort capable de « mesurer ses rêveries au compas de la raison ».
S’il était par un côté l’héritier de l’imaginaire héroïque né de l’épopée d’Alexandre le Grand, il l’était de l’autre des esprits positifs qui, depuis des siècles, avaient servi l’État en France et, le servant, n’avaient cessé d’en accroître la puissance. Fils de la Renaissance ou de l’Antiquité pour ce qui est de ses rêves, il est le fils de Louis XIV et des grands serviteurs de la monarchie pour ce qui est des affaires domestiques.
Le rêveur s’accorde mal au prince, le conquérant au chef d’État. L’un appartient à un univers depuis longtemps révolu, celui des grands ravageurs et conquérants, l’autre à l’univers bourgeois, épris d’efficacité et de raison, protecteur des intérêts les plus prosaïques, alors en pleine ascension. Tamerlan par un côté, George Washington par l’autre. Il y en a pour tous les goûts. Les uns privilégient surtout la bataille des Pyramides, Austerlitz et Iéna, les autres la création de la Banque de France et le Code civil.

Le Consulat et l’Empire
Il est commode de diviser l’histoire de Napoléon en deux époques, celle du Consulat (1799-1804) et celle de l’Empire (1804-1814). Elles ne correspondent pas seulement à deux régimes différents, le premier encore un peu républicain, le second pas tout-à-fait monarchique, mais à deux époques. Dans la première, Bonaparte se consacre à la reconstruction de la France postrévolutionnaire et à sa réintégration dans le « concert européen ». Dans la seconde, il détourne son regard vers l’Europe et le monde, tout à son combat contre l’Angleterre et, peut-être, à l’assouvissement de rêves qui sont les siens sans être dans les intérêts de la France. Longtemps, même ses détracteurs les plus implacables auront reconnu les mérites de l’œuvre accomplie entre 1800 et 1804 : mise en place d’une administration centralisée, compétente et responsable, réforme judiciaire rompant avec les vices de l’Ancien Régime comme avec les lunes de l’idéologie révolutionnaire, création de la Banque de France et de la Caisse d’amortissement appelées à donner à l’État les instruments de crédit qui lui faisaient tant défaut, unification du droit civil et réforme du Code pénal… À cela, il faut ajouter la création des lycées, la réorganisation de l’Université et celle de l’Institut, une politique culturelle (musée du Louvre et musées de province), les premières caisses de retraite… La liste est si longue qu’on ne peut la donner ici. Et, fait rare dans l’histoire française, toutes ces réformes, bien conçues, mises en œuvre avec fermeté et sous le contrôle direct du chef de l’État, furent appelées à durer.
Mais ce ne sont là que les monuments durables de l’époque napoléonienne. Ne s’est-elle pas appliquée aussi à réparer les cicatrices visibles et invisibles de la Révolution ? D’un côté, la réparation des routes et des ponts, l’éradication du brigandage, la restauration des édifices endommagés ; de l’autre, la réconciliation (relative mais réelle) des ennemis d’hier et l’apaisement des passions politiques qui embrasaient le pays depuis 1789. S’il y eut des fautes et des erreurs – et il y en eut bien sûr – que pèsent-elles en comparaison de ces résultats ? Et je ne parle pas de la pacification religieuse, certainement la plus éclatante réussite du Premier consul qui dut, pour y parvenir, non seulement briser la résistance de ceux qui espéraient le rétablissement du catholicisme religion d’État et de ceux, plus nombreux encore, surtout dans son entourage, qui n’avaient pas encore abjuré l’anticléricalisme révolutionnaire.
Les plus sévères en conviennent : Bonaparte fut bien notre Washington. D’une main ferme – parfois lourde – il sut débrouiller le chaos, y mettre de l’ordre, dans le respect des réalités et des préjugés du temps, avec la volonté de gouverner au lieu de philosopher comme avaient pu le faire les révolutionnaires : « Le roman de la Révolution est terminé », avait-il prévenu. Il a tenu parole.

Questions autour de l’Empire
C’est à ce point que les avis divergent. Que n’a-t-il pas imité Washington et, comme celui-ci s’était retiré à Mount-Vernon après avoir accompagné les premiers pas de la République américaine, que n’a-t-il abdiqué le pouvoir et rejoint Joséphine à Malmaison ? Au lieu de cela, il a coiffé la couronne de Charlemagne et s’est engagé dans une guerre qui ne devait finir que par le désastre de Waterloo. Le gouvernant si mesuré et prudent avait-il été gagné par l’hybris, victime de ses succès et de sa puissance ? Assurément, tant de réussite ne peut pas ne pas avoir de conséquences. Il faut ici bien préciser les choses : Napoléon n’est pas le seul responsable de la guerre contre les Anglais qui devait embraser le continent. La preuve, elle avait commencé en 1756 et les guerres de l’époque napoléonienne n’en furent que la troisième et dernière manche. C’était un conflit pour la suprématie mondiale qui ne pouvait finir que par la défaite totale de l’un des deux belligérants. On dit que Napoléon ne voulait pas faire la paix. Il est vrai qu’il fit peu d’efforts en ce sens. C’est qu’il était trop confiant dans sa supériorité militaire. Il avait quelques raisons de l’être : ne fallut-il pas attendre la campagne de Russie, en 1812, pour le voir battu ? La guerre lui semblait la plus économique et la plus sûre des solutions. Mais les Anglais ? Voulurent-ils la paix ? Des trêves, certainement, en 1802, en 1807 et encore en 1810, le temps de reprendre leur souffle. Mais pour quelles raisons auraient-ils voulu s’asseoir à la table des négociations ? Ils savaient posséder sur la France un avantage décisif : leur marine. Ils savaient qu’ils auraient le dernier mot, tant la Révolution avait sapé la puissance militaire navale de la France. Aussi, ce que l’on reproche le plus à Napoléon dans ce domaine, les conquêtes, les batailles de plus en plus coûteuses en hommes, les annexions, ne furent que l’expression désespérée d’efforts titanesques pour renverser la logique des choses : vaincre sur le continent ces Anglais qu’on ne pouvait dominer sur mer.
Si Napoléon fut conquérant dans l’âme, il fut aussi, pour une bonne part, un conquérant empêché. Rien ne resta de l’Europe napoléonienne, si ce n’est le Code civil que ses armées emportaient à la pointe de la baïonnette. Ce n’est pas rien. Rien ne resta non plus du régime impérial. Tout cela disparut avec lui. Sa réinvention de la France demeura. Mais outre ce legs matériel si considérable, Napoléon laissa autre chose : une légende, une épopée sans pareille dans l’histoire contemporaine, parce qu’au lieu de s’alimenter à la source d’idéologies mortifères elle se nourrissait du souvenir des grandes heures de l’histoire européenne et s’abreuvait à la source des idéaux du siècle des Lumières. Si, pour ce qui concerne la France, Napoléon inaugure son histoire contemporaine, pour ce qui concerne l’Europe il est le dernier représentant de l’âge classique. Il est le chaînon manquant qui permet de lier l’ordre aristocratique d’hier à l’ordre démocratique d’aujourd’hui. Comment, après cela, imaginer même de ne pas commémorer le bicentenaire de sa disparition et, même, ne pas crier « Vive l’Empereur » ? Serions-nous plus exigeants qu’un génie comme Hegel qui, un jour de 1806, vit passer devant lui, dans les rues d’Iéna, « l’esprit du monde à cheval » ?

Patrice Gueniffey

Patrice Gueniffey, l’un des meilleurs connaisseurs contemporains de la Révolution et de l’Empire, a notamment publié Histoire de la Révolution et de l’Empire (Perrin, 2011) et Bonaparte (1769-1802) (Gallimard, 2013).

© LA NEF n°336 Mai 2021